Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/38

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CHAPITRE XIII.
Police secrète.


En revenant de la Cité avec son ami sentimental, Tom Pinch avait aperçu la figure et frôlé la manche râpée de l’habit de M. Nadgett, l’agent mystérieux de la Compagnie anglo-bengalaise d’assurances et de crédit désintéressé. Tom oublia naturellement M. Nadgett aussitôt que celui-ci eût disparu ; car il ne le connaissait pas et n’avait jamais entendu prononcer son nom.

De même qu’il y a dans la vaste métropole de l’Angleterre un grand nombre de gens qui se lèvent le matin sans savoir où le soir ils reposeront leur tête, de même il y en a une multitude qui ne sont occupés toute la journée qu’à tirer leur flèches par-dessus les maisons, sans savoir sur qui elles iront tomber. M. Nadgett eût pu passer à côté de Tom Pinch dix mille fois ; il eût pu connaître parfaitement sa figure, son nom, ses occupations et son caractère, sans pourtant se douter jamais que Tom eût le moindre intérêt dans aucun de ses actes et de ses mystères. Tom naturellement en aurait fait autant. Cependant un seul et même homme, au milieu de toute l’humanité, occupait les pensées de l’un et de l’autre au même moment ; ce jour-là, cet homme était intimement mêlé, quoique d’une façon différente, aux aventures de chacun d’eux, et formait, quand ils passèrent l’un à côté de l’autre dans la rue, le sujet dominant de leurs méditations.

On comprendra sans explications pourquoi Tom pensait à Jonas Chuzzlewit. Quant à M. Nadgett, c’est tout autre chose.

Cependant, d’une manière ou d’une autre, l’aimable et digne orphelin était devenu une partie intégrante du mystère qui remplissait l’existence de M. Nadgett. M. Nadgett prenait à ses moindres actions un intérêt infatigable. Il l’épiait constamment en dedans comme en dehors des bureaux de la compagnie, où il était maintenant officiellement installé en qualité de directeur. Nadgett suivait sa piste dans les rues ; il s’arrêtait pour écouter lorsque Jonas parlait. Assis dans les cafés, il inscrivait continuellement son nom sur les pages de son grand portefeuille ; il inscrivait continuellement, à son sujet, des lettres qu’il mettait après au feu avec défiance et précaution, quand il les trouvait dans sa poche ; se baissant pour voir le papier brûlé s’envoler dans la cheminée, comme s’il craignait que le mystère qui y avait été contenu ne s’échappât en haut par le tuyau.

Et pourtant tout cela était un secret que M. Nadgett gardait, et gardait bien. Jonas ne se doutait pas le moins du monde que les yeux de M. Nadgett fussent fixés sur lui ; il se serait aussi volontiers imaginé qu’il vivait sous la surveillance de tout un ordre de jésuites. À vrai dire, les yeux de M. Nadgett étaient rarement fixés sur d’autres objets que le parquet, la pendule ou le feu ; mais il fallait que chaque bouton de son habit fût un œil, tant il voyait de choses.

Ses manières discrètes et timides désarmaient le soupçon. Loin de donner à penser qu’il espionnât quelqu’un, elles auraient plutôt fait croire qu’il avait peur d’être lui-même l’objet d’un continuel espionnage. Ses mouvements étaient si furtifs, il était tellement enveloppé en lui-même, que le but unique de sa vie semblait être d’éviter les regards pour conserver son secret. Jonas le voyait quelquefois voltiger dans la rue ou dans le vestibule, attendant à sa porte cet homme qui ne venait jamais ; ou bien s’éloignant à la dérobée, la figure impassible et la tête baissée, faisant danser devant lui son éternel gant de castor : mais Jonas aurait aussi bien supposé la croix qui se trouve sur le dôme de Saint-Paul capable de prendre note de ses faits et gestes, et de tendre sous ses pieds un vaste filet, qu’il eût soupçonné Nadgett d’une semblable occupation.

Vers cette époque, il se fit un changement mystérieux dans la mystérieuse existence de M. Nadgett : jusqu’alors on l’avait vu, tous les matins, descendre Cornhill, si parfaitement pareil au Nadgett de la veille, que la rumeur populaire l’accusait de ne jamais se coucher ni même se déshabiller ; maintenant on le vit pour la première fois dans Holborn, tournant le coin de Kingsgate-Street ; et on découvrit qu’il allait positivement, tous les matins, chez un barbier de cette rue pour se faire raser, et que ce barbier se nommait Sweedlepipe. Il semblait qu’il eût des rendez-vous, chez ce barbier, avec l’homme qui ne venait jamais ; car souvent il attendait fort longtemps dans la boutique ; il demandait une plume et de l’encre, il tirait son portefeuille, et paraissait très-affairé durant une heure au moins. Mme Gamp et M. Sweedlepipe avaient souvent de longues conversations au sujet de ce mystérieux chaland ; mais ils s’accordaient généralement à dire que c’était quelque spéculateur malheureux qui se tenait à l’ombre.

Il fallait qu’il eût encore d’autres lieux de rendez-vous avec l’homme qui n’était jamais de parole ; car le garçon du Cheval de corbillard, taverne de la Cité où se réunissaient les employés des pompes funèbres, l’avait trouvé un jour décrivant des arabesques avec le tuyau d’une pipe, sur la sciure de bois d’un crachoir propre, sans se faire rien servir, sous prétexte qu’il attendait un monsieur. Comme ce monsieur n’avait pas eu la délicatesse de tenir sa promesse, M. Nadgett revint le lendemain avec son portefeuille tellement boursouflé qu’on le regarda au comptoir comme un homme qui possédait beaucoup de valeurs. Dès lors on le revit tous les jours ; il avait tant d’écritures à faire, qu’il lui arrivait fréquemment de vider, en deux séances, un vaste encrier de plomb. Quoiqu’il ne parlât pas beaucoup, à force de rencontrer les habitués du lieu, il fit connaissance avec eux. Peu à peu il se lia intimement avec M. Tacker, le premier commis de M. Mould, et même avec M. Mould en personne, qui déclarait publiquement que c’était un fin matois, un rusé compère, un finaud, avec une foule d’autres qualifications également flatteuses.

Vers la même époque, M. Nadgett parla aux employés de la Compagnie d’assurances d’un mal (un mal secret, cela va sans dire) qu’il avait au foie, et leur dit qu’il croyait devoir se mettre entre les mains d’un médecin. En conséquence, on l’adressa aux soins de Jobling, qui ne put découvrir la place où le foie de Nadgett était attaqué. Mais celui-ci n’en persista pas moins, en déclarant que son foie lui appartenait, et qu’il avait la prétention de croire que personne ne le connaissait mieux que lui, de sorte qu’il devint le patient de M. Jobling ; et on le voyait entrer chez le docteur et en sortir une douzaine de fois par jour, pour lui détailler lentement et sous le sceau du secret les symptômes de son mal.

Comme il poursuivait toutes ces occupations à la fois ; comme il les poursuivait secrètement et sans relâche ; comme il observait avec une infatigable vigilance tout ce que disait et faisait M. Jonas, et tout ce qu’il lui restait à dire ou à faire il n’est pas improbable que tout ce manège se rattachât secrètement à quelque grand complot ténébreux que M. Nadgett avait en tête.

Le matin du jour même où Tom Pinch avait eu tant d’aventures, au moment où les horloges sonnaient neuf heures, Nadgett parut soudainement dans Pall Mall, devant la maison de M. Montague… Il apparaissait toujours subitement comme s’il sortait d’une trappe. Il sonna à la dérobée, comme s’il faisait un mauvais coup ; puis, quand la porte fut suffisamment entrebâillée pour permettre à son corps de passer, il se glissa dans la maison. Aussitôt qu’il y fut entré, il ferma la porte de ses propres mains.

M. Bailey monta l’annoncer sans délai, et revint le prier de le suivre dans la chambre de son maître. Le président de la Compagnie anglo-bengalaise d’assurances et de crédit désintéressé s’habillait en ce moment, et reçut Nadgett comme on reçoit un agent qui va et vient continuellement, et qu’on admet à toute heure dans l’intérêt des affaires.

« Eh bien, monsieur Nadgett ?

– Je crois que nous avons enfin quelques nouvelles, monsieur.

– J’en suis bien aise. Je commençais à craindre que vous n’eussiez perdu la trace, monsieur Nadgett.

– Non, monsieur. Parfois elle est moins fraîche et moins facile à suivre. On n’y peut rien.

– Vous parlez comme un livre, monsieur Nadgett. Avez-vous un grand succès à m’annoncer ?

– C’est vous qui en jugerez, répondit M. Nadgett en mettant ses lunettes.

– Qu’en pensez-vous, vous-même ? Êtes-vous content ? »

M. Nadgett se frotta lentement les mains, se caressa le menton, regarda autour de la chambre, et dit :

« Oui, oui, je crois que l’affaire est bonne, je suis porté à croire que l’affaire est bonne. Voulez-vous que nous nous y mettions tout de suite ?

– Sans aucun doute. »

M. Nadgett choisit une certaine chaise parmi toutes les autres ; et, l’ayant plantée dans une certaine place avec autant de précaution que s’il se fût disposé à sauter par-dessus, il mit une autre chaise vis-à-vis, laissant entre les deux un espace pour ses jambes ; puis il s’assit sur la chaise n° 2, et posa très-soigneusement son portefeuille sur la chaise n° 1 ; puis il dénoua la ficelle qui enroulait son portefeuille, et la pendit sur le dossier de la chaise n° 1 ; puis il rapprocha un peu les deux chaises de M. Montague, et, ouvrant son portefeuille, il en étala le contenu. Finalement il fit choix d’un certain mémorandum, et le tendit à son chef, qui, pendant toutes ces cérémonies préliminaires, avait fait les plus violents efforts pour dissimuler son impatience.

« Je voudrais bien que vous prissiez moins de plaisir à griffonner des notes, mon excellent ami, dit Tigg Montague avec un sourire effrayant ; je voudrais bien que vous pussiez consentir à m’en donner plutôt le sommaire verbalement.

– Je n’aime pas ce qui se fait verbalement, dit gravement M. Nadgett ; on ne sait jamais s’il n’y a pas quelqu’un à écouter aux portes. »

M. Montague allait répondre, quand Nadgett lui passa le papier en lui disant, avec un accent de triomphe calme :

« Nous commencerons par le commencement, et nous lirons ceci d’abord, s’il vous plaît, monsieur. »

Le président jeta froidement les yeux sur le papier, avec un sourire qui n’était pas très-flatteur pour les habitudes lentes et systématiques de son espion. Mais à peine avait-il lu quelques lignes, que son visage commença à changer d’expression, et, avant d’avoir achevé la lecture du document, il était plein d’une grave et sérieuse attention.

« Numéro deux, dit M. Nadgett, lui remettant un autre papier en échange du premier. Lisez le numéro deux, s’il vous plaît, monsieur. L’intérêt croît à mesure que vous avancez. »

Tigg Montague se rejeta en arrière sur son fauteuil, et considéra son émissaire avec un tel regard d’étonnement stupide (quelque peu mêlé d’effroi), que M. Nadgett crut nécessaire de répéter la requête qu’il lui avait déjà deux fois adressée, désirant ainsi rappeler son attention sur l’affaire en question. M. Montague suivit cette injonction, et lut le numéro deux, puis les numéros trois, quatre, cinq, et ainsi de suite.

Ces documents étaient tous écrits de la main de M. Nadgett, et c’était, selon toute apparence, une série de notes inscrites de temps à autre sur le revers de quelque vieille lettre, ou sur tout autre chiffon de papier qui s’était trouvé sous sa main. C’était un vrai gribouillage dont l’extérieur n’avait rien de séduisant ; mais si le visage du président en réfléchissait fidèlement le contenu, ils devaient renfermer d’importantes révélations.

La secrète satisfaction qu’éprouvait M. Nadgett en voyant l’effet produit par ses documents s’accroissait dans la même proportion que l’émotion de celui qui les lisait. D’abord M. Nadgett, immobile sur sa chaise, regardait son chef par-dessus ses lunettes, et se frottait timidement les mains. Au bout de quelque temps il changea de posture, et s’assit plus commodément ; puis il se mit tranquillement à parcourir le papier qu’il tenait à la main tout prêt, se contentant de jeter de temps en temps un regard sur la figure de son chef, comme s’il pensait que cela suffisait, et qu’il n’y avait plus lieu de craindre ou de douter. Enfin il se leva et alla regarder à la fenêtre, près de laquelle il se tint d’un air triomphant, jusqu’à ce que Tigg Montague eût fini.

« Et c’est là le dernier, monsieur Nadgett ? dit Tigg Montague en respirant avec effort.

– C’est là le dernier, monsieur.

– Vous êtes un homme prodigieux, monsieur Nadgett !

– Je crois que l’affaire est bonne, répondit celui-ci en ramassant ses papiers. J’ai eu passablement de peine, monsieur.

– Vous en serez bien récompensé, monsieur Nadgett. »

Nadgett s’inclina.

« La griffe du diable est plus marquée dans tout ceci que je ne m’y attendais, monsieur Nadgett. J’ai lieu de me féliciter que vous soyez si habile à dénicher des secrets.

– Il n’y a que les secrets qui aient de l’intérêt pour moi, répliqua Nadgett en rattachant son portefeuille qu’il remit ensuite dans sa poche. C’est au point qu’en vous communiquant ces renseignements, je perds presque tout le plaisir que j’ai éprouvé à les recueillir.

– C’est là une organisation estimable, répliqua Tigg, un don précieux pour un homme employé comme vous l’êtes, monsieur Nadgett. Cela vaut infiniment mieux que de la discrétion, quoique vous possédiez aussi cette qualité à un degré éminent…. Mais je crois qu’on vient de frapper. Ayez l’obligeance de regarder par la fenêtre et de me dire s’il y a quelqu’un à la porte. »

M. Nadgett leva doucement la fenêtre, et passa furtivement la tête dehors, comme un homme qui jette un coup d’œil dans une rue d’où on s’attend, d’un moment à l’autre, à entendre une fusillade. Retirant la tête avec la même précaution, il dit, sans la moindre altération dans la voix ou dans les manières :

« C’est M. Jonas Chuzzlewit !

– Je m’en doutais, répliqua Tigg.

– Faut-il que je m’en aille ?

– Je crois que vous feriez bien. Arrêtez, pourtant ! Non ! restez ici, monsieur Nadgett, s’il vous plaît. »

En un instant Montague était devenu singulièrement pâle et agité. Il n’y avait rien qui pût motiver une semblable émotion. Son regard était tombé sur ses rasoirs : mais ça ne veut rien dire.

On annonça M. Chuzzlewit.

« Faites-le monter immédiatement. Nadgett, ne nous laissez pas seuls ensemble surtout ! Vrai Dieu ! ajouta-t-il tout bas, on ne sait pas ce qui peut arriver. »

En même temps il prit à la hâte deux brosses à cheveux et commença à les faire fonctionner sur sa tête, comme si sa toilette n’eût pas été interrompue. M. Nadgett se retira près du poêle, dans lequel on avait fait un peu de feu pour chauffer les fers à friser ; et, ne voulant pas perdre une occasion si favorable de sécher son mouchoir, il le tira de sa poche sans retard. Il le tint étendu devant la grille, pendant tout le temps que dura l’entrevue, et quelquefois, mais pas souvent, il regardait par-dessus son épaule.

« Mon cher Chuzzlewit ! s’écria Montague, au moment où Jonas entrait, vous vous levez avec l’alouette ! Bien que vous ne vous couchiez pas avant le rossignol, vous vous levez avec l’alouette ! Vous avez une énergie surhumaine, mon cher Chuzzlewit !

– Bah ! dit Jonas, s’asseyant avec un air d’ennui et de mauvaise humeur, je serais bien aise de ne pas me lever avec l’alouette si je pouvais faire autrement. Mais j’ai le sommeil léger, et il vaut mieux se lever que de rester éveillé dans son lit, à compter les heures à tous les carillons des vieilles horloges des églises d’alentour.

— Vous avez le sommeil léger ! s’écria son ami. Qu’est-ce que c’est que ça, d’avoir le sommeil léger ? J’entends souvent cette expression ; mais, parole d’honneur, je ne sais pas du tout ce que l’on entend par là.

– Tiens ! qui donc aviez-vous là ? dit Jonas. Oh ! c’est ce vieux… chose… qui a l’air, comme toujours, de vouloir se fourrer dans la cheminée.

– Ah ! ah ! il s’y fourrerait bien s’il pouvait, soyez-en sûr.

– Eh ! bien, mais nous n’avons pas besoin de lui ici, je pense. Il peut s’en aller, n’est-ce pas ?

– Bah ! qu’il reste, qu’il reste ! dit Tigg, ce n’est pas plus embarrassant qu’un autre meuble. Il vient de faire son rapport, et il attend les ordres. On lui a dit (et Tigg éleva la voix) de ne pas perdre de vue quelques-uns de nos amis, et de ne pas s’imaginer que ce soit une affaire finie. Il sait ce qu’il a à faire.

– Ce n’est pas sans besoin, répliqua Jonas, car je n’ai jamais vu de vieil automate qui eût l’air moins intelligent. Je crois qu’il a peur de moi.

– Vous ? dit Tigg ; je suis sûr qu’il vous craint comme le poison. Nadgett, donnez-moi cette serviette ! »

Il n’y avait aucune raison pour qu’il demandât une serviette, mais il n’y en avait pas davantage pour que Jonas tressaillît comme il fit au mot de poison. Nadgett apporta ce qu’on lui demandait, et, après quelques instants, il alla lentement reprendre sa place auprès du feu.

« C’est que, voyez-vous, mon cher, reprit Tigg, vous êtes trop… Qu’ont donc vos lèvres ? Elles sont toutes blanches !

– J’ai pris du vinaigre avec mes huîtres, tout à l’heure à déjeuner, dit Jonas. Où donc sont-elles blanches ? ajouta-t-il en jurant entre ses dents, et en se frottant les lèvres avec son mouchoir. Je suis sûr qu’elles ne sont pas blanches du tout.

– C’est vrai, maintenant que j’y regarde de plus près, elles ne me paraissent pas blanches, répondit son ami ; les voilà qui reprennent leur couleur.

– Dites-moi ce que vous alliez me dire, s’écria Jonas avec colère, et ne vous occupez pas de ma figure ! Pourvu que je puisse montrer les dents quand bon me semble (et j’en suis très-capable), la couleur de mes lèvres ne signifie rien.

– Vous avez raison ! répliqua Tigg. Je voulais donc seulement vous dire que vous êtes trop vif et trop actif pour apprécier notre ami ; il est trop timide pour plaire à un homme tel que vous, mais il remplit bien son devoir, très-bien même ! Maintenant, dites-moi donc un peu ce que c’est qu’un homme qui a le sommeil léger.

– Qu’il aille se faire pendre ! s’écria Jonas avec humeur.

– Non, non, interrompit Tigg, non, je ne veux pas le faire pendre.

– Un homme qui a le sommeil léger est un homme qui n’a pas le sommeil lourd, dit Jonas du ton bourru qui lui était habituel, un homme qui ne dort pas beaucoup, qui ne dort pas bien, qui ne dort pas solidement.

– Et qui rêve, dit Tigg, et qui pousse d’horribles cris ; et qui ne peut pas voir sa chandelle s’éteindre pendant la nuit sans éprouver d’affreuses angoisses, et ainsi de suite. Je comprends ! »

Ils se turent pendant quelques instants. Puis Jonas reprit :

« Maintenant que nous avons fini tous ces enfantillages, je voudrais causer avec vous. Je voudrais vous dire quelques mots avant que nous nous rencontrions là-bas, tantôt. Je ne suis pas content de l’état des affaires.

– Pas content ? dit Tigg ; l’argent rentre bien pourtant.

– L’argent rentre assez bien, répliqua Jonas, mais il ne sort pas de même. On a toutes les peines du monde à l’attraper. Je n’ai pas assez de pouvoir. C’est vous qui gouvernez tout. Que diable ! avec vos statuts par-ci, et vos statuts par-là, avec vos votes en telle qualité, et vos votes en telle autre, et vos droits officiels, et vos droits individuels, et les droits d’un tas de gens, derrière lesquels c’est encore vous qui vous cachez, il ne me reste pas de droits, à moi. À quoi sert-il que j’aie une voix, si on doit toujours l’étouffer ? Il vaudrait mieux que je fusse muet ; ce serait moins vexant. Ça ne peut pas durer comme ça, vous sentez.

– Non ? dit Tigg d’un ton insinuant.

– Non, reprit Jonas ; ça ne peut pas durer comme ça. Je ferai le diable à quatre dans les bureaux, si vous me jouez de vos tours ; et vous serez trop content de me payer ce que je voudrai, pour vous débarrasser de moi.

– Sur mon honneur… commença Montague.

– Le diable soit de votre honneur ! interrompit Jonas, qui devenait plus grossier et plus querelleur à mesure que l’autre paraissait s’excuser ; et c’est probablement ce que désirait M. Montague. Je veux exercer un contrôle plus réel sur les fonds. Vous pouvez garder tout l’honneur si vous y tenez ; je ne vous en demanderai pas compte. Mais ça ne peut pas durer comme ça ; s’il vous prenait l’honorable fantaisie de détaler avec la caisse, je ne vois pas ce qui vous en empêcherait. Je ne veux pas de ça. J’ai mangé de très-bons dîners ici, mais ils coûteraient trop cher à ce prix-là. Ainsi donc je ne veux pas de ça.

– Il est fâcheux que je vous trouve de si mauvaise humeur, dit Tigg avec un singulier sourire, car j’allais vous proposer, dans votre intérêt, uniquement dans votre intérêt, de vous risquer un peu plus dans notre affaire.

– En vérité ? dit Jonas avec un rire moqueur.

– Oui, et j’allais vous suggérer une idée, continua Montague. Vous avez sûrement des amis ; du reste, je sais bien que vous en avez, qui pourraient nous être fort utiles, et que nous serions enchantés d’admettre dans notre entreprise.

– C’est bien bon de votre part ! Vous seriez enchanté de les admettre, n’est-ce pas ? dit Jonas d’un ton railleur.

– Je vous donne ma parole d’honneur la plus sacrée que nous en serions ravis, parce qu’ils sont de vos amis, bien entendu.

– Précisément, dit Jonas, parce qu’ils sont de mes amis, cela va sans dire. Vous serez tout à fait ravi quand vous les admettrez, je n’en doute pas. Et c’est uniquement dans mon intérêt, n’est-ce pas ?

– Tout à fait dans votre intérêt, répondit Montague en équilibrant une brosse à cheveux dans chacune de ses mains, et en regardant fixement Jonas. Tout à fait dans votre intérêt, je vous assure.

– Et vous pouvez me dire de quelle manière, n’est-ce pas ? dit Jonas.

– Voulez-vous que je vous le dise ? répondit l’autre.

– Vous feriez bien, dit Jonas ; on a déjà vu faire de singulières choses à de singuliers individus, dans vos bureaux d’assurances ; et je suis résolu à veiller au grain.

– Chuzzlewit ! reprit Tigg, qui se pencha, les coudes appuyés sur les genoux, en regardant l’autre dans le blanc des yeux. Il se fait de singulières choses tous les jours, non-seulement dans notre partie, mais dans une infinité d’autres, et personne ne s’en doute. Mais, comme vous dites, mon bon ami, il se fait quelquefois de singulières choses chez nous, et il nous arrive parfois, assez singulièrement, de découvrir de singulières histoires. »

Il fit signe à Jonas de rapprocher sa chaise ; puis, jetant un regard autour de la chambre, comme pour lui rappeler la présence de Nadgett, il lui murmura quelques mots à l’oreille.

Du rouge au blanc ; du blanc au rouge ; du rouge au jaune ; puis du jaune à un bleu froid, terne, livide, tâché de sueur, le visage de Jonas revêtit alternativement toutes ces teintes pendant les quelques moments que parla Montague ; et lorsque enfin il posa la main sur les lèvres de ce dernier, tremblant qu’un souffle de ce qu’il entendait ne parvint aux oreilles du tiers qu’ils avaient avec eux, cette main était lourde et glacée comme celle de la Mort.

Il retira sa chaise en arrière de quelques pas, et y resta cloué, image vivante de la terreur, de l’angoisse et de la rage. Il n’osait parler, ni regarder, ni remuer, ni rester en place. Abject, rampant, misérable, il ravalait plus bas la forme humaine dont il était revêtu, que s’il eût été couvert de la tête aux pieds d’une lèpre hideuse.

Son associé continua tranquillement sa toilette, et l’acheva ; de temps à autre il souriait en voyant la transformation qu’il avait opérée ; mais il ne prononça pas un seul mot. Quand il fut complètement habillé :

« Vous ne refuserez pas, dit-il, de vous risquer un peu davantage avec nous, Chuzzlewit mon ami, n’est-ce pas ? »

Les lèvres pâles murmurèrent : « Non !

– Bien dit ! je vous reconnais enfin. Savez-vous que je pensais hier à votre beau-père ? je me disais que, se fiant à vos avis comme à ceux d’un homme très-entendu en affaires d’intérêt, car vous l’êtes sans aucun doute, il pourrait s’unir à nous, si on lui présentait bien la chose. Il a de l’argent ?

– Oui, il en a.

– Voulez-vous que je vous laisse M. Pecksniff ? Voulez-vous vous charger de lui ?

– J’essayerai ; je ferai mon possible.

– Mille remercîments, répliqua l’autre en lui frappant sur l’épaule. Descendrons-nous ? … Monsieur Nadgett ! suivez-nous, s’il vous plaît. »

Ils descendirent dans cet ordre. Quels que fussent les sentiments de Jonas à l’égard de M. Montague ; quelque fureur qu’il éprouvât d’être ainsi traqué, enlacé, pris au piège et précipité dans un abîme sans fond ; quelles que fussent les pensées qui, dès ce moment même, s’emparèrent de son esprit, ne lui montrant qu’une seule, mais terrible chance de salut, une lueur rouge dans un ciel ténébreux, il ne songeait guère que cet homme au maintien furtif, qui descendait derrière lui, fût la Fatalité attachée à sa trace ; il aurait autant aimé croire que l’autre, à côté de lui, était son bon ange.