Soliloques sceptiques/Soliloque VIII

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HUITIÉME SOLILOQUE.


L
A beauté, qui paſſe pour la plus aimable choſe qui ſe puiſſe voir, & qui appelle tout le monde à ſoi, καλὸν παρὰ τὸ καλεῖν, nous fournira vn bel exemple de ce divers enviſagement. Les charmes de la beauté ſont tels, qu’elle ſe rend maiſtreſſe des ſages les plus moderez, & des conquerans les plus invincibles. C’eſt ce qui la fit nommer à Socrate, vne tyrannie de peu de temps ; ce qui obligea Platon de ſouſtenir qu’il n’y avoit rien de beau, qui ne fuſt encore bon ; & ce qui a contraint Ariſtote d’écrire que cette beauté portoit avec elle plus de recommandation, que quelque lettre de faveur qu’on puſt obtenir, παντὸς ἐπιστολίου συστατικώτερον. Et veritablement elle donna lieu aux premieres Monarchies du ſiecle d’or, les peuples obeïſſant volontairement ; de ſorte qu’alors on ne voioit point de rebelles qui ne fuſſent aveugles. Encore aujourd’huy toutes les conditions de la vie cherchent dans la beauté ce qui les doit faire eſtimer. Le Soldat met ſa gloire à poſſéder vn beau cheval, & des armes bien polies. Un Peintre n’eſt en reputation, que par la beauté de ſes tableaux ; ni vn Orateur que par celle de ſes periodes. Or ce n’eſt pas merveille que noſtre humanité conſidere ſi fort vn agreable aſpect, veu que la beauté du corps qui ſe voit, eſt ordinairement l’image de l’eſprit qui l’informe ; les perfections internes engendrant les externes, juſques aus pierreries, dont l’éclat procede de la juſte mixtion des elemens au dedans. Cependant à cauſe de l’infidelle compagnie qui ſe trouve entre la vertu & la beauté, raram facit mixturam cum ſapientia forma, beaucoup de gens ont dreſſé de grandes invectives contre la derniere, qui ſe fait principalement eſtimer lors que le ſexe feminin s’en peut prévaloir. Car pour les hommes ils doivent prendre ailleurs leur avantage ; ce qui a fait dire à l’Eccleſiaſtique[1] : Non laudes virum in facie ſua, nec ſpernas hominem in viſu ſuo. Et la reflexion de Galien me ſemble fort juſte, qu’Homere n’ayant parlé qu’vne fois de Nirée comme du plus beau des Princes Grecs, il a voulu donner à comprendre que les beaux hommes ne ſont preſque bons à rien. C’eſt contre les belles Dames que la Satyre s’exerce ici, comme s’il n’y avoit que les laides qui puſſent ſe garantir du vice, caſta quam nemo rogavit. Encore voudroit-on rendre injuſtement la pudicité de celles-cy meſpriſable, par cette mauvaiſe raiſon, que leur ame n’a pas toûjours eſté chaſte, dans vne volonté corrompuë : Quæ malam faciem habent ſæpius pudicæ ſunt, non animus illis deeſt, ſed corruptor, comme en parle Seneque dans vne de ſes Controverſes. Je me ſouviens de la raillerie de celuy qui diſoit d’vne fille peu aimable, que Dieu pour la ſauver avoit mis ſon ame en ſauveté, dans vn corps que perſonne ne pouvoit aimer. On ne ſçauroit nier à l’égard des belles, que leur humeur ſuperbe ne les faſſe parfois haïr. Car comme l’avouë Ovide, leur plus grand amy[2],

Faſtus ineſt pulchris, ſequiturque ſuperbia formam.

Et neantmoins l’on peut dire à la plus agreable de toutes, quid excolis formam ? cùm omnia feceris, à multis animalibus decore vinceris[3]. Il eſt impoſſible, dit Diodore Sicilien[4], d’avoir jamais autant de beauté, que cét animal à qui elle a fait donner le nom de Cepus, κῆπος, parce que la veuë de tous les jardins ne peut réjouïr ni ſatisfaire comme la ſienne. Ce ſont neantmoins des beautez d’vn ordre ſi different, que j’ay de la peine à ſouffrir cette comparaiſon.

☙❧
  1. c. 11.
  2. l. 1, Faſt..
  3. Sen. ep. vlt.
  4. l. 3