Une femme m’apparut (1904)/08

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 103-110).

VIII
beethoven.



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VIII


J’étais dans le jardin d’Ione où pâlissaient des iris blancs plus mystiques encore que les lys. Je me souviendrai, pendant toute mon existence humaine, de ces iris blancs. Et une senteur mélancolique de violettes s’attardait dans les allées, comme un adieu.

Je considérais ce jardin où elle se plaisait sans doute à errer, âprement songeuse. Elle avait aimé ces fleurs, elle s’était inclinée vers ces iris blancs, elle avait respiré ces violettes.

Il me semblait qu’elle était déjà morte. Un pressentiment étouffait en moi l’effort de l’espoir.

D’anciennes paroles se répercutèrent dans le silence bleu. San Giovanni les avait murmurées jadis, par un soir de brume.

« L’amitié est plus périlleuse que l’amour, car ses racines sont plus profondes que les racines de l’amour.

« La douleur d’amitié est plus amère que la douleur d’amour. »

Je ne sais pourquoi ces choses du passé m’obsédèrent en ce moment… La pensée parfois s’égare dans les grandes douleurs, elle s’attache à des choses futiles, ainsi qu’un être englouti par l’abîme se raccroche vainement à une touffe d’herbe.

Quelque chose articulait nettement : « Tu vas perdre Ione. Ione va mourir… » Et j’écoutais sans comprendre encore.

Je cueillis, d’un geste d’aveugle, un iris blanc. Je disais « Cette fleur va mourir, comme Ione… Elle meurt déjà, comme Ione… Elle est morte, comme Ione… »

Et soudain, je levai les yeux. Une haute forme noire passait devant moi. Je vis que c’était un prêtre… Il se fit en moi une grande stupeur.

Un prêtre ! — Un prêtre, parmi ces fleurs véhémentes, dans ce jardin frémissant de parfums !… Ione avait fait appeler un prêtre à son lit de mort… Pourquoi ?…

Je me souvins de certaines phrases de moi qu’elle avait approuvées :

« En mes bosquets, les fleurs n’ont point de symbole. Elles n’ont que des pâleurs et des parfums. Je ne conçois pas d’autre éternité que celle des Poètes et des Statues… »

Et cette même Ione avait fait appeler auprès d’elle un prêtre !

J’évoquai les yeux fixes de mon amie, les yeux qui semblaient ne plus devoir se fermer, même dans le sommeil, et le front qui songeait toujours. Je compris toute l’horreur de cette perpétuelle pensée. C’était elle qui avait lentement ravagé et inexorablement détruit le frêle corps d’Ione.

Je sentis que la pauvre enfant, hagarde devant l’impénétrable Mystère, s’était réfugiée dans l’humaine consolation de la croyance catholique. Le silence l’avait si abominablement épouvantée, qu’elle avait écouté les voix qui parlaient d’espérance, de certitude, de cieux lumineusement ouverts. Sa raison ayant fléchi sous l’Inconnaissable, elle s’était attachée à la foi des simples qui méprise, qui nie et bafoue toute raison.

Et, se voyant sombrer dans la ténèbre, elle avait réclamé un secours à ce divin mensonge qui explique l’Inexpliqué…

Voilà pourquoi le prêtre était venu.

Elle m’avait autrefois demandé mon opinion sur l’au-delà et sur l’âme. Je ne trouvai à lui répondre que le tragique : « Je ne sais pas. »

… Et elle avait soupiré profondément.

« Je n’ai point d’idées, » avais-je ajouté, « je n’en ai jamais eu et je n’en aurai jamais. Les idées passent et changent, les sentiments seuls sont immortels. Les doctrines périssent, et l’amour demeure. »

… J’entrai dans la maison qui prenait déjà la couleur de cendre des demeures funèbres. J’insistai pour voir Ione, ne fût-ce que pendant l’éclair d’une seconde. Et, après de douloureuses supplications, je franchis le seuil de sa chambre de malade.

Comment exprimer l’impression qui me maîtrisa, quand je la vis ? Un effroi démesuré paralysait en moi l’élan douloureux de la tendresse.

Ce n’était plus Ione… Elle était déjà morte. Ce qui, devant moi, s’agitait et grelottait de fièvre, c’était son cadavre tiède encore.

On avait coupé les cheveux bruns, ardents ainsi que les nuits d’automne. Les pauvres lèvres remuaient continuellement pour des paroles incohérentes. Les regards vagues, qui ne discernaient rien, se tournèrent vers moi. Ione me contempla longtemps, — je ne sais si elle me reconnut. Elle n’était plus qu’une souffrance obscure… L’effroyable énigme de cette personnalité abolie me glaçait… Et je restai, comme Ione, une souffrance obscure…

Pour la première fois, je comprenais toute l’horreur de la déchéance humaine…

La Misère, la Maladie et la Vieillesse sont des abîmes où s’anéantit l’espoir, parce qu’elles sont la Laideur irrémédiable.

Une terreur s’empara de moi devant ce qui avait été Ione. La Mort me paraissait moins implacable que cette métamorphose. Je n’avais plus qu’un instinct de fuite. Cette inconscience qui ne voyait plus, qui n’entendait plus, qui ne parlait plus, qui ne comprenait plus, pareille à l’enfance, à l’idiotie, à l’extrême vieillesse, c’était Ione ! — Ione, cette subtilité profonde, cette pensée, Ione, cette complexe intelligence !…

Mes yeux errèrent une dernière fois sur ce visage méconnaissable, sur ce front trop haut et trop vaste qui m’apparaissait presque difforme, tant il s’élargissait sur l’oreiller pâle.

On me fit sortir, et, lâchement, la tête entre les mains, je m’enfuis, je m’enfuis, je m’enfuis…