Tolstoï et les Doukhobors/VI

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VI

LES PERSÉCUTIONS CONTRE LES CHRÉTIENS
EN RUSSIE EN 1895


« S’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront aussi. »
(Jean, xv, 20.)


Cet été, nous avons reçu du Caucase la nouvelle de persécutions infligées à des hommes de ce pays, des sectaires, connus sous le nom de Doukhobors. On a écrit qu’ils ont été massacrés par les Cosaques, que quatre d’entre eux ont été tués pendant ces massacres, que des femmes ont été violées et que des villages entiers de mille âmes ont été ruinés, détruits.

Quelques renseignements au sujet de ces persécutions ont pénétré dans les journaux russes, sous la censure, et n’ont pas été démentis par le gouvernement. En l’absence d’une presse libre en Russie, on ne pouvait savoir ce qui était vrai ou non. Pour connaître la vérité, je me suis décidé à partir au Caucase, au lieu même des événements.

N’étant pas parti pour me promener, j’arrivai rapidement, sans arrêt. De Tiflis, par chemin de fer, je suis allé dans la direction de Bakou jusqu’à la station Ievlakh, et de là, à cheval, de nouveau au Nord, jusqu’au pied de l’un des sommets principaux du Caucase, à la ville de Noukha, l’un des lieux de déportation des sectaires russes, où j’espérais recevoir des renseignements détaillés sur la vraie situation des Doukhobors. Ayant appris à Noukha que les Doukhobors sont maintenant installés dans le district de Signach, je m’y suis rendu, et là, pendant mon séjour, j’ai vu beaucoup de Doukhobors, j’ai causé avec eux, et j’ai eu connaissance des détails qui sont racontés dans cette notice. Mais avant de dire ce que j’ai appris dans mon enquête sur les Doukhobors, je dois raconter ce que je savais et ce que j’ai su là, de l’origine, des croyances et de l’organisation de ces sectaires.

La secte des Doukhobors parut en Russie au milieu du XVIIIe siècle, et, maintes fois, pendant ce siècle, les Doukhobors subirent les persécutions et l’exil. Au commencement du XIXe siècle, ils s’installèrent dans la province de Tauride, et dans les années 40, par un décret de l’empereur Nicolas Ier, ils furent déportés aux provinces transcaucasiennes, et ils s’établirent dans la province de Tiflis, au district Akhalkalak, au lieu dit Montagnes-Mouillées, endroit malsain, rocailleux, à une altitude de 5060 pieds, et où la culture de l’orge est à peine possible.

Malgré les mauvaises conditions dans lesquelles se trouvait placée la colonie des Doukhobors, elle devint bientôt florissante, et une partie des Doukhobors dut émigrer dans la province d’Elisavetpol, une autre partie dans la province nouvellement conquise de Karsk.

Je n’exposerai pas en détails la doctrine religieuse des Doukhobors, mais voici quelles en sont les bases principales, d’après les conversations que j’ai eues avec les Doukhobors et d’après le meilleur livre relatif à leur doctrine : Les Doukhobors, leur histoire et leur doctrine, par Oreste Novitsky, 2e édit., 1882. Ce livre est autorisé par la censure.

« Les Doukhobors ne donnent pas une très grande importance au Christ, comme personnage historique ; il représente seulement l’image de ce que fait, dans l’âme de chaque Doukhobor, l’Esprit divin ou le Verbe. Les Doukhobors reconnaissent l’incarnation du Christ, ses actes, sa doctrine, ses souffrances, mais tout cela au sens spirituel, et ils affirment que le Christ doit se concevoir en nous, et en nous naître, grandir, enseigner, souffrir, mourir, ressusciter et monter au ciel.

« En se donnant à Dieu par l’esprit, les Doukhobors affirment unanimement que l’Église extérieure et tout ce qui se passe en elle, tout ce qui s’y rapporte n’a pour eux aucun sens, et n’est d’aucun profit. — Aller à l’église, disaient les Doukhobors de Tamboff, notre conscience ne le demande pas, et n’attend pas la sainteté de l’Église qui est mortelle et non éternelle.» Puisque, selon leur conception, la divinité est dans l’âme de chacun, en chacun doit être aussi l’église pour cette divinité. « Mon église — dit le cathéchisme des Doukhobors — n’est pas construite sur les monts, pas avec du bois ou des pierres, mais chez moi, dans mon âme. » Là où deux ou trois sont réunis au nom du Christ, il y a une église. Répudiant l’Église extérieure, les Doukhobors n’ont nul besoin de ses mystères et de ses rites. Les icônes, ou, comme les Doukhobors les appellent, les symboles, ne sont pas tenus, par eux, pour sacrés et n’ont aucune importance. Dans l’un des psaumes des Doukhobors il est dit : « Nous ne saluons pas les images faites par les mains, nous ne voyons pas en elles la sainteté ; nous saluons l’image précieuse qui brille en nous. »

« Ils respectent les Saints, mais ne les prient pas, et n’invoquent pas leur aide, parce que ceux-ci n’ont agi envers Dieu que pour eux-mêmes ; de même les Doukhobors ne prient pas pour le salut des autres, car chacun ne peut prier que pour lui-même. À la naissance de l’enfant, on lui donne un nom chrétien sans aucune prière. Ils ne prient Dieu en commun qu’à certains jours de l’année ; ils ont quelques réunions pieuses au cours desquelles ils lisent leurs psaumes ou chantent des hymnes. »

Après chacune de ces réunions, les Doukhobors se saluent l’un l’autre, par le baiser et le signe de tête, pour exprimer l’adoration de l’esprit divin qui est en l’homme.

Les Doukhobors reconnaissent les Saintes Écritures comme d’origine divine, mais elles ne servent pas de base à leur doctrine religieuse. « De l’ancien et du nouveau Testament, disent-ils, nous prenons seulement l’utile. » C’est pour eux la doctrine morale. Ils rejettent ou tâchent d’expliquer dans un sens occulte, mystérieux, tout ce qui, dans les Saintes Écritures, ne correspond pas à leur façon de penser. Ainsi, ils attachent assez peu d’importance aux Écritures.

« La doctrine religieuse des Doukhobors est surtout basée sur la tradition. Cette tradition, transmise de père en fils, s’appelle chez les Doukhobors : Le livre de la vie. Elle s’appelle ainsi parce qu’elle est dans leur cœur et dans leur mémoire en opposition à notre Bible qui, selon eux, est lettre morte. Le livre de la vie est composé de ce que les Doukhobors appellent les psaumes. Ces psaumes ne sont eux-mêmes, en partie, que des versets tirés des deux Testaments, d’autres sont composés par les Doukhobors. Le livre de la vie compte une immense quantité de psaumes ; quelques-uns sont de création assez récente, et leur nombre s’accroît sans cesse. Aussi est-il impossible à un Doukhobor de les savoir tous, chacun en sait une partie, et pour connaître le Livre de la vie tout entier, il ne faudrait pas interroger un seul Doukhobor, mais tout le peuple parmi lequel il est dispersé. Pour reconstituer au complet Le livre de la vie, il faut pour ainsi dire faire l’addition des mémoires et des cœurs des Doukhobors. Ce livre est partiellement transmis de père en fils, verbalement, et il ne peut disparaître, même avec la fin du monde, puisque l’âme immortelle ne peut périr, plutôt se perdra notre Bible, le livre périssable, mortel ; c’est-à-dire que les paroles divines se perdront, comme cela s’est déjà produit dans l’exposé infidèle des évangélistes pour le sermon de Jésus-Christ, et par beaucoup d’erreurs introduites dans la Bible, grâce à la traduction inexacte de la langue dans laquelle se sont exprimés les prophètes, le Christ et les Apôtres. »

Les conceptions morales des Doukhobors sont les suivantes : tous les hommes sont égaux, et les distinctions extérieures n’ont aucune valeur. Les Doukhobors ont transporté sur les autorités gouvernementales cette idée de l’égalité. Les fils de Dieu, disent-ils, doivent faire eux-mêmes ce qu’il faut, sans contrainte, et, par suite, les autorités sont inutiles. Il ne doit exister sur terre aucun pouvoir ni spirituel, ni civil, parce que tous les hommes sont égaux et également soumis à la tentation des péchés. C’est pourquoi les Doukhobors ne se soumettent pas au pouvoir établi, sans toutefois se révolter contre lui. S’ils le respectent, c’est extérieurement, mais entre eux ils considèrent la soumission au gouvernement monarchique, et encore plus son existence, comme contraire à leurs principes.

Les tribunaux ne sont pas nécessaires aux enfants de Dieu. « Pourquoi faut-il des tribunaux, — disent-ils — à celui qui ne veut lui-même outrager personne ? » Le serment n’est pas permis, c’est pourquoi ils refusent de prêter serment en n’importe quelle occasion, et en particulier lors du recrutement. Ils ont pensé aussi qu’il ne leur était pas possible de porter les armes et de se battre contre l’ennemi, et ils l’ont mis en pratique au cours de la première guerre contre les Turcs : près de Perecop, tout le régiment de Vologotsk, formé de Doukhobors, jeta les armes.

Dans leurs relations sociales, ils sont doux, polis et un peu solennels. Ils mènent une vie laborieuse et honnête et sont remarquables par leur haute taille, leur force, leur beauté physique. Dans la vie de famille des Doukhobors, les relations entre parents et enfants sont également dignes d’attention. Les Doukhobors n’appellent pas père et mère ceux qui leur ont donné la vie ; le père, s’il est jeune, s’appelle tout simplement par son prénom : Ivan, par exemple, ou plus souvent le diminutif : Vania ; s’il est âgé : Staritchok (petit vieillard). Si la mère est jeune, les enfants l’appellent Niania (nou-nou) ; si elle est vieille : Starouchka (petite vieille). Ces noms ont chez eux leur sens simple, ordinaire : le père et la mère sont appelés petit vieux et petite vieille, parce qu’ils prennent souci, staraioutsa d’où Staritchok, ou sont obligés de se soucier du bonheur de leurs enfants, et niania parce qu’ordinairement la mère allaite ses enfants. Les parents ne disent jamais de leurs enfants « les miens », mais les « nôtres ». Les maris appellent leurs femmes « sœurs », et les femmes appellent leurs maris, « frères ».

La fraternité est extrêmement développée parmi les Doukhobors. Dans le village Gorelovka, du district Akalkalak, avec l’argent de toute la colonie, les Doukhobors avaient construit une grande maison de trois étages où étaient soignés les orphelins et les Doukhobors pauvres et malades, si bien que chez eux il n’y avait pas de mendiants. En dernier lieu, cette maison fut dirigée par Loukeria Vassilievna Kalmikova, veuve du précédent administrateur. Entre les mains de Loukeria Vassilievna se trouvaient tout le capital social et les divers biens. À sa mort, il y a environ treize ans, la gestion des biens, du capital social et de l’asile, devait être transmise au successeur qu’elle avait désigné elle-même de son vivant : Pierre Veriguine ; mais il n’y avait aucun document judiciaire confirmant ce droit. Le frère de Loukeria Vassilievna, Mr Goubanoff, déclara ses droits à l’héritage devant le juge de paix et hérita ainsi de tous les biens de la société. Cette injustice évidente causa une vive émotion parmi les Doukhobors qui se divisèrent en deux groupes ; l’un, le moins nombreux, auquel appartenait tout le village Gorelovka et une partie de la population des autres villages, défendait Goubanoff ; les autres Doukhobors du district d’Akalkalak et de la plupart des villages des provinces de Karsk et d’Elisavetpol, environ trois fois plus nombreux que ceux de l’autre groupe, soutenaient Pierre Veriguine ; le nombre total des Doukhobors du Caucase était d’à peu près 20.000.

Au commencement, le groupe le plus nombreux des Doukhobors essaya d’obtenir justice du gouvernement, et protesta par voie légale ; l’affaire fut traînée très longtemps d’une instance à l’autre, et, suivant les Doukhobors, grâce à des témoins vendus, le dernier jugement fut au profit de Goubanoff et de ses acolytes. Convaincus de l’iniquité de la décision, les Doukhobors résolurent d’agir eux-mêmes : ils réunirent un nouveau capital de 100.000 roubles, en égalisant les biens des riches et des pauvres, et confièrent la gestion de ce capital à Pierre Veriguine, autour duquel ils se serrèrent plus étroitement qu’avant.

Toute commune religieuse traverse d’ordinaire les phases suivantes : aussitôt que la Commune est formée, elle est en butte à des persécutions, et, dès que les persécutions cessent, elle retrouve rapidement le bien-être matériel ; mais en même temps qu’augmente ce bien-être, la conscience religieuse morale de la commune commence à faiblir ou du moins reste stationnaire. Ce fait est tout à fait contraire à ce qu’affirment les économistes très autorisés, qui croient que le niveau moral de la société est en pleine dépendance de son bien-être économique, et c’est celui qui se produisit avec les Doukhobors installés au Caucase. En s’enrichissant, ils commencèrent à se relâcher dans l’accomplissement des exigences morales de leurs lois ; ils cessèrent d’être sobres dans leur vie, ils commencèrent à fumer, à boire, à recourir aux tribunaux, et principalement, se soumirent aux exigences du gouvernement, contraires à leur croyance, et même prirent part au service militaire.

Mais l’affaire Goubanoff et l’iniquité du jugement des autorités réveillèrent les Doukhobors, et, sous l’influence de Pierre Veriguine et des meilleurs d’entre eux, ils revinrent à la pratique de leur croyance. Ils cessèrent de fumer, de boire du vin, de manger de la viande et commencèrent à partager leurs biens.

À ce moment, sur les dénonciations d’un petit groupe, Pierre Veriguine, qui était le principal auteur de la rénovation des Doukhobors, et avec lui quelques meilleurs hommes de leur commune étaient accusés de révolte et déportés à Kola et dans d’autres villes de la province d’Arkhangel. Cette mesure ne fit que rehausser, aux yeux de la commune, l’influence de Veriguine. Celui-ci, du lieu de sa déportation, continua à diriger le mouvement religieux parmi les Doukhobors, et le gouvernement en ayant eu connaissance, envoya Veriguine de la province d’Arkhangel, dans un des plus terribles endroits de la Sibérie : Obdorsk. Le transfert de Veriguine, d’Arkhangel en Sibérie, eut lieu pendant l’hiver 94-95 ; à Moscou, il vit son frère Vassili Veriguine et son cousin germain Vassili Veretchaguine (tous deux actuellement en prison) venus exprès du Caucase. De retour dans leur commune, ceux-ci transmirent, de la part de Pierre Veriguine, une proposition qu’adopta la majorité : refuser le serment, le service militaire et toute participation à la violence gouvernementale, et détruire toutes les armes.

De ce jour, les Doukhobors refusèrent de participer au service militaire. Le premier qui donna l’exemple fut Mathieu Lebediev, Doukhobor qui servait à Elisavetpol, dans le bataillon de réserve. Pour ses mérites, son honnêteté, son habileté, Lebediev avait été promu aux fonctions de sous-officier, malgré les règlements, puisque, selon la loi, les Doukhobors ne pouvaient qu’être simples soldats.

Le jour de Pâques de 1895 fut choisi pour le refus. Une particularité singulière de la doctrine des Doukhobors est celle-ci : bien qu’ils ne reconnaissent pas l’Église, ils observent les fêtes liturgiques, qu’ils interprètent symboliquement à leur façon ; ainsi le jour de Pâques étant, chez eux aussi, une fête, fut-il choisi exprès.

Selon la coutume, tout le bataillon devait aller à l’Église, puis ensuite participer à une parade religieuse. Les Doukhobors, comme sectaires, pouvaient ne pas aller à l’église, mais attendre à une certaine place et prendre part à la parade. Mathieu Lebediev déclara à ses coreligionnaires, qui servait dans le même bataillon que lui, qu’il ne fallait pas aller à la parade, puisqu’aujourd’hui même ils étaient décidés à ne plus servir. Les dix Doukhobors y consentirent et restèrent à la caserne. Quand, au cours de la parade, les chefs remarquèrent l’absence de Lebediev et de ses dix amis, ils les envoyèrent chercher par un soldat d’ordonnance. Celui-ci rapporta que les Doukhobors refusaient de se rendre à la parade ; alors on envoya vers eux un sous-officier. Arrivé près des Doukhobors, il se mit à menacer et à injurier Lebediev. Celui-ci déclara très simplement, « que lui et ses camarades ne sont pas allés à la parade, car ils ont décidé de ne plus servir, le service militaire leur semblant opposé à la doctrine du Christ qu’ils professent ». Mais malgré les injures et les menaces de punitions du sous-officier, Lebediev, pour confirmer sa décision, prit son fusil et le lui remit en renouvelant son refus. Le sous-officier, effrayé de cette décision, changea de ton, commença à demander pardon pour ses injures et exhorta Lebediev à réfléchir, et à revenir sur sa décision. Mais Lebediev fut inébranlable. Sur ces entrefaites, les troupes revinrent de la parade et l’acte de Lebediev fut porté à la connaissance des autorités. Les camarades de Lebediev, les Doukhobors appartenant à d’autres bataillons, furent aussitôt envoyés en divers postes ; on voulait les éloigner de Lebediev ; ne connaissant pas encore le refus de celui-ci, ils obéirent. Le chef de bataillon, qui aimait beaucoup Lebediev, fit tout son possible pour le convaincre : après la persuasion vinrent les menaces, mais elles n’eurent pas plus d’effet. Alors le chef de bataillon donna l’ordre de l’arrêter, et il fut conduit dans un cachot souterrain appelé « le fossé », où on le tint pendant neuf jours en ne lui donnant que du pain et de l’eau, et pas toujours en quantité suffisante. Pendant ce temps, les dix autres Doukhobors, en revenant du poste, et en apprenant que Lebediev avait jeté les armes et était en prison, remirent aussi leurs fusils au sous-officier et déclarèrent qu’ils refusaient de servir, parce que c’est contraire au service de Dieu et à la doctrine chrétienne.

Ils furent mis en prison, mais à part de Lebediev, et on évita soigneusement toute communication entre eux. Néanmoins, cet isolement ne fut pas obtenu, car tous les soldats étaient du côté des prisonniers, et ainsi, par ses conseils, Lebediev put soutenir le courage de ses frères spirituels.

L’affaire fut portée devant les tribunaux ; pendant l’instruction, on tâcha d’agir sur les Doukhobors par des menaces de mort, mais ils persistèrent dans leur refus. Ils s’étaient tellement habitués à la pensée de la mort, qu’ils furent tout surpris de l’arrêt qui leur conservait la vie. Le jugement avait eu lieu à Tiflis, le 16 juin ; les Doukhobors furent envoyés aux bataillons disciplinaires, Lebediev pour trois années, les autres pour deux. Le procureur du Conseil de guerre, mécontent de l’arrêt de la Cour, a fait appel à l’instance supérieure et l’affaire n’est pas encore finie ; personne ne sait quel sort attend ces hommes ; pour le moment, ils sont à la prison militaire de Tiflis. Je les y ai vus, mais très rapidement; ils sont tous très braves, ont l’air gai et bien portant, comme s’ils attendaient une fête.

Après ce cas, l’un après l’autre se succédèrent, de la part des Doukhobors, les refus de se soumettre au service militaire. Ainsi, dans la petite ville d’Olta, de la province de Karsk, sur la frontière turque, six soldats doukhobors refusèrent de servir : un à Karsk ; cinq à Akalkalaki; deux à Diligane. En outre, à Karsk, quatre soldats orthodoxes, gagnés par ces exemples, jetèrent aussi leurs armes, un orthodoxe fit de même à Tiflis et un autre à Mangli. Ces deux derniers refusèrent de servir après la réception des lettres de leurs parents, par lesquelles ceux-ci les prévenaient qu’ils professaient désormais la religion vraie des Doukhobors, qu’ils regardaient le service militaire comme un péché et qu’ils demandaient à leurs enfants de refuser de servir dès qu’ils apprendraient que des soldats doukhobors jettent leurs armes. C’est ce qu’ils firent. Tous ces hommes sont actuellement en prison.

Comment les autorités ont-elles accueilli les refus en d’autres endroits ?

Les Doukhobors le racontent comme il suit.

Les cinq hommes qui, à Akalkalaki, refusèrent de servir, furent conduits sur la place de la prison; là on les fit mettre en rang et des Cosaques s’approchèrent d’eux. On ordonna aux Cosaques de descendre de cheval et de charger leurs fusils. Voyant cela, les Doukhobors demandèrent la permission de prier ; on la leur accorda. Leur prière achevée, l’officier commanda : « En rang ! » et il les laissa ainsi quelques minutes ; les Doukhobors, tranquilles, attendaient le commandement « En joue ! » mais ordre fut donné aux Cosaques de poser les armes. On proposa ensuite aux Doukhobors de prendre les fusils et de continuer leur service; mais ils refusèrent ; alors il fut ordonné aux Cosaques de remonter sur leurs chevaux, de tirer leurs épées et de se précipiter sur les Doukhobors. Les Cosaques s’approchèrent et agitèrent leurs épées au-dessus des têtes des Doukhobors, comme pour les en frapper, mais ils ne les touchèrent pas. Les Doukhobors persistèrent dans leur décision, et on commença à les fouetter à coups de nogaïka.

J’ai appris que les autorités, à Karsk et à Elisavetpol, avaient agi de même ; mais ne tenant pas ces récits de source directe, je ne les répéterai pas ici.

Quand les Doukhobors refusent de servir, ils donnent brièvement la cause de leur refus. Voici les simples et courtes phrases, mais pleines de sens chrétien, par lesquelles les Doukhobors expliquent leur refus d’accomplir le service militaire.

Demande. — Pourquoi ne voulez-vous pas servir l’Empereur ?

Réponse. — Je voudrais faire la volonté de l’Empereur, mais il apprend aux hommes à tuer et mon âme ne le veut pas.

Demande. — Pourquoi ne le veut-elle pas ?

Réponse. — Parce que le Sauveur a défendu de tuer les hommes, et je crois au Sauveur et remplis la volonté de Dieu.

Demande. — Qui es-tu ?

Réponse. — Chrétien.

Demande. — Pourquoi es-tu chrétien ?

Réponse. — Par la foi en la parole du Christ, l’esprit vivant du chrétien ne peut faire et ne fera pas vos œuvres. « Après cela, — ajoutait le Doukhobor qui m’a donné ces renseignements, — les chefs ne peuvent plus rien obtenir de nous. »

Ainsi, au printemps de cette année, la décision prise par les Doukhobors de ne plus entrer au régiment et de ne pas obéir aux autorités, en ce qui est contraire à la doctrine du Christ, fut confirmée de nouveau.

Bientôt des chocs se produisirent entre les Doukhobors et les autorités. Je citerai les plus caractéristiques d’entre eux.

Dans le village doukhobor Rodionovka, on amena un prisonnier qui, par étapes, devait être conduit plus loin. Le tour de conduire le prisonnier tomba sur Fiodor Lebediev, le frère de Mathieu, qui avait refusé de servir à Elisavetpol.

Fiodor Lebediev déclara au starosta qu’il ne pouvait conduire le prisonnier, puisque, ne pouvant exercer contre lui aucune violence, son office devenait tout à fait inutile, et il pria le starosta d’en informer les autorités. Le starosta répondit : « Je ne suis pas votre dénonciateur, ça c’est ton affaire, j’amènerai le prisonnier dans ta cour et tu feras de lui ce que tu voudras ».

Fiodor Lebediev revint chez lui, et il était dans son izba quand le starosta lui amena le prisonnier. Fiodor Lebediev traita le prisonnier comme un voyageur ; il le fit chauffer, lui donna à boire et à manger, et le garda la nuit pour dormir. Le matin, voyant que le prisonnier était un homme très pauvre, il lui donna rouble 50 copées et lui proposa de le conduire hors du village. Quand ils furent sortis du village, Lebediev montra au prisonnier deux routes : l’une dans la direction de son étape, l’autre, la route libre, et il lui laissa le choix; le prisonnier prit la première et arriva à destination. Ce cas n’eut pas de suite regrettable.

Le Doukhobor Andréi Popoff, du village Orlovka, fut élu aux fonctions de starosta. Quand l’ancien starosta voulut lui remettre les livres, les cachets et lui expliquer ses devoirs, Andréï Popoff déclara que ce n’était pas là une œuvre juste, qu’il ne remplirait par ces fonctions et il refusa. Aussitôt il fut arrêté. Il est actuellement en prison à Tiflis.

Quand l’arrêt du gouverneur de Tiflis fut connu au village des Doukhobors, treize de ceux-ci furent appelés par les autorités pour cerner la route à des brigands ; ils devaient partir armés et partirent sans armes. À la question du chef de district, qui leur demandait pourquoi ils étaient venus sans armes, ils répondirent que les armes ne leur étaient pas nécessaires, puisque, s’ils rencontraient un brigand, ils ne tireraient pas sur lui et même ne le frapperaient pas, mais essayeraient seulement de le convaincre par les paroles ; et en même temps ils expliquèrent qu’ils refusent tout service au gouvernement. Ils furent arrêtés et ils sont encore à la prison de Tiflis. Dans la prison d’Elisavetpol, il y a 120 Doukhobors, la plupart, arrêtés pour refus du service militaire, et les autres pour refus de fonctions de starosta, d’autres pour avoir été les instigateurs de diverses désobéissances.

Beaucoup d’entre eux, en recevant à la prison l’ordre d’enlever leurs vêtements, refusèrent, alléguant qu’habitués à leurs habits ils ne trouvent pas nécessaire d’en changer. On les leur enleva de force ; puis on leur ordonna de prendre l’habit de prison, ils refusèrent de nouveau et répondirent que cet habit ne leur était pas nécessaire puisqu’ils en avaient à eux, et que l’habit de la prison ne leur semblait pas convenable. Ils sont restés dans leur linge, et de plus ils ont refusé toute nourriture fournie par la prison, sauf le pain et l’eau.

Ainsi continuent à agir les Doukhobors, refusant, en maintes occasions, d’obéir aux autorités.

Mais tout cela n’était que le premier pas, il y manquait encore la consécration générale, solennelle, de leur refus de participer à toute violence ; ils la firent en décidant de détruire toutes les armes qui se trouvaient en leur possession.

Pour apprécier complètement un tel acte, il faut comprendre l’importance des armes au Caucase. Le port des armes, au Caucase, est non seulement, pour chaque homme, affaire de convenance, mais de nécessité. On prend des armes aussi bien pour se promener en ville, que pour faire des visites, et même pour aller à son travail, afin de se défendre des attaques des animaux et des brigands, aussi la destruction des armes était-elle pour les Doukhobors d’une importance capitale. La destruction des armes exprimait le désir réel de supporter toutes les conséquences de la non-résistance au mal par la violence, de tout souffrir plutôt que de se permettre la moindre violence contre un homme.

On décida donc de brûler les armes, et le moment choisi pour cet acte fut la nuit du 28 au 29 juin, la nuit de la saint Pierre et saint Paul. L’autodafé des armes eut lieu en même temps dans les provinces de Karsk, d’Elisavetpol et dans le district d’Arkalkalaki de la province de Tiflis.

« Dans la province de Karsk, — m’a raconté un Doukhobor, témoin de la destruction des armes, — les vieillards ne nous ont pas dit quel endroit était choisi pour le bûcher, afin qu’il n’y eût pas de bavardages inutiles pouvant compromettre la décision. Les vieillards nous donnèrent l’ordre de nous grouper en quatre endroits différents, afin de dérouter les autorités. Celles-ci, déjà informées, envoyèrent la police qui courut aux quatre endroits désignés, mais s’éloigna tranquille, n’ayant rien trouvé.

« La nuit venue, les vieillards nous indiquèrent la place du bûcher et nous y allâmes tous, emportant toutes les armes qui devaient être brûlées. Le lendemain, l’inspecteur de police, accompagné de la garde à cheval, s’empara du reste.

« Après cela, nos réservistes ont commencé aussi à refuser de servir et sont venus remettre leurs livrets. Soixante hommes à la fois firent cette déclaration, quinze seulement furent mis en prison et relâchés peu après. »

Dans la province d’Elisavetpol, l’autodafé des armes se fit aussi sans grave accident ; dans le district d’Akalkalaki, il y eut un conflit entre les Doukhobors et les autorités. Je transcris presque littéralement le récit que m’en a fait l’un des participants :

« Nous avons décidé, — m’a raconté un vieux Doukhobor, — de ne plus servir, et de n’obéir ni à l’Empereur, ni à aucune autorité, mais de servir exclusivement Dieu, de marcher dans sa voie pour arriver à la vérité. Nous avons aussi résolu de ne faire à personne aucun mal et aucune violence, et à plus forte raison de ne pas tuer un homme, ni aucun être vivant, même le plus petit oiseau. Alors les armes nous sont devenues complètement inutiles, c’est pourquoi nous avons décidé de les détruire afin qu’elles ne servent pas à d’autres hommes pour faire le mal. Nous avons choisi d’un commun accord le jour de Pierre et Paul, et l’avons fait savoir dans tous nos villages. Nous n’avons laissé dans nos maisons que les couteaux, et nous avons rassemblé et porté à l’endroit préparé à l’avance toutes les armes destinées au meurtre. L’endroit choisi était depuis longtemps celui de nos grandes assemblées de prières et s’appelle « l’antre », Là-bas, en effet, se trouve un trou dans le rocher. Cet endroit est à trois verstes. d’Orlovka et un peu plus loin des autres villages. Nous nous sommes tous assemblés là, et avec nos armes, du bois et du charbon, nous avons dressé un bûcher que nous avons arrosé de pétrole. Le bûcher préparé, nous y avons mis le feu.

« Deux mille hommes environ étaient réunis. Ayant craint que les autorités ne missent entrave à nos projets, nous n’avions pas informé tout le monde de nos desseins, et, en effet, tout se fit sans obstacle.

« Des habitants des villages voisins, des Arméniens, sont venus voir l’incinération de nos armes, mais de la nuit personne ne nous dénonça, et vers le matin le bûcher s’éteignit. Alors nous avons commencé à prier, à chanter des psaumes. Les prières terminées, chacun regagna sa maison et attendit les mesures que prendraient les autorités. Mais toute la journée se passa tranquillement. Le soir, nous nous rendîmes de nouveau au même endroit, et il fut décidé de brûler tous les débris afin que personne n’en pût rien tirer. On apporta du charbon, un soufflet pour aviver la flamme et fondre les parties métalliques. La nuit se passa sans incident. Dès que parut l’aube, nous commençâmes les prières. La foule était plus nombreuse, il y avait des femmes, des adolescents, ceux qui habitaient loin étaient venus en charrettes. Comme je vous l’ai dit, nous avions gardé secrète entre nous notre intention de brûler nos armes, afin qu’on ne nous en empêchât pas ; et nos voisins, les Doukhobors qui n’étaient pas d’accord avec nous, soupçonnèrent que nous avions l’intention de faire quelque chose avec les armes, mais ils ne savaient quoi, et ayant appris que nous les rassemblions, ils pensèrent que nous voulions piller l’asile, qui avait été cause de nos discussions intestines.

« Comme nous nous attendions à être chassés ou déportés pour notre refus de servir le gouvernement, quelques-uns d’entre nous avaient fait des préparatifs en conséquence. Des jeunes gens avaient acheté des pelisses courtes, et à nos ennemis, tous ces préparatifs semblaient faits en vue de la révolte et du pillage.

« Ils avaient si peur d’une attaque, qu’ils nous dénoncèrent aux autorités, et dans le village Gorielovka, peuplé des Doukhobors de la minorité, deux bataillons d’infanterie furent envoyés d’Alexandropol, et deux centaines de Cosaques d’Ardagane. Ainsi les troupes étaient déjà préparées et le gouverneur se rendit où l’on supposait qu’aurait lieu la révolte. Arrivé à Gorielovka, le gouverneur envoya des émissaires dans les sept villages, afin que tous marchent vers Bogdanovka, où habitait l’inspecteur de police et où il avait l’intention de se rendre lui-même.

« Ceux de nous qui ne s’étaient pas rendus à la prière commune s’y rendirent, et le matin du 30 juin, nous avons tous prié et attendu ce qui allait arriver. Un envoyé vint nous donner l’ordre de nous rendre à Bogdanovka, chez le gouverneur. Comme nous avions décidé de n’obéir à aucune autorité sauf à Dieu, les vieillards répondirent : « Maintenant, nous faisons nos prières et avant qu’elles soient finies nous n’irons nulle part ; si le gouverneur veut nous voir, qu’il vienne chez nous, nous sommes mille, il est un. » L’envoyé s’éloigna et nous continuâmes à prier et à chanter nos psaumes. Un deuxième envoyé se présenta, on lui répondit la même chose. Il fut alors décidé entre nous, qu’une fois nos prières terminées, nous irions tous chez le gouverneur pour savoir ce qu’il voulait de nous.

« Notre prière n’était pas encore finie que les gardiens, que nous avions désignés, nous avertirent de l’approche des Cosaques. Aussitôt nous nous groupâmes en masse compacte et nous attendîmes. Les Cosaques s’approchèrent de nous, le commandant marchait en avant. Quand il fut près de nous, il cria : hourra ! et sa troupe se jeta sur nous. Et les Cosaques commencèrent à nous frapper n’importe où, les chevaux nous piétinaient, ceux de nous qui étaient à l’extérieur du groupe étaient battus vigoureusement, les autres étaient presque étouffés.

Les Cosaques nous frappèrent longtemps, enfin ils s’arrêtèrent et le commandant cria : « Marche ! Chez le gouverneur ». Alors un vieillard lui dit :

« — Pourquoi n’as-tu pas dit cela d’avance, nous étions déjà prêts à y aller, pourquoi nous avoir frappés ? »

« — Ah ! tu oses parler », cria le commandant, et de nouveau avec les Cosaques il se jeta sur nous. Nous fûmes battus à coups de fouet et pendant longtemps, quelques Cosaques même en avaient honte ; et deux Cosaques, au lieu de nous frapper, faisaient siffler leurs fouets en l’air sans toucher personne. Le sous-officier s’en aperçut et prévint le commandant, et celui-ci s’approchant de l’un d’eux cria :

« — Tu trompes le tsar ! »

« Et il le frappa si fortement au visage que le sang jaillit de son nez. Enfin on cessa de frapper et nous tous, meurtris et sanglants, serrés les uns contre les autres, allâmes chez le gouverneur. Les femmes marchaient avec nous ; mais les Cosaques les éloignèrent en disant qu’il ne fallait pas de femmes ; celles-ci répondirent qu’elles suivraient partout leurs frères spirituels. Le commandant donna l’ordre de les battre par le fouet, mais elles crièrent que, dût-on les couper en morceaux, elles suivraient quand même.

« Les Cosaques les laissèrent.

« Nous étions déjà un peu loin, quand nous nous rappelâmes que nous avions laissé nos charrettes et que personne ne les gardait, alors les Cosaques commencèrent de nouveau à nous battre, et voulurent envoyer les femmes dans les charrettes, mais cette fois encore elles refusèrent, et quelques hommes, un par fourgon, furent envoyés pour conduire les chevaux, et nous nous dirigeâmes vers Bogdanovska où nous devions trouver le gouverneur. Tout en marchant, nous commençâmes à chanter nos psaumes, le commandant nous fit cesser et ordonna aux Cosaques de chanter des couplets si obscènes, qu’on avait honte de les entendre.

« Près de Bogdanovska, le commandant nous fit arrêter, car il venait de s’apercevoir que le gouverneur était derrière nous, en voiture, allant de Gorielvka à Bogdanovska. Le gouverneur était encore loin quand le commandant nous cria :

« — Découvrez-vous. »

« Les vieillards lui répondirent :

« — Pourquoi ôter nos chapeaux ? Il s’approchera, dira bonjour et alors nous lui répondrons ; peut-être ne saluera-t-il pas, et alors, pourquoi enlever nos chapeaux ? »

« À ces mots, le commandant cria à ses Cosaques :

« — Les fouets, hourra ! »

« Et de nouveau les Cosaques nous frappèrent jusqu’au sang et jusqu’à un tel point que l’herbe, à l’endroit où nous étions, toute rougie. Non seulement les Cosaques nous frappaient à coups de fouet, mais par le visage, avec les nogaïki, en tâchant de faire tomber nos chapeaux ; et celui qui n’avait plus de chapeau était mis dans un groupe à part. Le gouverneur arriva ; en voyant comment nous étions battus, il dit au commandant :

« — Pourquoi les avez-vous battus, je ne l’avais pas ordonné ? »

Le commandant répondit :

« — Pardon, Votre Excellence. »

« Et il arrêta la punition. Le gouverneur se rendit à Bogdanovka et là il réunit ceux qui n’étaient pas à la prière générale, il commença à les injurier. Alors l’un d’eux, Fiodor Mikhaïlov Schlakov, sortit son billet de soldat et le rendit au gouverneur en disant qu’il ne servirait plus. Le gouverneur fut si irrité qu’il le frappa lui-même avec un bâton. Après cela, tous les autres ont déclaré qu’ils ne serviraient plus et n’obéiraient plus au gouvernement.

« Le gouverneur ordonna à l’un des Cosaques de sortir son fusil de l’étui. Voyant qu’on se préparait à tirer sur eux, les frères sont tombés à genoux en disant :

« — Que Dieu vous pardonne et qu’il nous pardonne ! »

« Mais le gouverneur ordonna de rengaîner le fusil et de nous battre à coups de fouet ; ce qui fut fait. Quand nous fûmes tous arrivés à Bogdanovka, les greffiers appelèrent tous les chefs de famille, qu’on laissa partir chez eux. »

Ensuite commença le cantonnement des soldats dans les villages doukhobors. Cette mesure s’emploie comme punition à l’occasion des révoltes populaires ; elle consiste à envoyer, dans les villages rebelles, un détachement de soldats qui vivent dans les maisons des habitants ; on donne aux soldats le droit de profiter des biens des habitants et de traiter le village en pays conquis. La cruauté de cette mesure dépend de la licence laissée par les autorités aux abus et au sans-gêne des soldats cantonnés. Il était difficile d’attendre quelque adoucissement de la part du commandant qui, avec ses Cosaques, avait torturé des hommes tout à fait innocents.

« Deux cents Cosaques, — m’a raconté le même Doukhobor, — furent dispersés dans nos villages ; ils restèrent trois jours dans chaque village, envahirent les maisons, les cours et emportèrent tout ce qu’ils voulurent ; à la moindre objection de notre part, ils nous frappaient de leur fouet. Ils demandaient de nous des marques de déférence, et si nous négligions de les saluer, ils nous battaient. Ils ont emporté toutes nos volailles ; après leur départ, il n’en restait pas une.

« Comme on ne nous permettait pas de sortir de nos Villages, nous ne pouvions savoir ce qui se passait dans les autres, mais nous avons entendu dire qu’à Bogdanovka les Cosaques ont été particulièrement cruels, des femmes ont été violées ; les autorités n’empêchaient rien. À Orlovka, des Cosaques sont entrés dans une izba où était une femme, Maria Tcherkhachova ; elle cousait ; les soldats lui demandèrent :

« — Où est le maître ? »

« — Je ne sais », répondit-elle.

« — Comment ? tu ne sais pas ! tu es la ménagère et tu ne sais pas où est ton maître ? »

« À cela elle répondit :

« — Mais oui, et si vous n’étiez pas là, je ne saurais pas non plus où vous êtes. »

« Et sans bouger elle continuait à travailler. Alors les Cosaques la traînèrent dans la rue et la frappèrent à coups de fouet.

« Un vieillard de soixante ans, Cyrille Konkine, fut fouetté si cruellement qu’il en mourut.

« À Bogdanovka il y avait un Doukhobor, Vassilï Posnikoff, qui autrefois avait été soldat ; quand les Cosaques vinrent loger dans le village, le sous-officier entra dans l’izba de Posniakoff et, l’ayant reconnu, le salua : Posniakoff répondit :

« — Bonjour. »

« — Pourquoi ne me fais-tu pas le salut militaire ?  » demanda le sous-officier.

« — Parce que je ne suis plus militaire et que je ne le serai plus jamais. »

« Le sous-officier donna ordre de le fouetter, puis le salua de nouveau en exigeant la réponse militaire. Posniakoff refusa encore ; il fut fouetté de nouveau, et ainsi trois fois de suite. Il fut tellement battu qu’un mois après il en était encore malade.

« Au village Radionovka, pendant le cantonnement, les Cosaques ont fouetté deux Doukhobors : Nicolas Slépov et Iegor Kadikine, dans les circonstances suivantes.

« Au village Romachevo, la plupart des Doukhobors appartenaient au parti de la minorité, mais dans une famille, le fils de Nicolaï Sliepov, sa femme, sa sœur et sa mère voulurent venir chez nous et recommencer une nouvelle vie. Ils cessèrent de boire de l’eau-de-vie, de fumer, de manger de la viande ; le père fit des objections et obligea sa famille à vivre comme autrefois. Ils s’adressèrent à nous, demandant de l’aide, nous leur avons dit de venir chez nous, même si le père ne leur donnait rien, qu’ils viennent nus, et que nous les habillerons et sauverons leur âme. On convint de les envoyer chercher en charrette, le Doukhobor Iegor, Kadikine s’en chargea. On emmena d’abord la mère et la sœur et ensuite Nicolas Sliepov et sa femme. Le père resta seul et se plaignit aux autorités. Quand les Cosaques logèrent à Rodionovka, quelqu’un signala au capitaine, Nicolaï Sliepov et Iegor Kadekine ; le capitaine ordonna d’administrer à chacun cent coups de fouet. »

Ces quelques cas que j’ai signalés caractérisent suffisamment la conduite des troupes pendant le cantonnement. Quand les Cosaques furent partis, on se mit à chasser les Doukhobors de leurs villages, d’abord cinq familles de chaque village, ensuite dix à quelques jours d’intervalle. Après l’ordre d’expulsion, on donna aux Doukhobors un délai de trois jours, pendant lesquels il fallut faire les malles, vendre les biens, et se préparer à la route. On vendait pour rien : ce qui valait cinquante roubles fut cédé à cinq, on jetait ce qu’on ne pouvait vendre, ce fut ainsi la ruine complète. On dut laisser beaucoup de bétail et du blé qu’on n’eut pas le temps de récolter. Quatre cent soixante-quatre familles furent ainsi chassées du district d’Akalkalaki, et dispersées dans quatre districts de la province de Tiflis, dans les villages des Grouzines, deux, trois, cinq familles dans chaque village, sans un morceau de terre, et avec la défense de s’aider entre elles. Les Doukhobors vendirent peu à peu tous leurs biens et travaillèrent pour les Grouzines, gratuitement pour les pauvres, à des prix modiques pour les riches, et malgré leur ruine, ils aidèrent quand même aux plus pauvres.

J’ai vu beaucoup de ces hommes grands, robustes et doux, en les regardant et en les écoutant, je me suis rappelé involontairement les théories sociales si compliquées, les nombreux volumes d’Économie politique, les noms des célèbres agitateurs politiques et des hommes d’État. Je voulais comparer l’importance de l’activité des uns à celle des autres ; elle semble bien insignifiante cette doctrine des Doukhobors parmi toutes ces fameuses théories, et pourtant n’est-ce pas aux Doukhobors et à leurs émules que semble se rapporter l’exclamation de Jésus-Christ : « Je te loue, ô Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que tu aies caché ces choses aux sages et aux instruits et les aies révélées aux enfants. Oui, mon Père, cela est ainsi parce que tu l’as trouvé bon. » (Matthieu, XI, 25-26.)

P. Birukov.


Jasnaia Poliana, 10 septembre 1895.