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Quinet, Œuvres complètes/Napoléon/Le Désert

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Napoléon/Le Désert
Prométhée, Napoléon et Les EsclavesPagnerre, Libraire-éditeurŒuvres complètes, Tome 7 (p. 212-217).

XVII

LE DÉSERT


 
Du côté d’Embabeh la terre a fait silence !
Le chacal a hurlé ; le dattier se balance
Sur sa tige ridée. Au bord de l’Orient
Les tombeaux ont parlé. Dans ses citernes vides,
Le désert avait soif au pied des pyramides ;
Et le désert a bu son outre de géant.


L’Orient ! L’Orient ! Le monde des tempêtes,
La terre aux vastes cieux, la terre des prophètes,
Sous les pas d’un seul homme, ainsi qu’un souvenir,
Au loin a tressailli. Sinaï se réveille ;
Et l’insecte au désert passe et prête l’oreille
Pour entendre germer les peuples à venir.
Le clairon d’Occident, de la terre promise,
A chassé l’antilope aux sources de Moïse.
Le Jourdain s’en émeut ; et le coursier de Job,
Sous le cèdre d’Aram secouant sa poussière,
Quand il a reconnu la fanfare guerrière,
A dit encore : " Allons au-devant de Jacob ! "
De Tyr sous ses naseaux la gloire s’est tarie.
Le glaive de Lodi, qui frappe la Syrie,
Des prophètes hébreux a brisé les tombeaux.
Les jours qu’ils ont prédits, ainsi qu’une fumée,
S’exhalent triomphants de leur cendre embaumée.
L’aiglon de Rivoli disperse au loin leurs os.
Après son long travail, comme un bœuf à l’étable,
Les sphinx, sans leur berger, endormis dans le sable,
Ont relevé la tête au désert d’Aboukir.
Puis, voyant le retour des soldats de Cambyse,
Et des jours oubliés l’énigme qui se brise,
Sur la plage ils cherchaient le nom de l’avenir.
Puis, au loin, entendez ! La sentinelle appelle !
Et plus loin les cités qu’habite la gazelle,
Les puissants dieux de bronze, ou de pierre, ou de bois,
Et tous les peuples morts qui, dormant dans l’argile,

Font germer l’aloës en leur urne fragile,
Comme un souffle du soir répondent à sa voix.

L’Asie a salué la bannière d’Arcole ;
Un homme a fait un signe. Au bruit de sa parole,
L’ibis de pharaon abandonne son nid.
Le temple s’est caché sous sa voûte croulante.
Pour faire entrer plus vite en ses murs l’épouvante,
Thèbe brise au désert ses portes de granit.
Comme des lionceaux, le front penché vers terre,
Haletants, les canons ont léché la poussière
Des belles oasis. Au bord des puits lointains,
Le sabre de Kléber, baigné dans le mirage,
A du palmier d’Oreb cherché le noir ombrage ;
Et la terre attendait, aride, ses destins.
C’était l’heure du jour où le dattier sommeille,
Où le désert s’endort en sa vide merveille,
Où la fourmi s’abrite à la place des dieux
Dans le temple gisant ; où la nuit étincelle ;
Où l’autour a plié son long cou sous son aile ;
Et la terre aspirait le calice des cieux.
Or celui dont l’épée, ainsi qu’une autre aurore,
Quand elle brille au Nil resplendit au Bosphore,
Du sommeil des vivants ne dormait déjà plus.
Son œil, ardent charbon que le simoün attise,
Luisait dans son foyer ; et son front sous la brise
Comme toi pâlissait, neige du mont Taurus.
Comme toi, noir nuage au flanc de la Syrie,
Ses noirs cheveux pendaient sur sa joue amaigrie.


Puis il entre au chemin où le désert l’attend.
Il s’avance ; il revient ; il se hâte ; il s’arrête ;
Les bras sur la poitrine, et secouant la tête,
Il se parle tout bas ; et la terre l’entend.
" Entrons seuls, ô mon âme ! Ainsi qu’en notre gîte,
En ce désert de sable où mon destin s’agite.
Pour un moment laissons en arrière de nous
Ce bruit que fait un nom, et le monde à genoux.
Ainsi qu’un vêtement qui nous gêne et nous pèse
Quittons là notre gloire et luttons à notre aise.
Et d’abord dis-le-moi : pour que mes ennemis
Soient d’un souffle à mes pieds renversés et soumis,
Que suis-je donc moi-même ? Un homme ou plus qu’un homme ?
Un prophète ? Un devin ? Ce que le monde nomme
Un demi-dieu, je crois, qui se fait son autel
De son propre débris pour un jour immortel ?
Peut-être plus encor. Le sais-tu, ce mystère,
Jupiter Ammon ? Dieu de sable et de poussière,
Qu’en ce lieu ce désert a vu naître et mourir,
Suis-je un dieu comme toi, comme toi pour périr,
Ou ton fils Alexandre, avec sa renommée,
Qui revient en sa force et cherche ta fumée ?
À cette heure le monde a perdu son chemin.
Il faudrait dans sa nuit le mener par la main.
Depuis qu’en cet endroit où chaque pas s’efface,
Caché dans ma pensée, il ne voit plus ma trace,
En pleurant il s’en va du Rhin jusques au Nil
Se mendier un maître, et crie : " Où donc est-il ? "

Voici l’heure qui sonne, heure immense, infinie !
Debout donc, ma fortune ; et debout, mon génie !
Ici, dans l’oasis regarde autour de toi
Si quelqu’un n’a pas dit : " C’est toi qui seras roi ! "
Dans l’oasis ? Non pas ! Va. Regarde en toi-même
Si tu n’y verras pas luire ton diadème.
Ah ! Oui, dans ma pensée ainsi qu’en un palais
J’ai couronné mon rêve élevé sous le dais.
J’ai vu là se dresser dans les flots du mirage
Mon fantôme de gloire et son altier naufrage ;
Et cette voix qui gronde en mon cœur et s’éteint,
C’est donc là cette voix qu’ils appellent destin !…
Mais, je le veux encore ; je poursuis ma victoire.
M’y voici ! J’ai gravi la cime de l’histoire.
Où ce chemin va-t-il quand on y met le pied ?
Redescend-on jamais par le même sentier ?
Est-il un seul endroit où le désir s’arrête,
Et dise : " C’est assez ! Je suis là sur le faîte ? "
Et puis, le lendemain, roi, consul, empereur,
Charlemagne ou Cromwell, doge ou lord protecteur,
De quel mot appeler ce géant de conquête
Qui dépasse le monde et les cieux de la tête ?
La servitude a pris tant de noms pour briller !
De quel masque nouveau la pourrais-je habiller ?
Deux mondes sont ici qu’en tout je vois paraître ;
Ou Brutus, ou César, lequel vaut-il mieux être ?
C’est là tout le débat. Brutus, homme de bien ;
César, âme du monde : il en est le lien.

César n’a point d’égal ; Brutus n’a point de vices.
Qu’en penses-tu, mon âme ? Il faut que tu choisisses.
Brutus est la victime et meurt avec sa foi ;
César est le tyran et fait vivre sa loi.
Brutus est la vertu ; César est la puissance.
Mon âme, achève donc, et quitte la balance.
Brutus est le mortel qui survit par hasard ;
César le dieu sur terre… Ah ! Je serai César.