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Torquato Tasso (Goethe)/Acte III

La bibliothèque libre.
Traduction par Jacques Porchat.
Théâtre de GoetheLibrairie de L. Hachette et Cietome II (p. 331-344).
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ACTE TROISIÈME.



Scène I.

LA PRINCESSE, seule.

Où s’arrête Éléonore ? À chaque instant l’inquiétude agite plus douloureusement le fond de mon cœur. Je sais à peine ce qui s’est passé ; je sais à peine lequel des deux est coupable. Oh ! qu’elle vienne ! Je ne voudrais pas parler à mon frère, à Antonio, avant d’être plus calme, avant d’avoir appris où en sont les choses et ce qui en peut arriver.



Scène II.

LA PRINCESSE, ÉLÉONORE.
La Princesse.

Que viens-tu m’apprendre, Éléonore ? Dis-moi, que deviennent nos amis ? Que s’est-il passé ?

Éléonore.

Je n’en ai pas appris plus que nous ne savons. Ils se sont querellés ; le Tasse a mis l’épée à la main ; ton frère les a séparés : mais il semble que le Tasse a commencé cette querelle. Antonio se promène librement et parle avec son prince : le Tasse, au contraire, est relégué dans sa chambre et solitaire.

La Princesse.

Sans doute Antonio l’a provoqué ; il a offensé cette âme fière par sa froideur et son indifférence.

Éléonore.

Je le crois aussi ; car, lorsqu’il s’est présenté à nous, un nuage enveloppait déjà son front.

La Princesse.

Ah ! pourquoi négligeons-nous si fort de suivre la pure et secrète voix du cœur ! Un Dieu parle tout bas dans notre sein, tout bas, mais distinctement ; il nous indique ce qu’il faut choisir, ce qu’il faut éviter. Antonio m’a paru ce matin beaucoup plus âpre encore que jamais, plus renfermé en lui-même. Mon cœur m’avertissait, quand le Tasse s’est placé auprès de lui. Observe seulement l’extérieur de l’un et de l’autre, le visage, le ton, le regard, la démarche : tout se repousse ; ils ne pourront jamais faire échange d’amitié. Cependant l’espérance m’a persuadée ; la flatteuse me disait : « Ils sont raisonnables tous deux ; ils sont nobles, éclairés, ils sont tes amis : et quel plus sûr lien que celui des cœurs vertueux ? » J’ai encouragé ce jeune homme ; il s’est donné tout entier. Avec quelle grâce, quelle chaleur, il s’est donné à moi tout entier ! Ah ! si j’avais d’abord prévenu Antonio ! J’hésitais ; je n’avais que peu de temps ; je me faisais un scrupule de lui recommander, dès les premiers mots et trop vivement, ce jeune homme. Je me suis reposée sur les mœurs et la politesse, sur l’usage du monde, qui s’entremet si doucement même entre les ennemis ; je n’appréhendais pas de l’homme éprouvé cet emportement de la fougueuse jeunesse. La chose est faite. Le mal était loin de moi : le voilà maintenant ! Oh ! donne-moi un conseil ! Que faut-il faire ?

Éléonore.

Combien le conseil est difficile, tu le sens toi-même, d’après ce que tu as dit. Ce n’est pas ici une brouillerie entre des caractères sympathiques, à laquelle des paroles, au besoin même les armes, donnent une issue heureuse et facile. Ce sont deux hommes, je l’ai senti depuis longtemps, qui sont ennemis, parce que la nature n’a pas formé un seul homme des deux. Et, s’ils entendaient sagement leur intérêt, ils s’uniraient d’amitié : alors ils seraient comme un seul homme, et traverseraient la vie avec puissance et bonheur et joie. Je l’espérais moi-même : maintenant je vois bien que c’était en vain. Le débat d’aujourd’hui, quel qu’il soit, peut être apaisé, mais cela ne nous rassure pas pour l’avenir, pour le lendemain. Le mieux serait, je crois, que le Tasse s’éloignât d’ici quelque temps ; il pourrait se rendre à Rome et à Florence ; je l’y trouverais dans quelques semaines, et pourrais agir sur son cœur comme une amie. Ici cependant tu rapprocherais de toi et de tes amis Antonio, qui nous est devenu si étranger : ainsi le temps salutaire, qui peut beaucoup donner, ferait peut-être ce qui semble impossible aujourd’hui.

La Princesse.

Tu veux t’assurer la jouissance, ô mon amie, et m’imposer la privation : est-ce là être juste ?

Éléonore.

Tu ne seras privée que d’un bien dont tu ne pourrais d’ailleurs jouir dans cette conjoncture.

La Princesse.

Dois-je si tranquillement bannir un ami ?

Éléonore.

Dis plutôt conserver celui que tu ne banniras qu’en apparence.

La Princesse.

Mon frère ne le laissera point partir de bon gré.

Éléonore.

S’il voit la chose comme nous, il cédera.

La Princesse.

Il est si pénible de se condamner dans un ami !

Éléonore.

Et cependant tu sauves ton ami par ce sacrifice.

La Princesse.

Je ne donne pas mon consentement à ce départ.

Éléonore.

Attends-toi donc à un plus grand mal.

La Princesse.

Tu m’affliges, sans savoir si tu me rends service.

Éléonore.

Nous apprendrons bientôt qui se trompe.

La Princesse.

Si cela doit être, ne me consulte pas plus longtemps.

Éléonore.

Qui peut se résoudre triomphe de la douleur.

La Princesse.

Je ne suis point résolue ; mais soit : s’il ne s’éloigne pas pour longtemps !… Et prenons soin de lui, Éléonore, en sorte qu’il n’ait pas à souffrir par la suite quelques privations ; que le duc veuille pourvoir à son entretien, même pendant l’absence. Parle à Antonio ; car il peut beaucoup sur mon frère, et il ne voudra pas nous garder rancune de cette querelle à nous et à notre ami.

Éléonore.

Un mot de toi, princesse, aurait plus d’effet.

La Princesse.

Je ne puis, tu le sais, mon amie, comme ma sœur d’Urbin, solliciter quelque faveur pour moi et pour les miens. J’aime à vivre sans bruit, au jour le jour, et je reçois de mon frère, avec reconnaissance, ce qu’il peut et ce qu’il veut me donner. Autrefois je me suis fait là-dessus à moi-même plus d’un reproche : maintenant j’ai pris mon parti. Une amie m’en blâmait souvent. « Tu es désintéressée, disait-elle, cela est fort beau ; mais tu l’es au point de ne pouvoir bien sentir les besoins même de tes amis. » Je laisse les choses suivre leur cours, et dois par conséquent souffrir le même reproche. Je me félicite d’autant plus de pouvoir actuellement offrir à notre ami des secours efficaces : la succession de ma mère m’est échue, et j’aiderai avec joie à l’entretien de l’exilé.

Éléonore.

Moi-même, ô princesse, je me trouve en position de pouvoir aussi me montrer comme amie. Il n’est point un hôte facile : si quelque chose lui manque, je saurai bien y pourvoir avec adresse.

La Princesse.

Eh bien, emmène-le : s’il faut me passer de lui, je te le cède plus volontiers qu’à tout autre. Je le vois bien, ce sera mieux ainsi. Faut-il donc que je prenne en gré cette nouvelle douleur, comme bonne et salutaire ? Ce fut mon sort dès l’enfance ; j’y suis désormais accoutumée. La perte du bonheur le plus doux est moins sensible de moitié, quand nous n’avons pas compté sur la possession.

Éléonore.

J’espère te voir heureuse, comme lu le mérites si bien.

La Princesse.

Heureuse, Éléonore ?… Qui donc est heureux ?… Mon frère sans doute, devrais-je dire, parce que son grand cœur porte sa destinée avec un courage toujours égal ; mais il n’obtint jamais ce qu’il mérite. Ma sœur d’Urbin est-elle heureuse ? Cette belle femme, au grand et noble cœur, elle ne donne point d’enfants à son jeune époux. Il la respecte et ne lui fait point expier sa stérilité ; mais aucune joie n’habite dans leur maison. Eh ! que servit à notre mère sa sagesse, ses connaissances en tout genre, son grand sens ? A-t-il pu la préserver des erreurs étrangères ? On nous emporta loin d’elle. Maintenant, elle n’est plus : elle n’a pas laissé à ses enfants la consolation de la voir mourir réconciliée avec son Dieu.

Éléonore.

Ah ! ne regarde pas ce qui manque à chacun ; considère ce qui lui reste encore. Que de biens ne te restent pas, ô princesse !

La Princesse.

Ce qui me reste ? La patience, Éléonore ! J’ai pu l’exercer dès mon premier âge. Quand nos amis, quand mon frère et ma sœur se livraient ensemble à la joie dans les fêtes et les jeux, la maladie me tenait chez moi prisonnière, et, dans la compagnie de nombreuses douleurs, je dus m’exercer de bonne heure aux privations. Une seule chose me charmait dans la solitude, le plaisir du chant ; je m’entretenais avec moi-même ; je berçais par de doux accents ma douleur et ma mélancolie et tous mes vœux ; ainsi la peine devenait souvent une jouissance, et même les tristes sentiments une harmonie : ce plaisir ne me fut pas longtemps permis ; le médecin me le ravit encore. Son ordre sévère me prescrivit le silence ; il me fallut vivre et souffrir ; il me fallut renoncer à cette unique et faible consolation.

Éléonore.

Tant d’amis étaient auprès de toi !… Et maintenant tu es guérie, tu jouis de l’existence.

La Princesse.

Je suis guérie, c’est-à-dire que je ne suis pas malade ; et j’ai quelques amis, dont la fidélité me rend heureuse. J’en avais un aussi…

Éléonore.

Tu l’as encore.

La Princesse.

Et je le perdrai bientôt. Le moment où je le vis pour la première fois fut bien mémorable. Je me relevais à peine de nombreuses souffrances ; la douleur et la maladie venaient de céder à peine ; je portais de nouveau sur la vie un regard silencieux et timide ; je recommençais à jouir de la lumière, de mon frère et de ma sœur ; et, reprenant courage, je respirais le baume le plus pur de la douce espérance ; j’osais porter mes regards plus avant dans la vie, et de gracieuses images venaient à moi de ce lointain : ce fut alors, ô mon amie, que ma sœur me présenta ce jeune homme. Il s’avançait en lui donnant la main, et, pour te l’avouer, mon cœur le choisit soudain et ne s’en détachera jamais.

Éléonore.

Ô ma princesse, n’en aie point de regret : sentir ce qui est noble est un avantage qu’on ne peut jamais nous ravir.

La Princesse.

Le beau, l’excellent est à craindre comme une flamme, qui rend de si précieux services, tant qu’elle brûle sur notre foyer, tant qu’elle nous éclaire d’un flambeau. Qu’elle est bienfaisante ! Qui voudrait, qui pourrait s’en passer ? Et si, n’étant pas surveillée, elle dévore ce qui l’entoure, qu’elle peut faire de maux ! Laisse-moi maintenant. Je parle trop, et je ferais mieux de te cacher à toi-même combien je suis faible et souffrante.

Éléonore.

La souffrance de l’âme ne se peut mieux dissiper que par la plainte et la confiance.

La Princesse.

Si la confiance guérit, je guérirai bientôt. J’ai mis la mienne en toi, je l’ai mise pure et entière. Ah ! mon amie, il est vrai, je suis décidée. Qu’il parte ! Mais déjà je sens quelle sera la longue, l’immense tristesse des jours, quand je serai privée de ce qui faisait ma joie. Le soleil ne chassera plus de mes paupières sa brillante image, transfigurée dans mes songes ; l’espérance de le voir ne remplira plus d’une douce mélancolie mes sens à peine éveillés ; mon premier regard là-bas dans nos jardins le cherchera vainement sous les humides ombrages. Qu’il se sentait doucement satisfait, mon désir de passer avec lui chaque belle soirée ! Que, dans ces entretiens, s’augmentait le besoin de mieux se connaître, de mieux se comprendre ! Et chaque jour nos cœurs s’unissaient plus doucement dans une harmonie plus pure. Quelles ombres descendent maintenant devant moi ! La splendeur du soleil, le joyeux sentiment du grand jour, la brillante présence du magnifique univers est vide et profondément plongée dans le nuage qui m’environne. Autrefois chaque journée était pour moi toute une vie ; le souci se taisait ; le pressentiment lui-même était muet ; heureux passagers, le fleuve nous emportait sans rames sur ses vagues légères : maintenant, dans la triste contemplation de l’avenir, l’effroi saisit secrètement mon cœur.

Éléonore.

L’avenir te rendra tes amis, et t’apportera de nouveaux plaisirs, un nouveau bonheur.

La Princesse.

Ce que je possède, j’aime à le garder ; le changement amuse, mais rarement il profite. Jamais, avec l’ardeur de la jeunesse, je ne plongeai avidement la main dans l’urne d’un monde étranger, afin de saisir au hasard un objet pour mon cœur agité de besoins inconnus. Mais lui, il me fallut l’honorer : c’est pourquoi je l’aimai ; il me fallut l’aimer, parce qu’avec lui je vivais d’une vie telle que je n’en avais jamais connu. D’abord je me dis : « Éloigne-toi de lui. » Je fuyais, je fuyais, et ne faisais que m’approcher toujours davantage, si doucement attirée… si durement punie !… Un bien véritable et pur s’évanouit pour moi ; un mauvais génie dérobe à mes désirs le bonheur et la joie, et met à leur place les douleurs, qui les touchent de près.

Éléonore.

Si les paroles d’une amie ne peuvent te consoler, la secrète puissance du bel univers, du temps salutaire, te ranimeront insensiblement.

La Princesse.

Oui, le monde est beau ! Tant de biens flottent çà et là dans son étendue ! Mais, hélas ! ces biens semblent toujours s’éloigner de nous d’un pas seulement, et attirent de même, pas à pas, nos désirs inquiets, à travers la vie, jusqu’au bord du tombeau. Il est si rare que les hommes trouvent ce qui leur semblait pourtant destiné ; si rare qu’ils conservent même ce que leur main fortunée put saisir une fois ! Ce qui venait seulement de se livrer à nous s’arrache de nos bras ; nous délaissons ce que nous avions saisi avec ardeur : le bonheur existe, mais nous ne le connaissons pas ; que dis-je ? nous le connaissons, et nous ne savons pas l’estimer.



Scène III.

ÉLÉONORE, seule.

Que je plains cette âme noble et belle ! Quel triste sort est échu à sa grandeur ! Ah ! elle perd !… et crois-tu de gagner ? Est-ce donc si nécessaire qu’il s’éloigne ? Le dis-tu nécessaire, pour posséder, à toi seule, le cœur et les talents que jusqu’ici tu partages avec une autre, et d’une manière inégale ? Est-ce loyal d’agir ainsi ? N’es-tu pas assez riche ? Que te manque-t-il encore ? Un époux, un fils, la fortune, le rang et la beauté, tous ces biens t’appartiennent, et tu veux le posséder encore avec tout cela ? L’aimes-tu ? D’où vient, sans cela, que tu ne saurais plus te passer de lui ? Ose te l’avouer… c’est un charme de se contempler soi-même dans ce beau génie ! Le bonheur n’est-il pas doublement grand et magnifique, lorsque ses chants nous portent et nous élèvent comme sur les nuées du ciel ? C’est alors que tu es digne d’envie. Non-seulement tu possèdes ce que la foule désire, mais aussi chacun sait, chacun connaît ce que tu possèdes. Ta patrie te célèbre et te contemple. C’est le faîte suprême du bonheur. Le nom de Laure est-il donc le seul que doivent redire les bouches de tous les amants, et Pétrarque seul avait-il le droit de diviniser la beauté inconnue ? Où est l’homme qui ose se comparer à mon ami ? Comme ses contemporains l’honorent, la postérité le nommera avec respect. Quel triomphe de l’avoir à ses côtés dans la gloire de sa vie ! de s’avancer avec lui d’un pas léger vers l’avenir ! Alors le temps, la vieillesse, ne peuvent rien sur toi, et rien l’insolente renommée, qui pousse çà et là le flot de la louange : ce qui est périssable, ses chants le maintiennent. Tu es belle encore, heureuse encore, quand le tourbillon des choses humaines t’a depuis longtemps emportée avec soi. Oui, tu le posséderas, le poëte, sans le ravir à la princesse ; car son inclination pour ce grand homme est semblable à ses autres passions : elles brillent comme, dans la nuit, la lune paisible éclaire faiblement le sentier du voyageur ; elles brillent, elles n’échauffent pas, et ne répandent autour d’elles aucun plaisir, aucune allégresse. Elle sera satisfaite de le savoir heureux loin d’elle, comme elle jouissait de le voir tous les jours. D’ailleurs je ne veux pas me bannir, avec mon ami, loin d’elle et de cette cour. Je reviendrai et je le ramènerai. Il faut qu’il en soit ainsi !… Voici notre farouche ami : voyons si nous pourrons l’apprivoiser.



Scène IV.

ÉLÉONORE, ANTONIO.
Éléonore.

Tu nous apportes la guerre au lieu de la paix ! On dirait que tu arrives d’un camp, d’une bataille, où la force commande, où le bras décide, et non de Rome, où une sagesse solennelle lève les mains pour bénir, et voit à ses pieds un monde qui lui obéit avec joie.

Antonio.

Il faut, belle amie, que je souffre ce blâme : cependant mon excuse n’est pas loin. Il est dangereux d’avoir à se montrer trop longtemps sage et modéré ; le mauvais génie veille à nos côtés, et veut aussi de temps en temps nous arracher un sacrifice. Par malheur, je l’ai offert cette fois aux dépens de mes amis.

Éléonore.

Tu t’es si longtemps contraint pour des hommes étrangers et réglé sur leur volonté : maintenant que tu revois tes amis, tu les méconnais et tu contestes comme avec des étrangers.

Antonio.

Voilà le péril, chère amie ! Avec des étrangers on se recueille, on observe, on cherche son but dans leurs bonnes grâces, afin qu’ils nous servent ; mais, avec les amis, on s’abandonne librement ; on se repose sur leur affection ; on se permet un caprice ; la passion agit sans frein, et par là nous offensons plus tôt ceux que nous aimons le plus tendrement.

Éléonore.

Dans ces réflexions tranquilles, mon cher ami, déjà je te retrouve avec joie tout entier.

Antonio.

Oui, j’ai regret, je le confesse, d’avoir perdu la mesure aujourd’hui comme j’ai fait. Mais, tu l’avoueras, quand un brave homme revient, le front brûlant, de son pénible travail, et qu’il espère enfin, le soir, se reposer, pour de nouvelles fatigues, sous l’ombrage souhaité ; s’il trouve alors la place largement occupée par un oisif, ne doit-il pas aussi sentir dans son cœur quelque faiblesse humaine ?

Éléonore.

S’il est vraiment humain, il partagera volontiers l’ombrage avec un homme qui, par son entretien, par de suaves accents, lui rendra le repos agréable et le travail facile. Il est vaste, mon ami, l’arbre qui donne l’ombrage, et nul n’a besoin de déplacer les autres.

Antonio.

Éléonore, ne jouons pas l’un et l’autre avec une image. Il est beaucoup de choses dans ce monde que l’on cède à un autre et que l’on partage volontiers ; mais il est un trésor qu’on ne peut céder avec plaisir qu’au mérite éminent ; il en est un autre que jamais on ne partagera de bon gré avec le mérite suprême ; et, si tu me demandes quels sont ces deux trésors, l’un est le laurier, l’autre la faveur des femmes.

Éléonore.

Cette couronne, sur le front de notre jeune poëte, a-t-elle offensé l’homme grave ? Tu n’aurais pu cependant trouver toi-même pour ses travaux, pour sa belle poésie, une plus modeste récompense ; car un mérite qui n’a rien de terrestre, qui plane dans les airs, qui amuse seulement notre esprit par des sons, par des images légères, n’est récompensé non plus que par une belle image, par un signe gracieux ; et, si lui-même il effleure à peine la terre, cette suprême récompense effleure à peine son front. Un stérile rameau est le don que la stérile affection des admirateurs lui fait volontiers, pour acquitter, aussi aisément que possible, sa dette. Tu n’envieras guère à l’image du martyr l’auréole dorée qui entoure sa tête chauve ; et assurément la couronne de laurier est, sur le front où tes yeux la voient, un signe de souffrance plus que de bonheur.

Antonio.

Ta bouche aimable veut-elle peut-être m’enseigner à mépriser les vanités du monde ?

Éléonore.

Estimer chaque bien à sa valeur, c’est ce qu’il n’est pas nécessaire que je t’apprenne. Il semble néanmoins que le sage ait parfois besoin, autant que les autres, qu’on lui montre dans leur vrai jour les biens qu’il possède. Toi, noble Antonio, tu ne prétendras nullement à un fantôme de faveur et de gloire. Le service par lequel tu enchaînes et toi-même à ton prince et à toi tes amis, est réel, est vivant, et la récompense en doit être aussi réelle et vivante. Ton laurier est la confiance du prince, fardeau chéri, qui pèse sur tes épaules, plus grand chaque jour et légèrement porté ; ta gloire, c’est la confiance publique.

Antonio.

Et la faveur des femmes, n’en dis-tu rien ? Te ne veux pas cependant me la peindre comme une chose dont on se puisse passer.

Éléonore.

C’est comme on l’entend. Car elle ne te manque point, et il te serait plus facile de t’en passer qu’à ce bon jeune homme. En effet, dis-moi, une femme réussirait-elle, si elle voulait prendre soin de toi à sa manière ; si elle entreprenait de s’occuper de toi ? Chez toi règne en toutes choses l’ordre, la sûreté ; tu songes à toi, comme tu songes aux autres ; tu possèdes ce qu’on voudrait te donner : le Tasse nous occupe dans notre propre domaine. Il manque de cent bagatelles, qu’une femme se donne avec plaisir la tâche de procurer. Il aime à porter le plus beau linge, un habit de soie avec quelque broderie ; il aime à se voir paré, même il ne peut souffrir sur sa personne l’étoffe grossière qui ne sied qu’à un valet ; il faut que sur lui tout soit délicat et bon et noble et beau. Et cependant il n’a aucun savoir-faire pour se procurer tout cela, et pour le conserver quand il le possède. Sans cesse il manque d’argent, d’attention. Il laisse tantôt ici, tantôt là, quelque pièce de son ajustement ; il ne revient jamais d’un voyage, qu’un tiers de ses effets ne lui manque ; quelquefois un domestique le vole : ainsi, Antonio, on a toute l’année à prendre soin de lui.

Antonio.

Et ces soins le font chérir toujours davantage. Heureux jeune homme, à qui l’on compte ses défauts comme des vertus ; à qui il est si doucement permis de jouer, étant homme, le rôle d’un enfant, et qui peut se faire honneur de sa gracieuse faiblesse ! Tu devrais me pardonner, belle amie, si je ressentais encore ici quelque amertume. Tu ne dis pas tout ; tu ne dis pas ce qu’il ose, et qu’il est plus habile qu’on ne pense. Il se glorifie de deux flammes ; il serre et délie les nœuds tour à tour, et, avec de tels artifices, il fait de telles conquêtes !… Est-ce croyable ?

Éléonore.

Bon ! Cela même prouve déjà que c’est la seule amitié qui nous anime. Et, quand nous rendrions amour pour amour, ne serait-ce pas l’équitable récompense de ce noble cœur, qui s’oublie lui-même entièrement, s’abandonne, et vit, pour ses amis, dans d’aimables songes ?

Antonio.

Eh bien, gâtez-le de plus en plus ; faites passer son égoïsme pour de l’amour ; offensez tous vos amis, qui se consacrent à vous avec une âme fidèle ; payez à l’orgueilleux un tribut volontaire ; brisez enfin le cercle charmant d’une familière confiance.

Éléonore.

Nous ne sommes pas aussi partiales que tu le crois : nous reprenons notre ami dans bien des cas ; nous désirons le former, pour qu’il jouisse davantage de lui-même, et qu’il puisse en faire jouir davantage les autres. Ce qui est blâmable en lui ne nous reste point caché.

Antonio.

Mais vous louez beaucoup de choses qu’il faudrait blâmer. Je le connais depuis longtemps : il est facile à connaître, et il est trop fier pour se cacher. Tantôt il s’abîme en lui-même, comme si tout l’univers était dans son sein, comme si lui-même se suffisait dans son univers, et tout ce qui l’environne disparaît à ses yeux. Il laisse passer, il laisse tomber, il repousse tout bien loin, et se repose en lui-même. Tout à coup, comme une étincelle inaperçue embrase la mine, que ce soit douleur ou joie, colère ou caprice, il éclate avec violence : alors il veut tout saisir, tout posséder ; alors doit s’accomplir tout ce qu’il imagine. En un moment doit naître ce que des années devraient préparer ; en un moment, disparaître ce que le travail des années pourrait à peine abolir. Il exige de lui l’impossible, afin de pouvoir l’exiger des autres. Son esprit veut embrasser à la fois les dernières extrémités de toutes choses, ce qui réussit à peine à un seul homme entre des millions, et il n’est pas cet homme-là : enfin il retombe sur lui-même, sans être du tout corrigé.

Éléonore.

Il ne fait pas tort aux autres : il se fait tort à lui-même.

Antonio.

Et cependant il ne blesse que trop les autres. Peux-tu nier que, dans le moment de la passion, qui le saisit soudain, il n’ose invectiver, s’emporter contre le prince, contre la princesse elle-même, contre qui que ce soit ? Ce n’est qu’un moment, il est vrai, mais c’est bien assez : cet instant revient. Il gouverne aussi peu sa langue que son cœur.

Éléonore.

Je suis disposée à croire que, s’il s’éloignait d’ici pour un peu de temps, cela serait bon pour lui et pour les autres.

Antonio.

Peut-être, mais peut-être aussi que non. Au reste, pour le moment, il ne faut pas y songer : car je ne veux pas en porter le blâme sur mes épaules. Il pourrait sembler que je le chasse, et je ne le chasse point. Pour ce qui me regarde, il peut demeurer tranquille à la cour. Et, s’il veut se réconcilier avec moi, et s’il veut suivre mon conseil, nous pourrons vivre tout à fait tolérablement.

Éléonore.

Ainsi tu espères toi-même agir sur un caractère qui, tout à l’heure encore, te semblait sans ressource ?

Antonio.

Nous espérons toujours, et en toutes choses l’espérance vaut mieux que le désespoir. Car qui peut mesurer le possible ? Il est précieux à notre prince. Il faut qu’il nous reste. Et, si nous essayons vainement de le former, il n’est pas le seul que nous supporterons.

Éléonore.

Je ne te croyais pas si exempt de passion, si impartial. Tu t’es promptement converti.

Antonio.

Il faut bien que l’âge ait une prérogative ; que, lors même qu’il n’échappe pas à l’erreur, il puisse du moins se remettre sur-le-champ. Tu t’efforçais d’abord de me réconcilier avec ton ami : maintenant c’est moi qui t’en prie. Fais ce que tu pourras pour que cet homme revienne à lui, et que tout soit bientôt calmé. J’irai moi-même auprès de lui, aussitôt que je saurai par toi qu’il est tranquille ; aussitôt que tu croiras que ma présence n’augmentera pas le mal. Mais, ce que tu feras, fais-le à l’heure même ; car Alphonse repartira dès ce soir et je l’accompagnerai. En attendant, adieu !



Scène V.

ÉLÉONORE, seule.

Pour cette fois, cher ami, nous ne sommes pas d’accord ; mon intérêt et le tien ne marchent pas aujourd’hui la main dans la main. Je vais profiter de ce moment et chercher à gagner le Tasse. Hâtons-nous.