Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/L’ouragan

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L’OURAGAN.


À diverses reprises, et sur plusieurs points de notre pays, on a eu à souffrir d’ouragans terribles dont quelques-uns, après avoir parcouru les États-Unis dans presque toute leur étendue, ont laissé, de leur passage, des impressions assez profondes pour qu’on ne les ait pas facilement oubliées. Témoin moi-même d’un de ces redoutables phénomènes que j’ai pu contempler dans toute sa grandeur, j’essaierai pour votre sauvegarde, cher lecteur, oui, uniquement pour votre sauvegarde, de décrire, telle que je me la rappelle, cette étonnante révolution de l’élément aérien dont, maintenant encore, le souvenir me cause une sensation si pénible, qu’il me semble que, sur le coup, tout mon sang se glace dans mes veines.

Un jour je m’en revenais de Henderson, situé sur les rives de l’Ohio, par un temps agréable, mais pas plus chaud, si j’ai bonne mémoire, qu’il ne l’est d’ordinaire à l’époque de l’année où l’on se trouvait alors. Mon cheval s’en allait doucement son petit train, et mes pensées, pour cette fois du moins dans le cours de ma vie, étaient tout entières absorbées par des spéculations commerciales. J’avais franchi à gué la crique des Highlands, et j’étais sur le point de m’engager sur une étendue de terrain déprimé, formant vallée, entre cette dernière crique et une autre dite la crique du Canot, lorsque soudain je m’aperçus que le ciel avait entièrement changé d’aspect ; un air épais et lourd pesait sur la contrée, et pendant un moment je m’attendis à un tremblement de terre. Mon cheval toutefois ne manifestait aucun désir ni de s’arrêter, ni de se prémunir contre l’imminence d’un tel péril, et j’étais presque arrivé à la limite de la vallée. Enfin, je me décidai à faire halte au bord d’un ruisseau, et je descendis pour apaiser la soif qui me tourmentait.

Je m’étais mis sur mes genoux, et mes lèvres touchaient à l’eau… Tout à coup, penché comme je l’étais vers la terre, j’entendis un sourd, un lointain mugissement d’une nature très extraordinaire. Je bus cependant ; et au moment où je me remettais sur mes pieds, regardant vers le sud-ouest, j’y observai comme un nuage ovale et jaunâtre dont l’apparence était tout à fait nouvelle pour moi. Mais je n’eus pas grand temps pour l’examiner, car presque au même instant un vent impétueux commença d’agiter les plus hauts arbres. Bientôt il se déchaîna avec fureur, et déjà je voyais les menues branches et les rameaux au loin chassés vers la terre. En moins de deux minutes, toute la forêt se tordait devant moi, d’une manière effrayante. Çà et là, quand un arbre était trop pressé contre un autre, on entendait un bruit de craquement semblable à celui que produisent les violentes rafales qui parfois rasent la surface du sol. M’étant instinctivement tourné dans la direction d’où soufflait le vent, je vis avec stupéfaction les plus nobles arbres de la forêt courbant un moment leur tête majestueuse, puis, incapables de résister à la tourmente, tombant, ou plutôt volant en éclats. D’abord, c’était un bruit de branches qui se cassaient ; puis, avec fracas, se brisait le haut des troncs massifs ; et dans beaucoup d’endroits, des arbres entiers, d’une taille gigantesque, étaient précipités tout d’une pièce sur la terre. Si rapide fut la marche de l’ouragan, qu’avant même que j’eusse songé à prendre des mesures pour ma sûreté, il était passé à l’opposite de l’endroit où je me tenais. Jamais je n’oublierai le spectacle qui, à ce moment, me fut offert : je voyais la cime des arbres s’agiter de la façon la plus étrange, tourbillonnant au centre de la tempête, dont le courant entraînait pêle-mêle une telle masse de branches et de feuillage, que la vue en était totalement obscurcie. On voyait les plus gros arbres ployés et tordus, sous l’effort du vent ; d’autres, d’un seul coup, rompus en deux, et plusieurs, après quelques moments de résistance, déracinés et bientôt jonchant la terre. Toute cette masse de branchages, de feuilles et de poussière soulevée dans les airs, tournoyait, emportée comme une nuée de plumes ; et quand elle était passée, on découvrait un large espace rempli d’arbres renversés, de tiges dépouillées et de monceaux d’informes débris qui marquaient la trace de la trombe. Cet espace avait environ un quart de mille de largeur, et représentait assez bien à mon imagination le lit desséché du Mississipi, avec ses milliers de grosses souches et de troncs étendus sur le sable, enchevêtrés l’un dans l’autre et inclinés en tous sens. Quant à l’horrible fracas que j’entendais, il ressemblait à celui que font les grandes cataractes du Niagara ; et comme on eût dit un effroyable hurlement suivant en quelque sorte à la piste les ravages de la tempête, il produisait sur mon esprit une impression que je ne peux décrire.

Cependant la plus grande furie de l’ouragan était passée ; mais des millions de brindilles et de rameaux, poussés jusque-là d’une distance considérable, continuaient à se précipiter dans la trouée faite par la trombe, comme attirés en avant par quelque mystérieux pouvoir ; et plusieurs heures après ils flottaient encore dans les airs, où l’on eût dit qu’ils étaient soutenus par la masse épaisse de poussière chassée d’en bas bien loin au-dessus de la terre. Le ciel était maintenant d’un verdâtre livide, et une odeur sulfureuse extrêmement désagréable remplissait l’atmosphère. J’attendais stupéfait, mais n’ayant à proprement parler souffert aucun mal, que la nature eût enfin repris son aspect accoutumé. Pendant quelques instants je restai indécis si je devais retourner à Morgantown, ou bien essayer de me frayer un passage à travers les ruines qui me barraient le chemin. Mais comme mes affaires pressaient, je m’aventurai sur les pas de la tempête, et après des efforts inouïs je parvins à m’en tirer : j’étais obligé de conduire mon cheval par la bride, pour lui faire franchir les monceaux d’arbres, tandis que moi, je me cramponnais par-dessus, ou rampais par-dessous, du mieux que je pouvais ; par moments si bien empêtré au milieu des cimes brisées et du fouillis des branches, que je croyais véritablement y rester.

Quand je fus arrivé chez moi, je racontai ce que j’avais vu ; et à ma grande surprise, on me dit que dans le voisinage on n’avait ressenti que très peu de vent, bien que dans les rues et les jardins on eût vu tomber beaucoup de grosses et de petites branches, sans pouvoir se rendre compte d’où elles venaient.

Après le désastre, il circula dans le pays plusieurs récits effrayants : entre autres, on disait que nombre de maisons de bois avaient été renversées de fond en comble et leurs habitants détruits, qu’une personne avait trouvé une vache enfoncée entre deux branches d’un gros arbre à moitié brisé… Mais comme je ne veux rapporter que ce que j’ai vu de mes propres yeux, et non vous égarer au pays des fables, je me contenterai de dire qu’un dommage énorme fut causé par cet épouvantable fléau. Aujourd’hui encore la vallée n’est plus qu’un lieu désolé, encombré de ronces et de broussailles se mêlant aux cimes et aux troncs des arbres dont la terre est jonchée, et où se réfugient les animaux de rapine, lorsqu’ils sont poursuivis par l’homme ou qu’ils viennent de marauder sur les fermes des environs.

Depuis lors, j’ai traversé le chemin parcouru par la trombe : une première fois, à la distance de deux cents milles du lieu où j’avais été témoin de toute sa fureur ; une autre fois, à quatre cents milles plus loin, dans l’État d’Ohio ; récemment enfin, à trois cents milles au delà, j’ai observé les traces de son passage sur les sommets des montagnes qui font suite aux grandes forêts de pins de la Pensylvanie ; et sur tous ces différents points, elles ne m’ont pas paru excéder en largeur un quart de mille.