Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/37

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CHAPITRE XII.
Tom Pinch, s’étant égaré en route, trouve qu’il n’est pas le seul qui soit dans cette passe. – Il prend sa revanche sur un ennemi tombé.

Le mauvais génie de Tom ne le conduisit pas dans le repaire d’un de ces confectionneurs de pâtisserie cannibalique qu’on représente dans plus d’une légende populaire comme faisant dans la métropole un grand commerce de détail ; il ne le désigna pas non plus pour être la proie des joueurs de gobelets, coupeurs de bourse, escamoteurs, chevaliers d’industrie et tous autres fripons mieux connus de la police. Il ne lia pas conversation avec quelque gentleman qui l’emmenât dans un cabaret où se serait trouvé un autre gentleman, lequel eût juré qu’il avait plus d’argent qu’aucun gentleman, et n’eût pas tarder à prouver qu’il avait au moins plus d’argent que le gentleman présent, en lui prenant le sien ; il ne tomba pas non plus dans quelqu’un de ces nombreux pièges à hommes, qui, sans aucun avertissement, sont semés sur le sol de cette ville. Mais il se perdit en chemin, ce qui ne fut pas long, et en cherchant à se retrouver, il s’égara de plus en plus.

Cependant Tom, dans sa naïve ignorance de Londres, se croyait bien malin de se donner de garde d’aller demander la direction de Furnival’s-Inn ; à moins toutefois qu’il ne lui arrivât de se trouver près de la Monnaie ou de la Banque d’Angleterre : auquel cas il entrerait et ferait une ou deux questions, confiant dans la parfaite respectabilité des gens de l’établissement. Il marchait donc toujours, regardant au bout de toutes les rues qu’il traversait, et quelquefois les remontant à moitié ; et alors, en quittant sans s’en douter Goswell-Street, il enfilait Aldermanbury sans le savoir, s’égarait dans Barbican, et se retrouvait sans cesse de l’autre côté du centre de London-Wall ; de là, il se jetait à la traverse dans Thames-Street, par un instinct fidèle qui eût été merveilleux si Tom avait eu le moindre désir ou le moindre motif d’aller de ce côté ; voilà comment enfin il se trouva tout près du Monument.

L’Homme du Monument était pour Tom un être aussi mystérieux que l’Homme de la Lune. M. Pinch eut tout de suite l’idée que la créature solitaire qui vivait dans ce pilier loin de l’humanité tout entière, comme un vieil ermite, était précisément l’homme à qui il pouvait demander son chemin en toute confiance. Il devait être froid par habitude et peu accessible aux passions humaines, la colonne qu’il habitait était trop au-dessus de cela ; mais si la Vérité n’existait pas à la base du Monument, malgré la strophe de Pope sur l’extérieur de cet édifice, où pouvait-on espérer, se disait Tom, de la rencontrer à Londres ?

En s’approchant davantage du Monument, Tom éprouva un grand encouragement à voir que l’Homme du Monument avait des goûts simples ; qu’au milieu de cette résidence massive et artificielle, il conservait encore le culte des souvenirs champêtres ; qu’il aimait les fleurs, suspendait dans sa chambre des cages d’oiseaux, n’était pas complètement dépourvu de verdure au seuil de sa porte, et élevait de jeunes arbres dans des baquets. L’Homme du Monument était lui-même en ce moment assis devant sa porte, occupé à bâiller, comme s’il n’y avait pas là le Monument pour lui fermer la bouche et pour donner à son existence un intérêt perpétuel.

Tom s’avançait vers ce personnage remarquable pour lui demander le chemin de Furnival’s-Inn, quand deux curieux se présentèrent pour visiter le Monument. C’étaient un gentleman et une dame. Le gentleman dit :

« Combien par personne ? »

L’Homme du Monument répondit :

« Un tanneur[1]. »

Cette expression paraissait triviale, en la rapprochant du Monument.

Le gentleman mit un schelling dans la main de l’Homme du Monument, et celui-ci ouvrit une petite porte sombre. Quand le gentleman et la dame eurent disparu, l’Homme referma la porte et revint lentement à sa chaise.

Il s’assit et se mit à rire.

« Ils ne savent pas, dit-il, combien il y a de marches. Sinon, ils auraient plutôt payé double pour rester ici. Elle est bonne ! … »

L’homme du Monument était un cynique, un vrai roué ! Tom ne pouvait plus songer à lui demander son chemin ; au contraire, il était disposé à n’ajouter foi à aucune de ses paroles.

« Mon Dieu ! s’écria derrière M. Pinch une voix bien connue. Pour sûr, c’est lui ! »

En même temps, Tom se sentit frappé dans le dos par le haut d’une ombrelle. Comme il se retournait pour avoir l’explication de ce salut, il aperçut la fille aînée de son ex-patron.

« Miss Pecksniff ! … dit Tom.

– Comment ! ô ciel ! M. Pinch ! … s’écria Cherry. Qu’est-ce que vous faite ici ?

– Je me suis égaré en route, dit Tom. Je…

– J’espère que vous vous êtes sauvé de la maison, dit Charity. Ce serait ma foi bien fait, et on ne pourrait que vous en féliciter, quand papa s’oublie à ce point.

– Je l’ai quitté, répondit Tom. Mais c’était le bon accord des deux côtés. Ce n’est pas du tout une fuite clandestine.

– Est-ce qu’il est marié ? demanda Cherry avec un tremblement nerveux du menton.

– Non… pas encore, dit Tom en rougissant. Pour vous avouer la vérité, je ne crois pas qu’il se marie si… si c’est miss Graham qui est l’objet de sa passion.

– Ta ta ta, monsieur Pinch ! s’écria Charity avec la vivacité de l’impatience ; il est facile de vous en faire accroire. Vous ignorez de quels artifices est capable une pareille créature. Tout ce monde-là ne vaut pas grand’chose.

– Vous n’êtes pas mariée ? demanda Tom, hasardant cette question pour détourner le cours de la conversation.

– Non, non ! … dit Cherry, en dessinant avec le bout de son ombrelle le contour d’un des pavés de l’enceinte du Monument. Je… Mais il est vraiment impossible de s’expliquer ici. Ne voulez-vous pas entrer ?

– Vous demeurez donc par ici ? dit Tom.

– Oui, répondit miss Pecksniff en montrant du bout de son ombrelle la pension bourgeoise, je demeure chez mistress Todgers, pour le moment. »

La façon expressive dont elle avait appuyé sur ces derniers mots fit comprendre à Tom qu’on attendait de lui quelque question à cet égard. Aussi dit-il :

« Pour le moment seulement ! … Devez-vous retourner bientôt chez vous ?

– Non, monsieur Pinch, répondit Charity. Non, je vous remercie. Non ! Une belle-mère qui serait plus jeune que… je veux dire qui est presque du même âge que moi, ne me conviendrait pas du tout. Pas du tout ! répéta Cherry avec un éclat de dépit.

– Je pensais qu’en disant : Pour le moment…

– En vérité, sur ma parole, monsieur Pinch, dit Charity en rougissant, je ne supposais pas que vous me presseriez autant sur ce sujet ; sinon, je n’eusse pas été assez imprudente pour y faire allusion, car réellement… Mais est-ce que vous ne voulez pas entrer ? »

Tom, pour s’excuser, exposa qu’il avait rendez-vous à Furnival’s-Inn, et qu’en venant d’Islington il avait fait quelques zigzags de trop et s’était ainsi trouvé au Monument en s’égarant de plus en plus. Miss Pecksniff sourit en dessous quand il lui demanda si elle connaissait le chemin pour aller à Furnival’s-Inn, et enfin elle trouva le courage de lui répondre :

« Un gentleman de mes amis, pas précisément de mes amis, mais de mes connaissances… Oh ! sur ma parole, je sais à peine ce que je dis, monsieur Pinch… N’allez pas supposer qu’il y ait le moindre engagement entre nous ; ou bien, s’il y en a un, que ce soit une chose définitive… Ce gentleman, dis-je, doit se rendre immédiatement dans le voisinage de Furnival’s-Inn pour une petite affaire, je crois, et je suis certaine qu’il serait enchanté de vous accompagner pour vous empêcher de vous perdre encore. Veuillez donc entrer à la maison. Vous y trouverez très-probablement ma sœur Merry, ajouta-t-elle avec un étrange mouvement de tête et avec un sourire qui n’avait pas du tout l’air agréable.

– Alors je pense, dit Tom, que je tâcherai de découvrir mon chemin tout seul, car je crains que votre sœur ne soit pas très-satisfaite de me revoir. Cette malheureuse circonstance, à propos de laquelle vous et moi nous avons échangé en particulier quelques paroles amicales, n’a pas dû lui inspirer à mon égard des sentiments bien tendres. Et cependant il n’y avait réellement pas de ma faute.

– Jamais elle n’en a entendu parler, vous pouvez en être sûr, dit Cherry en relevant les coins de sa bouche et adressant un signe de tête à Tom. Et d’ailleurs, je ne suis pas sûre du tout qu’elle vous en voulût beaucoup pour cela si elle l’avait appris.

– Vous ne le lui avez pas dit ! s’écria Tom, réellement ému par cette insinuation.

– Je ne lui ai rien révélé, répondit Charity. Si je n’avais su déjà tout ce qu’il y a d’odieux dans la trahison et l’imposture, je l’eusse appris peut-être à la vue du succès qu’elles ont pu obtenir auprès de… qu’elles ont pu obtenir… »

Ici elle sourit comme tout à l’heure et ajouta : « Mais je ne veux rien dire. Au contraire, je méprise cela. Vous devriez bien entrer ! »

Il y avait dans toutes ces demi-confidences un mystère qui piquait la curiosité de Tom et troublait ce cœur plein de tendresse. Dans un moment d’irrésolution, il regarda Charity, et ne put s’empêcher de remarquer sur son visage une lutte entre deux sentiments, l’un de triomphe et l’autre de honte, et vit bien que même en rencontrant ses yeux, dont elle ne se souciait guère, elle détournait les siens avec une sorte de sombre défi dans ses manières.

Une idée vague traversa le cerveau de Tom : c’était le pressentiment voilé encore, que le changement de ses relations avec Pecksniff produirait peut-être chez lui un changement dans sa manière de voir à l’égard des autres, et lui ouvrirait l’esprit sur bien des choses dont il ne s’était pas même douté auparavant. Et pourtant, il n’avait pas encore de jugement arrêté sur la conduite de Charity. Il était loin de s’imaginer que c’était parce qu’il avait été témoin des mortifications de cette demoiselle, qu’elle saisissait avec plus d’ardeur la première occasion de se servir de la présence de leur ancien commensal pour humilier sa sœur, plongée maintenant dans un malheur bien plus cruel que le chagrin qu’elle avait eu à subir elle-même : car il ne savait rien de ce qui était arrivé, et se représentait toujours Mercy comme une créature étourdie, inconsidérée, vulgaire, continuant de professer pour lui ce même dédain qu’elle n’avait jamais pris la peine de cacher le moins du monde. En résumé, il avait seulement l’impression confuse que miss Pecksniff n’était pas la meilleure du monde ; et, étant curieux de tirer cela au clair, il accompagna Charity, comme elle le désirait.

Quand on eut ouvert la porte de la maison, Charity passa devant Tom, l’invitant à la suivre, et elle le mena ainsi jusqu’à la porte du parloir.

« Oh ! Mercy, dit-elle en jetant un regard dans cette pièce, je suis bien aise que vous ne soyez pas encore retournée chez vous. Qui pensez-vous que j’aie rencontré dans la rue et que je vous amène ? M. Pinch ! Qu’en dites-vous ? N’êtes-vous pas bien surprise ? »

Si elle fut surprise, Tom ne le fut pas moins quand il l’aperçut ; c’est lui qui fut surpris, bien plus surpris qu’elle-même.

« M. Pinch a quitté papa, ma chère, dit Cherry, et ses projets d’avenir sont tout à fait florissants. Je lui ai promis qu’Auguste, qui va de ce côté, l’accompagnerait à l’endroit où il veut se rendre. Auguste, mon enfant, où êtes-vous ? »

Là-dessus, miss Pecksniff sortit du parloir en appelant Auguste Moddle à grands cris, et laissa Tom Pinch seul avec Mercy.

Si Mercy eût été toujours la meilleure amie de Tom, si à travers sa longue servitude elle l’eût traité avec plus d’égards que n’en obtint jamais un pauvre souffre-douleur comme lui, si elle lui eût embelli toutes les heures des nombreuses années qu’il avait passées sous leur toit, si enfin elle eût toujours ménagé Tom sans jamais le blesser, l’honnête cœur du pauvre garçon ne se fût pas gonflé devant Mercy d’une pitié plus profonde ou d’une amitié plus pure de toute rancune.

« Mon Dieu ! Vous êtes vraiment la dernière personne au monde que j’eusse pensé voir ! »

Tom regretta cet accueil, qui ne lui rappelait que trop les temps passés. Il ne s’était pas attendu à cela. Cependant cela ne l’empêcha pas en même temps d’être fâché de la voir si changée de visage et si peu changée d’humeur. C’étaient deux sentiments qui n’avaient rien d’incompatible.

« Je m’étonne que vous trouviez du plaisir à venir me voir. J’ignore comment cela a pu vous venir en tête. Quant à moi, je m’en serais toujours passée volontiers. Je ne crois pas, monsieur Pinch, qu’il y ait eu, à aucune époque, grande amitié entre nous. »

Son chapeau était à côté d’elle sur le sofa, et Mercy, tout en parlant, en maniait les rubans, mais elle les maniait avec trop d’activité pour avoir conscience de ce que faisaient ses doigts.

« Nous ne nous sommes jamais querellés, dit Tom (Et Tom avait raison, car on ne peut pas plus se quereller sans adversaire que jouer tout seul aux échecs ou se battre en duel avec soi-même.) J’espérais que vous seriez bien aise d’échanger une poignée de main avec un ancien ami. Ne réveillons point le passé. Si jamais je vous ai offensée, je vous en demande pardon. »

Mercy le regarda un moment, laissa tomber son chapeau de ses mains, qu’elle étendit sur son visage, et fondit en larmes.

— « Oh ! monsieur Pinch ! dit-elle, je sais bien que jamais vous n’avez eu à vous louer de moi ; mais je vous croyais plus indulgent. Je ne pensais pas que vous fussiez si cruel. »

La manière dont elle parlait en ce moment ressemblait aussi peu à celle d’autrefois que Tom pouvait le souhaiter. Mais Mercy semblait lui adresser un reproche, et il ne le comprenait pas.

« Je l’ai rarement témoigné, continua-t-elle ; jamais même, je l’avoue. Mais j’avais pour vous tant d’estime, que, si j’avais été invitée à nommer la personne du monde la moins capable de me blesser, je vous eusse nommé de confiance.

– Vous m’eussiez nommé !

– Oui, dit-elle avec énergie, et je l’ai souvent pensé. »

Après un moment de réflexion, Tom prit une chaise et s’assit à côté de Mercy.

« Croyez-vous, dit-il, oh ! pouvez-vous croire que ce que je viens de dire, je l’aie dit autrement que dans le sens sincère et droit qu’avaient ostensiblement mes paroles et que l’esprit n’en soit pas conforme à la lettre ? Si jamais je vous ai offensée, pardonnez-le-moi ; cela peut m’être arrivé quelquefois. Quant à vous, jamais vous n’avez eu de tort avec moi, jamais vous ne m’avez offensé. Comment alors eussé-je pu songer à prendre une revanche, quand bien même je serais assez dur, assez méchant pour en avoir l’envie ? »

Au bout de quelques temps, Mercy la remercia à travers ses larmes et ses sanglots, et elle lui dit que jamais, depuis le jour où elle avait quitté la maison paternelle, elle n’avait été à la fois aussi triste et aussi consolée. Elle pleura encore amèrement ; et ce qui faisait le plus de peine à Tom, en la voyant pleurer, c’était surtout de penser que ce caractère naturellement enjoué avait tant besoin, maintenant, de sympathie et de tendresse.

« Allons, allons ! dit Tom. Vous aviez l’habitude d’être gaie tout le long du jour.

– Ah ! l’habitude ! … s’écria-t-elle d’un ton qui déchira le cœur de Tom.

– Et vous le serez encore, dit-il.

– Non, jamais. Non, jamais, plus jamais. S’il vous arrivait un jour de causer avec le vieux M. Chuzzlewit, ajouta-t-elle en regardant vivement Tom en face (j’ai pensé quelquefois qu’il vous aimait, mais qu’il ne voulait pas le laisser paraître), voulez-vous me promettre de lui dire de ma part que vous m’avez vue ici et que je n’ai pas oublié la conversation que nous eûmes ensemble dans le cimetière ? »

Tom lui en fit la promesse.

« Bien des fois, depuis ce jour où je lui ai exprimé le regret de n’avoir pas reçu plus tôt ses avis, je me suis rappelé les paroles de M. Chuzzlewit. Je désire qu’il sache combien ses soupçons étaient vrais, quoique jamais je ne les eusse confirmés par un aveu, comme je suis résolue à n’en parler jamais. »

Tom s’y engagea également, mais sous la forme conditionnelle. Il ne voulut pas redoubler le chagrin de Mercy en lui disant qu’il était peu probable que lui et le vieillard se rencontrassent de nouveau dans la vie.

« Si jamais il pouvait recevoir par votre entremise cette confidence, cher monsieur Pinch, continua Mercy, dites-lui que, si je lui en fais part, ce n’est pas pour moi, mais pour qu’à l’occasion il soit plus indulgent, plus patient, plus confiant envers une autre personne. Dites-lui que, s’il pouvait savoir combien mon cœur tremblait dans la balance ce jour-là, et comme il eût fallu peu de choses pour faire pencher le plateau, son propre cœur saignerait de pitié pour moi.

– Oui, oui, dit Tom, je n’y manquerai pas.

– Au moment où je lui semblais le plus indigne de son intérêt, j’étais… oh ! oui, je l’étais, car souvent, souvent depuis, j’y ai pensé… J’étais tout à fait disposée à suivre ses conseils. Oh ! s’il avait eu encore un moment de patience, s’il m’avait seulement gardée un quart d’heure de plus à me chapitrer, s’il avait prolongé de quelques instants sa compassion pour une pauvre fille, bien légère et bien étourdie, il eût pu la sauver, comme je suis certaine qu’il en avait l’intention. Dites-lui que je ne lui en veux point, et qu’au contraire je lui suis reconnaissante de l’effort qu’il a fait ; mais priez-le au nom du ciel, au nom de la jeunesse, et par pitié pour la lutte qu’une nature imprudente et inexpérimentée peut soutenir afin de réprimer l’aveu qu’elle a sur ses lèvres, et qu’elle se reprocherait comme une faiblesse, priez-le de ne jamais, jamais oublier mon exemple, quand il se trouvera en pareille occasion. »

Bien que Tom ne saisît pas complètement le sens de ses paroles, il pouvait cependant les comprendre à peu près. Touché jusqu’au vif, il prit la main de Mercy, à qui il adressa ou voulut adresser quelques mots de consolation. Elle le sentit, elle comprit ce qu’il lui disait et ce qu’il ne lui disait pas. Il se demanda même plus tard s’il ne s’était pas trompé en croyant la voir s’agenouiller devant lui et le bénir.

Quand Mercy eut quitté le parloir, il s’aperçut qu’il n’y était pas resté seul. Mistress Todgers était là qui secouait la tête. Tom n’avait jamais vu mistress Todgers, nous n’avons pas besoin de le dire ; mais il sentit que c’était la maîtresse de la maison, et il remarqua dans son regard une compassion naturelle qui conquit son estime.

« Ah ! monsieur, vous êtes un ancien ami, je le vois, dit mistress Todgers.

– Oui, dit Tom.

– Et cependant, insinua mistress Todgers en fermant doucement la porte, elle ne vous a point confié la cause de sa tristesse, j’en suis certaine. »

Tom fut frappé de l’exactitude de cette supposition.

« Il est vrai, dit-il, qu’elle ne me l’a point confiée.

– Et vous la verriez tous les jours que vous n’en seriez pas plus avancé. Jamais elle ne me fait entendre la moindre plainte, jamais elle ne profère un simple mot d’explication ou de reproche. Mais je sais l’affaire ! dit mistress Todgers avec une aspiration prolongée ; je sais l’affaire ! »

Tom inclina la tête d’un air triste.

« Je la sais bien aussi, dit-il.

– Je suis persuadée, reprit mistress Todgers en tirant son mouchoir de son vaste ridicule, que personne ne pourrait jamais dire la moitié de ce que cette pauvre jeune créature a à souffrir. Mais, quoiqu’elle vienne ici continuellement épancher son pauvre cœur, sans qu’il en sache rien, et qu’elle soit toujours à me dire : « Mistress Todgers, je suis bien mal aujourd’hui ; je crois que je ne tarderai pas à mourir, » pleurant là dans ma chambre, sur une chaise, jusqu’à ce que l’accès soit passé, je ne puis pas lui en arracher davantage. Et pourtant, ajouta mistress Todgers, en remettant son mouchoir, je me flatte qu’elle me considère comme une excellente amie. »

Mistress Todgers aurait pu dire : « Comme sa meilleure amie. » Les pensionnaires du commerce et le jus de viande avaient éprouvé rudement le caractère de mistress Todgers ; le gain (et vraiment le sien était si peu de chose qu’elle était bien excusable de ne pas le perdre de vue, pour qu’il ne se réduisît pas tout à fait à rien), le gain avait accaparé l’attention de mistress Todgers. Mais dans un pauvre petit coin de son cœur, en montant quelques pas, et en tournant du côté de ce cabinet noir que tout le monde ne verrait pas, il y avait une porte secrète avec ce mot : « Femme » écrit sur le bouton ; et Mercy n’avait eu qu’à le tourner légèrement de sa main pour voir la porte s’ouvrir à deux battants et lui offrir un refuge.

Quand les comptes de la pension bourgeoise seront balancés avec tous les autres grands-livres, et que l’inventaire de l’ange chargé des Doit et Avoir aura été dressé pour l’éternité, peut-être un crédit te sera-t-il ouvert là-haut, ô la plus maigre des Todgers, qui te rendra belle comme le jour !

Et elle était déjà si rapidement devenue belle aux yeux de Tom (car il vit qu’elle était pauvre, et que cette pensée lui était venue au sein même des misérables débats de son existence), qu’une minute de plus et il aurait adoré en elle une Vénus, si miss Pecksniff n’était entrée avec son ami.

« Monsieur Thomas Pinch, M. Moddle, dit Charity, accomplissant avec un orgueil visible la cérémonie de la présentation. Où est ma sœur ?

– Elle est partie, miss Pecksniff, répondit mistress Todgers, elle était attendue chez elle.

– Ah ! soupira Charity regardant Tom. Ô mon Dieu !

– Elle est bien changée depuis qu’elle est à un autre… depuis qu’elle est mariée, mistress Todgers, dit Moddle.

– Mon cher Auguste, dit miss Pecksniff à voix basse, vous avez déjà répété cela cinquante mille fois devant moi. Que vous êtes prosaïque ! … »

Cela fut suivi d’un échange de petits mots d’amour, presque tous du cru de miss Pecksniff ; il n’y avait pas grand écho de l’autre côté. En tout cas, M. Moddle répondait d’une manière beaucoup moins empressée que la plupart des jeunes amoureux, et laisser percer un abattement d’esprit qui ressemblait à un complet accablement.

Il ne se ranima pas le moins du monde quand Tom et lui se trouvèrent dans la rue, mais il se mit à soupirer si profondément qu’il était effrayant à entendre. Afin de le relever un peu, Tom lui adressa le souhait ordinaire qu’on fait aux amoureux : « Allons ! bien de la joie !

– De la joie ! … s’écria Moddle. Ha ! ha !

– Quel jeune homme extraordinaire ! pensa Tom.

– Le grand mystificateur ne vous a pas marqué de son sceau, dit Moddle. Est-ce que vous vous inquiétez de ce que vous pouvez devenir ? »

Tom avoua que c’était un sujet qui l’intéressait jusqu’à un certain point.

« Ah bien ! moi, pas, dit M. Moddle. Les Éléments peuvent me prendre quand il leur plaira. Je suis prêt. »

Tom conclut de ces expressions, et de plusieurs autres de même nature, que M. Moddle était jaloux. En conséquence, il l’abandonna à son humeur si chagrine vraiment, qu’il se sentit l’esprit dégagé d’un poids énorme lorsqu’il se sépara de son compagnon de route devant la porte de Furnival’s-Inn.

Il y avait bien deux heures que le dîner de John Westlock refroidissait ; et Westlock parcourait la chambre en tous sens, inquiet de ce que Tom pouvait être devenu. Le couvert était mis ; le vin avait été transvasé soigneusement dans les carafes ; le dîner exhalait un fumet délicieux.

« Eh bien, mon vieux Tom, à quel bout du monde avez-vous donc été ? Votre malle est arrivée. Ôtez vite vos bottes et asseyez-vous.

– Je regrette d’avoir à vous dire que je ne puis rester, répliqua Tom Pinch, tout essoufflé par la précipitation avec laquelle il avait monté l’escalier.

– Vous ne pouvez pas rester !

– Si vous voulez toujours vous mettre à dîner, pendant ce temps-là je vous dirai pourquoi. Mais moi, je ne peux pas dîner avec vous : je n’aurais plus d’appétit pour les côtelettes.

– Mais il n’y a pas ici de côtelettes, mon bon ami.

– Non sans doute, mais il y en a à Islington. »

John Westlock demeura confondu devant cette réponse, et jura qu’il ne prendrait pas une bouchée que Tom ne se fût expliqué positivement. Tom s’assit donc et fit un récit complet, que John écouta avec le plus vif intérêt.

Il connaissait trop bien Tom et respectait trop sa délicatesse pour lui demander comment il avait pu prendre tous ces arrangements sans commencer par lui en parler. Il fut tout le premier à juger convenable que Tom retournât immédiatement auprès de sa sœur, attendu qu’il connaissait à peine le quartier où il l’avait laissée ; il lui proposa de bonne grâce de l’accompagner en fiacre et de transporter ainsi sa malle. Tom l’ayant invité, de son côté, à vouloir bien souper ce soir-là avec eux, il refusa tout net ; mais il accepta pour le lendemain.

« Et maintenant, Tom, dit-il, tandis qu’ils roulaient en fiacre, j’ai à vous adresser une question pour laquelle j’attends de vous une réponse sincère et directe. Avez-vous besoin d’argent ? Je suis à peu près sûr que vous en manquez.

– Non vraiment, dit Tom.

– Je gage que vous me trompez ?

– Non. Je vous remercie mille fois ; mais c’est pour tout de bon. Ma sœur a quelque argent, et moi aussi. S’il ne me restait plus rien, John, j’aurais encore pour dernière ressource une bank-note de cinq livres sterling que cette bonne créature, mistress Lupin, du Dragon, m’a tendue sur l’impériale, dans une lettre où elle me priait de lui emprunter ce billet ; après quoi, elle a tourné bride le plus vite qu’elle a pu.

– Ah ! la bonne créature, s’écria John ; puisse-t-il tomber une bénédiction dans chaque fossette de son joli visage ! bien que je ne sache pas trop pourquoi vous lui donneriez la préférence sur moi. N’importe ; j’attendrai, Tom.

– Et j’espère, répliqua gaiement Tom, que vous attendrez longtemps ; car je vous dois déjà, de cent autres manières, beaucoup plus que je ne puis jamais espérer de vous payer. »

Ils se séparèrent à la porte de la nouvelle résidence de Tom. John Westlock, assis dans le fiacre, entrevit une petite créature fraîche et alerte qui s’élança pour embrasser Tom et l’aider à porter sa malle, et en ce moment John n’eût pas demandé mieux que de changer de place avec Tom.

Il faut dire aussi que Ruth était un petit être ravissant. Elle avait une grâce et une douceur sérieuse, pleine d’un charme infini. C’était bien, ma foi ! le meilleur assaisonnement aux côtelettes qu’on eût jamais inventé. Les pommes de terre semblaient prendre plaisir à envoyer sur ses pas leur agréable vapeur ; la mousse jaillissait du pot de porter pour attirer son attention. Peines perdues : Ruth ne voyait que Tom. Tom était pour elle l’alpha et l’oméga, tout au monde.

Et tandis que, assise en face de Tom, au souper, elle jouait avec ses doigts, sur la nappe, un des airs favoris de son frère, et le regardait en souriant, Tom n’avait jamais été si heureux de sa vie.

  1. Expression populaire désignant une pièce de douze sous.