Aller au contenu

Torquato Tasso (Goethe)/Acte IV

La bibliothèque libre.
Traduction par Jacques Porchat.
Théâtre de GoetheLibrairie de L. Hachette et Cietome II (p. 345-360).
◄  Acte III
Acte V  ►


ACTE QUATRIÈME.


Une chambre.




Scène I.

LE TASSE, seul.

Te réveilles-tu d’un songe, et cette belle illusion t’a-t-elle abandonné soudain ? Dans un jour de félicité suprême, es-tu saisi d’un sommeil qui retient et tourmente ton âme dans ses chaînes pesantes ? Oui, tu veilles et tu rêves. Où sont les heures qui jouaient autour de ton front avec des couronnes de fleurs ; les jours où ton esprit pénétrait, avec une libre ardeur, dans le vaste azur des cieux ? Et cependant tu vis encore, et tu as le sentiment de toi-même ; tu te sens et tu ne sais si tu existes. Est-ce ma faute, est-ce la faute d’un autre, si je me trouve ici maintenant comme coupable ? Ai-je failli, pour que je doive souffrir ? Toute ma faute n’est-elle pas un mérite ? Je le vis et fus entraîné par la bienveillance, par la confiante illusion du cœur, qu’il était un homme celui qui portait la figure humaine. Je courus à lui les bras ouverts, et je sentis une serrure et des verrous, mais point de cœur. Et pourtant j’avais sagement réfléchi à la manière dont je devais accueillir cet homme, qui dès longtemps m’était suspect ! Mais, quoi qu’il te soit arrivé, attache-toi fermement à la certitude : je l’ai vue ; elle était devant moi ; elle m’a parlé : je l’ai comprise ! Le regard, l’accent, le sens aimable de ses paroles, sont à moi pour toujours ; rien ne peut me les ravir, ni le temps, ni le sort, ni l’injurieuse fortune. Et si mon esprit s’est trop vite emporté, et si j’ai trop brusquement livré passage en mon sein à la flamme, qui maintenant me dévore moi-même, je ne puis m’en repentir, le bonheur de ma vie fût-il à jamais perdu. Je me suis dévoué à la princesse ; j’ai suivi avec joie le signe qui m’appelait à ma perte. Soit ! Je me suis du moins montré digne de la précieuse confiance qui me fortifie, qui me fortifie, à l’heure même où la porte noire d’un long avenir de deuil s’ouvre violemment devant moi !… Oui, c’en est fait ! Le soleil disparaît soudain avec la faveur la plus belle ; le prince détourne de moi son gracieux regard, et me laisse égaré dans un sentier étroit et sombre ; l’affreux volatile à la double nature, funeste satellite de l’antique Nuit, prend son essor et voltige autour de ma tête. Où donc, où porterai-je mes pas, pour fuir la hideuse troupe que j’entends frémir ; pour éviter l’abîme qui s’ouvre devant moi ?



Scène II.

ÉLÉONORE, LE TASSE.
Éléonore.

Que s’est-il passé ? Cher Tasse, ton ardeur, ta défiance, ont-elles pu t’emporter ainsi ? Comment cela est-il arrivé ? Nous sommes tous consternés. Et ta douceur et tes manières prévenantes, ton coup d’œil rapide, la droite raison avec laquelle tu rends à chacun ce qui lui appartient ; ton humeur égale, qui supporte ce qu’une âme généreuse apprend bien vite à supporter, ce qu’une âme vaine apprend rarement ; ce sage empire sur ta langue et tes lèvres… Mon cher ami, j’ai peine à te reconnaître.

Le Tasse.

Et si tout cela était perdu maintenant ? Si un ami, que tu avais cru riche un jour, se trouvait être tout à coup comme un mendiant ? Tu as bien raison ; je ne suis plus moi-même, et pourtant je le suis aussi bien que je l’étais. Cela semble une énigme, et toutefois ce n’en est pas une. Cette lune paisible, qui te charme pendant la nuit, dont la lumière attire invinciblement tes yeux et ton cœur, elle passe pendant le jour comme un petit nuage, pâle et insignifiant. Je suis effacé par l’éclat du jour ; vous me connaissez : je ne me connais plus.

Éléonore.

Ce que tu me dis, mon ami, je ne comprends pas comment tu peux le dire. Explique-toi : l’offense de cet homme dur a-t-elle pu si fort te blesser, que tu veuilles méconnaître absolument et nous et toi-même ? Ouvre-moi ton cœur.

Le Tasse.

Je ne suis pas l’offensé : tu me vois puni comme auteur de l’offense. L’épée délie bien aisément et bien vite les nœuds de mille paroles, mais je suis prisonnier. Tu le sais peut-être à peine… (ne t’effraye pas, tendre amie) tu trouves ton ami dans une prison. Le prince me châtie comme un écolier. Je ne veux pas contester avec lui ; je ne peux.

Éléonore.

Tu parais plus ému que de raison.

Le Tasse.

Me crois-tu si faible, si enfant, qu’un pareil accident puisse d’abord me troubler ? Ce qui est arrivé ne m’afflige pas si profondément : ce qui m’afflige, c’est l’augure que j’en tire. Laisse seulement agir mes envieux, mes ennemis ! Le champ est libre et ouvert.

Éléonore.

Tu as de faux soupçons sur beaucoup de gens : j’ai pu m’en convaincre. Antonio lui-même n’est pas ton ennemi, comme tu l’imagines. Le démêlé d’aujourd’hui…

Le Tasse.

Je le laisse entièrement de côté ; je me contente de prendre Antonio pour ce qu’il était, pour ce qu’il est encore. J’ai toujours été choqué de sa sagesse empesée, et de ce qu’il ne cesse de jouer le rôle de pédant. Au lieu de s’enquérir si l’esprit de celui qui l’écoute ne marche pas déjà par lui-même dans de bonnes voies, il vous enseigne maintes choses que vous sentez mieux et plus profondément, et n’entend pas un mot de ce que vous lui dites, et vous méconnaîtra toujours. Être méconnu, méconnu par un orgueilleux, qui croit vous dominer en souriant ! Je ne suis pas encore assez vieux et assez sage, pour me contenter d’en sourire à mon tour patiemment. Tôt ou tard… cela ne pouvait durer… il fallait rompre. Plus tard cela eût été pire encore. Je ne reconnais qu’un maître, le maître qui me nourrit ; je lui obéis volontiers, mais je ne veux point de pédagogue. Je veux être libre dans mes pensées et mes inspirations : le monde ne nous gêne que trop dans notre conduite.

Éléonore.

Antonio parle assez souvent de toi avec estime.

Le Tasse.

Avec ménagement, veux-tu dire, par finesse et par prudence. Et c’est justement ce qui me fâche ; car il sait parler avec tant de politesse et de précautions, que son éloge finit par devenir une véritable censure, et que rien ne blesse plus vivement, plus profondément, qu’une louange de sa bouche.

Éléonore.

Si tu avais entendu, mon ami, comme il parlait de toi et du talent que la nature favorable t’a dispensé par préférence à la foule ! Assurément, il sent ce que tu es, ce que tu possèdes, et il sait l’estimer aussi.

Le Tasse.

Ah ! crois-moi, un cœur égoïste ne peut échapper au tourment de l’étroite envie. Un tel homme pardonnera peut-être à un autre la richesse, le rang et les honneurs, parce qu’il se dit : « Tu possèdes cela toi-même ; tu le posséderas, si tu veux, si tu persévères, si la fortune te favorise. » Mais, ce que dispense la seule nature, ce qui reste à jamais inaccessible à tout labeur, à tout effort ; ce que ni l’or, ni l’épée, ni l’habileté, ni la persévérance, ne peuvent conquérir, il ne le pardonnera jamais. Il ne me l’envie pas ? Lui, qui, avec son esprit guindé, pense extorquer la faveur des Muses, et, lorsqu’il ramasse les pensées de quelques poëtes, se croit poëte lui-même ? Il me cédera bien plutôt la faveur du prince, qu’il serait charmé pourtant de concentrer sur lui, que le talent dont ces filles célestes ont doué le jeune et pauvre orphelin.

Éléonore.

Oh ! que ne vois-tu la chose aussi clairement que je la vois ! Tu te trompes sur Antonio : il n’est pas comme cela.

Le Tasse.

Et si je me trompe sur lui, je me trompe volontiers ! Je le regarde comme mon plus perfide ennemi, et je serais inconsolable, si je devais maintenant me le figurer plus doux. C’est une folie d’être équitable de tout point : c’est vouloir détruire sa propre nature. Les hommes sont-ils donc si équitables pour nous ? Non, oh ! non. Dans sa nature bornée, l’homme a besoin de deux sentiments, l’amour et la haine. N’a-t-il pas besoin de la nuit comme du jour, du sommeil comme de la veille ? Oui, je dois désormais tenir cet homme pour l’objet de ma haine la plus profonde ; rien ne pourra m’arracher le plaisir de penser mal et toujours plus mal de lui.

Éléonore.

Si tu ne veux pas, cher ami, changer de sentiments, j’ai peine à comprendre que tu veuilles rester plus longtemps à la cour. Tu sais comme il est considéré, et comme il doit l’être !

Le Tasse.

À quel point, et depuis longtemps, ma belle amie, je suis ici de trop, je le sais fort bien.

Éléonore.

Tu ne l’es point, tu ne le seras jamais ! Tu sais, au contraire, combien le prince, combien la princesse aiment à vivre avec toi ; et, quand la duchesse d’Urbin vient ici, elle y vient presque autant pour toi que pour sa sœur et son frère. Ils te sont tous attachés et tous également ; et chacun d’eux se fie en toi sans réserve.

Le Tasse.

Éléonore, quelle confiance !… M’a-t-il jamais dit un mot, un mot sérieux de ses affaires d’État ? S’il survenait un incident, sur lequel il conférait, même en ma présence, avec sa sœur, avec d’autres, il ne m’a jamais consulté. On n’avait alors qu’une parole à la bouche : « Antonio vient ! Il faut écrire à Antonio ! Consultez Antonio ! »

Éléonore.

Tu te plains et tu devrais le remercier ; s’il veut te laisser dans une liberté absolue, c’est qu’il t’honore comme il peut t’honorer.

Le Tasse.

Il me laisse en repos, parce qu’il me juge inutile.

Éléonore.

C’est précisément parce que tu te reposes, que tu n’es pas inutile. Peux-tu nourrir si longtemps dans ton cœur, comme un enfant chéri, le souci et le chagrin ? Je l’ai souvent observé, et je puis l’observer comme je le veux, dans ces beaux lieux, où le bonheur semblait t’avoir transplanté, tu ne prospères point. Ô Tasse !… te le conseillerai-je ? dois-je le dire ?… Tu devrais t’éloigner !

Le Tasse.

N’épargne pas le malade, aimable médecin ! Offre-lui le remède ; ne songe point s’il est amer… Pourra-t-il guérir, voilà ce qu’il te faut bien considérer, ô sage et bienveillante amie ! Je vois tout cela moi-même : c’est fini ! Je peux bien lui pardonner : il ne me pardonnera pas. Hélas ! et l’on a besoin de lui et non pas de moi. Il est sage, hélas ! et je ne le suis pas. Il travaille à ma perte, et je ne puis, je ne veux pas lutter contre lui. Mes amis laissent aller la chose ; ils la voient autrement ; ils résistent à peine, et ils devraient combattre. Tu crois qu’il faut que je parte : je le crois aussi. Adieu donc ! Je supporterai encore cela. Vous vous êtes séparés de moi… Que la force et le courage me soient aussi donnés pour me séparer de vous !

Éléonore.

Dans l’éloignement se montre aussi avec plus de pureté tout ce qui nous trouble en présence de l’objet. Tu reconnaîtras peut-être quelle affection t’environnait partout, quelle valeur a la fidélité de véritables amis, et que le vaste monde ne remplace point l’intimité.

Le Tasse.

Nous en ferons l’épreuve ! Cependant je connais le monde dès ma jeunesse ; je sais comme aisément il nous laisse dénués, solitaires, et passe son chemin, ainsi que le soleil et la lune et les autres dieux.

Éléonore.

Veux-tu m’en croire, mon ami, tu ne répéteras jamais cette triste expérience. Si je puis te donner un conseil, tu te rendras d’abord à Florence, et une amie prendra soin de toi avec la plus grande affection. Sois tranquille : c’est moi-même. Je pars, pour y rejoindre mon mari au premier jour ; je ne puis rien ménager de plus agréable pour lui et pour moi que de t’introduire dans nos foyers. Je ne dis rien de plus ; tu sais toi-même de quel prince tu vas approcher, et quels hommes cette belle cité renferme dans son sein et quelles femmes !… Tu gardes le silence ? Songes-y bien ! Décide-toi !

Le Tasse.

Ce que tu me proposes est bien séduisant et tout à fait conforme au désir que je nourris en secret ; mais c’est trop nouveau. Je t’en prie, laisse-moi réfléchir : je me résoudrai bientôt.

Éléonore.

Je pars avec la plus belle espérance pour toi et pour nous et aussi pour cette maison. Songes-y seulement ! et, si tu y songes bien, tu imagineras difficilement quelque chose de meilleur.

Le Tasse.

Encore un mot, chère amie !… Dis-moi, comment la princesse est-elle disposée à mon égard ? Était-elle irritée contre moi ? Que disait-elle ?… Elle m’a beaucoup blâmé ?… Parle librement !

Éléonore.

Comme elle te connaît, elle t’a facilement excusé.

Le Tasse.

Ai-je perdu dans son esprit ? Ne me flatte point !

Éléonore.

On ne perd pas si aisément la faveur des femmes.

Le Tasse.

Me laissera-t-elle aller de bon gré, si je pars ?

Éléonore.

Assurément, si cela tourne à ton bien.

Le Tasse.

Ne perdrai-je pas les bonnes grâces du prince ?

Éléonore.

Tu peux te reposer avec confiance sur sa générosité.

Le Tasse.

Et laisserons-nous la princesse toute seule ? Tu t’en vas, et, si peu que je sois, je sais pourtant que j’étais quelque chose pour elle.

Éléonore.

Un ami absent nous est encore une très-agréable compagnie, quand nous le savons heureux. Et cela ira bien ; je te vois satisfait. Tu ne partiras pas d’ici mécontent. Sur l’ordre du prince, Antonio te cherche, il condamne lui-même les paroles amères par lesquelles il t’a offensé. Je t’en prie, reçois-le de sang-froid, comme il viendra lui-même.

Le Tasse.

De toute manière, je puis me montrer devant lui.

Éléonore.

Et qu’avant ton départ, cher ami, le ciel m’accorde de te faire voir que personne, dans toute la patrie, ne te poursuit et ne te hait, ne t’opprime et ne te persécute secrètement ! Tu te trompes assurément, et, comme tu inventes souvent pour le plaisir des autres, tu inventes, hélas ! dans cette circonstance, une trame bizarre, pour t’affliger toi-même. Je veux tout faire pour la rompre, afin que tu puisses parcourir librement le beau chemin de la vie. Adieu, j’espère bientôt une heureuse réponse.



Scène III.

LE TASSE, seul.

Je devrais reconnaître que personne ne me hait, que personne ne me persécute ; que toute la ruse, toute la trame secrète est filée et ourdie uniquement dans ma tête ! Je devrais avouer que j’ai tort et que je fais tort à des gens qui ne l’ont pas mérité de moi ! Et cela, à l’heure où mon plein droit, comme leur malice, se montre clairement à la face du soleil ! Il faut que je sente profondément comme, d’un cœur ouvert, le prince m’assure sa faveur, m’en dispense les dons avec une large mesure, au moment où il est assez faible pour souffrir que mes ennemis lui obscurcissent la vue, et sans doute enchaînent aussi sa main ! Il est trompé, et il ne peut le voir ; ils sont les trompeurs, et je ne puis le prouver. Et seulement pour qu’il se trompe d’un cœur tranquille, pour que mes ennemis puissent le tromper à leur aise, je dois me taire, je dois même quitter la place ! Et qui me donne ce conseil ? Qui me presse sagement, avec un sentiment affectueux et fidèle ? Éléonore elle-même, Éléonore Sanvitale, la tendre amie ! Ah ! je te connais maintenant ! Pourquoi me suis-je fié jamais à ses lèvres ? Elle n’était pas sincère, si vivement qu’elle me témoignât, par de douces paroles, sa bienveillance, sa tendresse ! Non, elle avait, elle a toujours le cœur perfide ; elle se tourne, d’une marche habile et légère, vers la faveur… Que de fois me suis-je plu moi-même à me tromper aussi sur elle ! Et cependant, au fond, c’est la vanité seule qui m’a trompé. Oui, je la connaissais et je me flattais moi-même. « Elle est ainsi avec les autres, me disais-je ; mais avec toi son cœur est ouvert et fidèle. » Maintenant je le vois bien, et je le vois trop tard, j’étais en faveur et elle s’attachait tendrement… à l’homme heureux. Aujourd’hui je tombe, et, comme la fortune, elle me tourne le dos… Elle vient à moi maintenant comme instrument de mon ennemi ; elle s’approche en rampant, et, de sa langue flatteuse, la petite vipère, elle siffle un chant magique. Comme elle semblait aimable ! Plus aimable que jamais ! Comme chaque mot de ses lèvres était caressant ! Mais la flatterie n’a pu longtemps me cacher l’intention perfide : sur son front paraissait trop clairement écrit le contraire de tout ce qu’elle disait. Je le sens bientôt, lorsqu’on cherche le chemin de mon cœur, et que l’on n’a pas des sentiments sincères. Il faut que je parte ? Il faut que je me rende à Florence aussitôt que possible ? Pourquoi donc à Florence ? Je le vois bien. Là règne la nouvelle maison de Médicis ; elle n’est pas, il est vrai, en hostilité ouverte avec Ferrare, mais la secrète jalousie sépare, avec sa main glacée, les plus nobles cœurs. Si je recevais de ces illustres princes des marques signalées de faveur, comme j’oserais certainement les attendre, le courtisan rendrait bientôt suspectes ma fidélité et ma reconnaissance : cela lui réussirait aisément… Oui, je partirai, mais non comme vous voulez ; je partirai, et j’irai plus loin que vous ne pensez. Que fais-je ici ? Qui me retient ? Ah ! j’ai bien compris chaque parole que je tirais des lèvres d’Éléonore. J’arrachais à peine syllabe par syllabe, et, cette fois, je sais parfaitement ce que pense la princesse… Oui, oui, cela aussi est vrai : ne te désespère pas. « Elle me laissera aller de bon gré, si je pars, puisque c’est pour mon bien. » Ah ! si elle sentait dans le cœur une passion qui détruisît mon bonheur et moi-même !… Bien venue la mort, qui me saisirait, plutôt que cette main qui m’abandonne avec froideur et sécheresse !… Je pars… Maintenant observe-toi, et ne te laisse séduire par aucun dehors d’amitié ou de bienveillance. Nul ne t’abusera cette fois, si tu ne t’abuses toi-même.



Scène IV.

ANTONIO, LE TASSE.
Antonio.

Je viens, Tasse, pour te dire quelques mots, si tu veux et si tu peux m’écouter tranquillement.

Le Tasse.

L’action, tu le sais, me demeure interdite : mon rôle est d’attendre et d’écouter.

Antonio.

Je te trouve tranquille, comme je souhaitais, et je te parlerai, avec plaisir, d’un cœur sincère. D’abord je brise, au nom du prince, le faible lien qui semblait te tenir captif.

Le Tasse.

Le bon plaisir me délivre comme il m’enchaîna : j’accepte et ne demande point de jugement.

Antonio.

Je te dirai ensuite en mon nom : Je t’ai offensé, semble-t-il, profondément par mes paroles et plus que je ne l’ai senti moi-même, étant agité de diverses passions. Mais aucune parole injurieuse ne s’est échappée inconsidérément de mes lèvres ; le gentilhomme n’a rien à venger, et l’homme ne refusera pas le pardon.

Le Tasse.

Ce qui blesse le plus de l’humiliation ou de l’insulte, je ne veux pas l’examiner ; l’une pénètre jusqu’à la moelle et l’autre égratigne la peau. Le trait de l’insulte rejaillit contre celui qui croit nous blesser ; l’épée, bien maniée, satisfait aisément l’opinion : mais un cœur humilié guérit avec peine.

Antonio.

C’est à moi maintenant de te dire avec instance : ne recule pas ; remplis mon désir, le désir du prince, qui m’envoie auprès de toi.

Le Tasse.

Je connais mon devoir et je cède. Que tout soit oublié, autant que la chose est possible ! Les poëtes nous parlent d’une lance qui, par son attouchement salutaire, pouvait guérir les blessures qu’elle avait faites. La langue de l’homme a cette vertu : je ne veux pas lui résister avec aigreur.

Antonio.

Je te remercie et je souhaite que sur-le-champ tu veuilles avec confiance me mettre à l’épreuve, ainsi que ma volonté de te servir. Parle, puis-je t’être utile ? Je le montrerai volontiers.

Le Tasse.

Tu m’offres justement ce que je pouvais souhaiter. Tu m’as rendu la liberté : à présent, je t’en prie, procure-m’en l’usage.

Antonio.

Que veux-tu dire ? Explique-toi clairement.

Le Tasse.

Tu sais que j’ai fini mon poëme : il s’en faut beaucoup encore qu’il soit achevé. Je l’ai présenté aujourd’hui au prince ; j’espérais, en même temps, lui adresser une prière. Je trouverai maintenant beaucoup de mes amis réunis à Rome. Déjà chacun à part m’a ouvert ses avis par lettres sur plusieurs passages : j’en ai pu souvent profiter ; bien des choses me semblent devoir être encore méditées ; il est divers endroits que je n’aimerais pas à changer, si l’on ne peut me convaincre mieux qu’on ne l’a fait. Tout cela ne se peut faire par lettres ; une entrevue lèvera bientôt ces difficultés. Je songeais donc à demander moi-même aujourd’hui cette grâce au prince ; je n’en ai pas trouvé l’occasion : maintenant je n’ose pas le risquer, et je n’espère plus cette permission que par toi.

Antonio.

Il ne me semble pas sage que tu t’éloignes au moment où ton poëme achevé te recommande au prince et à la princesse. Un jour de faveur est comme un jour de moisson : il faut être à l’œuvre aussitôt qu’elle est mûre. Si tu t’éloignes, tu ne gagneras rien, et tu perdras peut-être tes premiers avantages. La présence est une puissante déesse : apprends à connaître son influence ; reste ici !

Le Tasse.

Je n’ai rien à craindre : Alphonse est généreux ; il s’est montré toujours grand à mon égard, et, ce que j’espère, je veux le devoir uniquement à son cœur, et ne surprendre aucune grâce. Je ne veux rien recevoir de lui qu’il pût regretter d’avoir donné.

Antonio.

Alors ne lui demande pas de te laisser partir maintenant : il le fera à regret, et je crains même qu’il ne le fasse pas.

Le Tasse.

Il le fera volontiers, s’il en est prié comme il faut, et tu le pourras sans doute, aussitôt que ta voudras.

Antonio.

Mais quel motif, dis-moi, présenterai-je ?

Le Tasse.

Laisse parler mon poëme par chacune[1] de ses stances. Ce que j’ai voulu faire est louable, quand même le but resterait inaccessible à mes efforts. L’ardeur et le travail n’ont pas manqué : la course brillante de maints beaux jours, la paisible durée de maintes nuits profondes, furent consacrées uniquement à ce pieux ouvrage. J’espérais, sans orgueil, m’approcher des grands maîtres de l’antiquité ; j’espérais, dans mon audace, réveiller, pour d’illustres exploits, nos contemporains d’un long sommeil, et peut-être partager, avec une noble armée de chrétiens, le péril et la gloire de la guerre sainte. Et, si mon poëme doit enflammer l’élite des guerriers, il faut aussi qu’il soit digne d’elle. Je suis redevable à Alphonse de ce que j’ai fait : je voudrais lui devoir aussi l’achèvement.

Antonio.

Et ce même prince est ici avec d’autres hommes, qui pourront te guider aussi bien que les Romains. Achève ici ton ouvrage. C’est ici le lieu. Et, pour agir, cours ensuite à Rome.

Le Tasse.

C’est Alphonse qui m’inspira le premier : il sera certainement mon dernier guide. Et tes conseils, les conseils des hommes sages que rassemble notre cour, je les estime hautement. Vous déciderez, quand mes amis de Rome ne m’auront pas entièrement convaincu. Cependant il faut que je les voie. Gonzague a réuni pour moi un tribunal devant lequel je dois d’abord me présenter. À peine puis-je attendre. Flaminio de Nobili, Angelio de Barga, Antoniano et Sperone Speroni !… Tu dois les connaître !… Quels noms que ceux-là ! Ils inspirent à la fois la confiance et la crainte à mon esprit, qui se soumet volontiers.

Antonio.

Tu ne songes qu’à toi et tu ne songes pas au prince. Je te l’ai dit, il ne te laissera point aller ; et, s’il le fait, il ne cédera pas volontiers. Tu ne veux pas demander ce qu’il ne peut t’accorder qu’à regret. Et dois-je ici m’employer pour une chose que je ne puis moi-même approuver ?

Le Tasse.

Me refuses-tu le premier service, quand je veux mettre à l’épreuve l’amitié que tu m’as offerte ?

Antonio.

La véritable affection se montre en refusant à propos ; et l’amitié accorde bien souvent un funeste avantage, quand elle considère le désir plus que le bien de celui qui la sollicite. Tu me sembles, dans ce moment, juger avantageux ce que tu désires avec passion, et tu exiges, à l’instant même, ce que tu désires. Celui qui est dans l’erreur remplace par la vivacité ce qui lui manque en vérité et en force. Mon devoir m’oblige à modérer, autant que je puis, la fougue qui t’égare.

Le Tasse.

Je connais dès longtemps cette tyrannie de l’amitié, qui de toutes les tyrannies me paraît la plus insupportable. Tu penses autrement, et, par cela seul, tu crois penser juste. Je reconnais volontiers que tu désires mon bien ; mais ne demande pas que je le cherche par ton chemin.

Antonio.

Et dois-je sur-le-champ, de sang-froid, te nuire, avec une évidente et pleine persuasion ?

Le Tasse.

Je veux te délivrer de ce souci. Tu ne m’arrêteras point par ces discours. Tu m’as déclaré libre ; elle m’est donc ouverte, cette porte qui conduit chez le prince. Je te laisse le choix. Toi ou moi ! Le prince va partir ; il n’y a pas un moment à perdre. Choisis promptement. Si tu ne vas pas, j’irai moi-même, quel que puisse être l’événement.

Antonio.

Que du moins j’obtienne de toi quelques moments ; attends jusqu’au retour du prince ; laisse seulement passer aujourd’hui.

Le Tasse.

Non, à cette heure même, s’il est possible ! Les pieds me brûlent sur ce pavé de marbre ; mon esprit ne peut trouver de repos, avant que la poussière des routes ouvertes enveloppe mes pas précipités. Je t’en prie ! Tu vois comme je suis incapable, en ce moment, de parler à mon maître ; tu vois (comment te le cacherai-je ?) que je ne puis dans ce moment me commander à moi-même ; qu’aucune force humaine ne le pourrait. Des chaînes seulement peuvent me retenir. Alphonse n’est pas un tyran : il m’a déclaré libre. Avec quelle joie j’obéissais autrefois à ses ordres ! Aujourd’hui je ne puis obéir. Aujourd’hui seulement laissez-moi en liberté, afin que mon esprit se retrouve. Je reviendrai bientôt à mon devoir.

Antonio.

Tu me fais chanceler. Que dois-je faire ? Je le vois bien, l’erreur est contagieuse.

Le Tasse.

Si tu veux que je te croie, si tu me veux du bien, fais ce que je désire, ce que tu peux. Alors le prince me donnera congé, et je ne perdrai pas sa faveur ; je ne perdrai pas son secours. Je t’en serai redevable, et le reconnaîtrai avec joie. Mais, si tu gardes dans le cœur une vieille haine ; si tu veux me bannir de cette cour ; si tu veux détruire à jamais ma fortune, m’exiler sans ressource dans le vaste monde : reste dans ton sentiment et résiste-moi.

Antonio.

Ô Tasse, puisqu’il faut donc que je te nuise, je choisirai le moyen que tu choisis. Le résultat décidera qui se trompe. Tu veux partir ! Je te l’annonce, tu auras à peine tourné le dos à cette maison, que ton cœur t’y rappellera, et que l’obstination te poussera en avant. La douleur, le trouble, la tristesse, t’attendent à Rome, et tu manqueras ton but ici et là-bas. Mais je ne dis plus cela pour te conseiller ; je te prédis seulement ce qui arrivera bientôt, et je t’invite aussi d’avance à te confier en moi, quelque malheur qui t’arrive. Je vais maintenant parler au prince, comme tu l’exiges.



Scène V.

LE TASSE, seul.

Oui, va, va, persuadé que tu me fais croire ce que tu veux. J’apprends à me déguiser ; car tu es un grand maître, et je saisis promptement. Ainsi la vie nous force de paraître et même d’être semblables à ceux que nous pouvions hardiment et fièrement mépriser. Je vois désormais clairement tout l’artifice de cette trame de cour. Antonio veut me chasser d’ici, et ne veut pas qu’il paraisse que c’est lui qui me chasse. Il joue l’homme indulgent, l’homme sage, afin qu’on me trouve bien malade et bien déraisonnable. Il se pose en tuteur, pour me réduire à n’être qu’un enfant, moi qu’il n’a pu forcer d’être esclave. Il couvre ainsi de nuages le front du prince et les yeux de la princesse. Il faut me retenir, dit-il ; après tout, la nature m’a départi un beau talent ; mais elle a, par malheur, accompagné ce don excellent de maintes faiblesses, d’un orgueil effréné, d’une sensibilité outrée et d’une sombre obstination. C’est comme cela ; la destinée a formé de la sorte cet homme unique : il faut maintenant le prendre comme il est, le souffrir, le supporter, et peut-être, dans ses bons jours, recevoir, comme un gain inattendu, ce qu’il peut procurer de plaisir ; du reste, tel qu’il est né, il faut le laisser vivre et mourir… Puis-je reconnaître encore la ferme volonté d’Alphonse, qui brave ses ennemis et protége fidèlement ses amis ? le reconnaître dans la manière dont il me traite aujourd’hui ? Oui, je vois bien maintenant tout mon malheur. C’est dans ma destinée, que celui qui demeure fidèle et sûr pour les autres, se change pour moi seul, se change aisément, au moindre souffle, en un instant… La seule arrivée de cet homme n’a-t-elle pas, en une heure, détruit toute ma fortune ? N’a-t-il pas renversé, jusqu’à ses derniers fondements, l’édifice de mon bonheur ? Ah ! me faut-il éprouver tout cela ! l’éprouver aujourd’hui ! Oui, comme tout se pressait de venir à moi, maintenant tout m’abandonne ; comme chacun s’efforçait de m’entraîner à soi, de s’emparer de moi, chacun me repousse et m’évite. Et pourquoi cela ? Le seul Antonio l’emporte-t-il donc dans la balance sur mon mérite et sur tout l’amour que j’ai possédé dans une si large mesure ?… Oui, tout me fuit maintenant. Toi aussi !… Toi aussi, chère princesse, tu te dérobes à moi ! Dans ces tristes heures, elle ne m’a pas envoyé le moindre signe de sa faveur. L’ai-je mérité de sa part ?… Pauvre cœur, pour qui c’était une chose si naturelle de l’honorer !… Lorsque j’entendais sa voix, quel ineffable sentiment pénétrait mon sein ! Quand je la voyais, la claire lumière du jour me semblait obscure ; son œil, sa bouche, m’attiraient irrésistiblement ; mes genoux me soutenaient à peine, et il me fallait toute la force de ma volonté pour demeurer debout et ne pas tomber à ses pieds. À peine pouvais-je dissiper cette ivresse. Sois ferme, mon cœur. Lumineuse raison, ne te laisse pas obscurcir. Oui, elle aussi !… Osé-je le dire ? Je le crois à peine… Ah ! je le crois, et je voudrais me le dissimuler. Elle aussi !… elle aussi ! Pardonne-lui entièrement, mais ne te flatte pas ! Elle aussi !… elle aussi !… Ah ! ce mot, dont je devrais douter, tant que vivra dans mon cœur un souffle de foi, il se grave, comme un suprême arrêt du sort, sur le bord de la table d’airain que remplissent les souvenirs de mes douleurs. C’est seulement de cette heure, que mes ennemis sont puissants ; de cette heure, que toute force m’est pour jamais ravie. Comment puis-je combattre, lorsqu’elle est dans l’armée ennemie ? Comment puis-je attendre avec patience, lorsqu’elle ne me tend pas la main de loin, que son regard ne vient pas au-devant du suppliant ? Tu as osé le penser, tu l’as dit, et, il faut l’avouer, avant que tu pusses le craindre ! Et maintenant, avant que le désespoir déchire ton cœur avec ses griffes d’airain, oui, n’accuse que le sort cruel, et répète seulement : « Elle aussi ! elle aussi ! »

  1. Nous lisons jeder.