Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/42

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CHAPITRE XVII.
Suite de l’entreprise de Jonas et son ami.


Les pronostics du docteur ne tardèrent pas à se réaliser. Quoique le temps ne fût pas un de ses malades, et qu’il n’eût pas été appelé là par un tiers en consultation pour donner son avis, on peut reconnaître par l’exactitude de sa prédiction la sûreté de diagnostic dont il faisait toujours preuve dans l’exercice de sa profession : car, si l’aspect menaçant de la nuit n’eût pas été parfaitement évident et de nature à ne pas s’y méprendre, M. Jobling n’eût point risqué sa réputation jusqu’à exprimer une opinion sur ce sujet. Il observait ce principe avec trop de succès en médecine pour jamais le négliger, même dans les questions les plus insignifiantes.

C’était une de ces nuits chaudes et silencieuses, où l’on s’assied aux fenêtres dans l’attente d’un tonnerre qui, d’un moment à l’autre, va gronder ; où l’on se rappelle des histoires lugubres de tempêtes, de tremblements de terre, de voyageurs solitaires égarés dans les plaines désertes, et de vaisseaux isolés en pleine mer, frappés par la foudre. Dans ce moment même les éclairs illuminaient l’obscur horizon, et le vent faisait entendre de sourds murmures, comme s’il avait soufflé dans la région où grondait le tonnerre, et qu’il arrivât encore tout chargé de ses derniers échos. Mais, bien que l’orage s’amoncelât rapidement, il ne s’était pas encore positivement déclaré, et le morne silence qui régnait partout semblait plus solennel encore dans la sourde et lointaine rumeur de bruit et de lutte qui planait dans l’air.

Il faisait très-sombre, mais il y avait de grandes masses de nuages qui se détachaient sur le ciel brumeux avec une clarté livide, semblables à de gigantesques monceaux de cuivre qui auraient été chauffés dans une fournaise, et commenceraient à se refroidir. Les nuages s’étaient avancés lentement et avec persistance, mais ils étaient maintenant sans mouvement ou à peu près ; et la voiture roulait avec fracas, laissant à chaque coin de rue un groupe de gens qui y étaient venus (la plupart nu-tête, des maisons environnantes), pour regarder le ciel. Puis quelques larges gouttes d’eau commencèrent à tomber, et le tonnerre gronda dans le lointain.

Jonas était assis dans un coin de la voiture avec la bouteille posée sur ses genoux, et il en serrait le goulot d’une main crispée, comme s’il eût voulu le pulvériser. Instinctivement fasciné par l’aspect de la nuit, il avait déposé le jeu de cartes sur le coussin à côté de lui ; et son compagnon, obéissant à un mouvement également indépendant de sa volonté, et si compréhensible pour tous deux qu’il n’attira pas la moindre observation de part ni d’autre, son compagnon avait éteint la lampe. Ils demeurèrent silencieux, regardant, à travers les glaces de devant qui étaient levées, le sombre spectacle qui se déroulait à leurs yeux.

Ils avaient laissé Londres derrière eux, c’est-à-dire qu’ils en étaient aussi éloignés que peuvent l’être, à un relais de cette ville immense, des voyageurs qui se dirigent sur la route de l’Ouest : de temps en temps ils rencontraient un piéton se hâtant de chercher un abri, ou quelque grande charrette avançant dans le même but au trot pesant de son cheval. Il y en avait d’autres groupées dans les cours et les remises des petites auberges le long de la route, tandis que leurs conducteurs étaient sur le pas de la porte à regarder le temps ou se divertissaient à l’intérieur. Partout les gens semblaient disposés à se tenir mutuellement compagnie plutôt que de rester seuls ; de sorte que, de presque toutes les maisons devant lesquelles ils passaient, des groupes de figures inquiètes paraissaient occupés à voir venir la nuit et les voyageurs en poste qui s’aventuraient sur la route.

Vous me direz qu’il n’y avait pas là de quoi contrarier Jonas et le mettre mal à l’aise ; eh bien ! pourtant, c’était comme ça. Après avoir grommelé entre ses dents et avoir souvent changé de position, il leva la glace de son côté, et tourna le dos avec humeur : tout cela sans regarder son compagnon et sans dire un mot pour rompre le silence qui régnait entre eux, et qui était venu si vite succéder à sa gaieté bruyante.

Le tonnerre grondait, les éclairs brillaient ; la pluie tombait à torrents, comme le courroux du ciel. Entourés tantôt d’une lumière éblouissante, tantôt d’une obscurité profonde, ils poursuivaient toujours leur route. Même en arrivant au relais où ils eussent pu attendre, ils ne s’arrêtèrent pas, et commandèrent des chevaux sur le champ. Les cinq minutes de calme trompeur qui, dans ce moment, firent espérer que l’orage allait s’apaiser, n’étaient pour rien dans leur résolution. Ils continuaient leur route comme s’ils eussent été poussés par la furie de l’ouragan. Ils auraient fort bien pu se reposer en chemin ; mais, sans avoir échangé une douzaine de paroles, ils semblaient comprendre d’un commun accord qu’il fallait avancer quand même.

Le tonnerre grondait de plus en plus fort, comme s’il retentissait à travers les voûtes innombrables de quelque vaste temple dans les cieux ; les éclairs devenaient de plus en plus éblouissants et la pluie de plus en plus torrentielle. Les chevaux (il n’y en avait plus que deux), effrayés par les sillons de feu que les éclairs traçaient sur la route, se cabraient et lançaient des ruades ; cependant ces deux hommes avançaient toujours, comme attirés par un aimant invisible.

L’œil, participant de la rapidité des éclairs éblouissants, distinguait, à leur lueur passagère, une multitude d’objets qu’il n’aurait pu discerner en plein midi dans un intervalle de temps cinquante fois plus long : des cloches dans les clochers avec la corde et la poulie qui les mettaient en branle ; des nids abandonnés dans des recoins et des gouttières ; des figures toutes consternées dans les charrettes couvertes qui passaient au galop, et dont les attelages effrayés faisaient sonner un glas de grelots que le bruit de la foudre étouffait ; des herses et des charrues oubliées dans les champs ; des perspectives infinies de pays coupés de haies, dont les lointains rideaux d’arbres se dessinaient aussi nettement que l’épouvantail à moineaux dans le chanvre le plus rapproché. Pendant l’espace d’une seconde, une clarté à la fois incertaine, éclatante et capricieuse, rendait tous les objets clairs et distincts ; puis la lueur jaune se nuançait alternativement de rouge et de bleu ; puis une splendeur, si intense que tout semblait devenir lumière, précédait soudain l’obscurité la plus profonde.

Peut-être ces éclairs, avec leurs zigzags éblouissants, produisirent-ils ou contribuèrent-ils à produire une bizarre illusion d’optique qui s’offrit subitement aux yeux épouvantés de Montague, et qui disparut aussi rapidement. Il crut voir Jonas, la main levée, brandissant sa bouteille comme un marteau et se préparant à lui en asséner un coup sur la tête. Au même moment il observa, ou crut observer, sur le visage de son compagnon, une expression combinée de l’excitation surnaturelle qu’il avait fait paraître ce jour-là, et d’une haine sauvage et terrible qui eût rendu la société d’un loup moins effrayante que la sienne.

Montague poussa une exclamation involontaire et appela le postillon, qui arrêta sur-le-champ ses chevaux.

Il fallait qu’il se fût trompé, car il n’avait pas quitté Jonas des yeux ; il ne l’avait pas vu bouger, et pourtant Jonas était tranquillement couché dans son coin comme auparavant.

« Qu’avez-vous donc ? dit Jonas. Est-ce que c’est comme ça que vous vous éveillez d’habitude ?

– Je puis vous jurer, répliqua l’autre, que je n’ai pas fermé les yeux !

– Quand vous l’aurez juré, dit tranquillement Jonas, nous ferons bien de nous remettre en route, si ce n’est que pour cela que vous nous avez fait arrêter. »

Il déboucha la bouteille avec ses dents, la porta à ses lèvres et but à longs traits.

« Je voudrais bien que nous n’eussions pas entrepris ce voyage, dit Montague d’une voix qui trahissait son agitation, et en se reculant instinctivement. Mauvaise nuit à passer sur les routes !

– Parbleu ! vous avez raison, répliqua Jonas ; et pourtant, si nous y sommes, c’est grâce à vous. Si vous ne m’aviez pas fait attendre toute la journée, à l’heure qu’il est nous serions à Salisbury, dans un bon lit et profondément endormis. Qu’est-ce que nous attendons maintenant ? »

Montague mit un instant la tête à la portière et la rentra aussitôt en disant, comme si c’était là la cause de son inquiétude, que le domestique était mouillé jusqu’aux os.

« C’est bien fait ! dit Jonas. J’en suis content. Pourquoi diable nous arrêtons-nous donc ici ? Est-ce que vous allez l’étendre pour le faire sécher ?

– J’ai presque envie de le prendre avec nous, dit Montague avec un peu d’hésitation.

– Ah ! merci, dit Jonas. Nous n’avons pas besoin ici de garçons mouillés surtout d’un garnement comme celui-là. Laissez-le donc là où il est. Il n’a pas peur du tonnerre et des éclairs, lui, j’en suis bien sûr. En route ! postillon. À propos, nous ferions peut-être bien de prendre aussi le postillon avec nous, grommela-t-il en ricanant, et les chevaux par-dessus le marché.

– N’allez pas trop vite, cria Montague au postillon, et faites attention à ne pas nous casser le cou. Nous étions presque dans le fossé quand je vous ai appelé. »

Ce n’était pas vrai, et Jonas le lui dit tout net. Montague ne fit guère attention à ce qu’il lui disait ; mais il répéta que c’était une mauvaise nuit à passer sur les routes, et il montra, en ce moment comme plus tard, une inquiétude singulière.

Dès lors Jonas recouvra son enjouement, si l’on peut employer ce mot pour exprimer l’état d’esprit dans lequel il avait quitté Londres. Il approchait souvent la bouteille de ses lèvres ; il vociférait des fragments de chanson sans égard pour la mesure et la mélodie, en pressant son taciturne ami de s’amuser comme lui.

« Vous êtes d’une société charmante, mon bon ami, dit Montague avec effort, et, en général, je vous trouve irrésistible ; mais ce soir… Entendez-vous ?

– Pardieu ! si j’entends ! Je le vois bien aussi, s’écria Jonas en abritant un moment ses yeux contre la vive clarté des éclairs qui brillaient non pas d’un seul côté, mais tout autour d’eux. Qu’est-ce que ça dit ? Cela ne change rien, ni à vous, ni à moi, ni à nos affaires. Allons ! en chœur !

La foudre et l’ardent éclair
Peuvent arracher le ver
Au sol où dame Potence
Surgit dans son importance.
Mais ni la foudre des cieux
Ne réveille dans leur tombe
Les défunts silencieux ;
Ni l’éclair qui sur lui tombe
Ne peut sauver de la mort
L’homme jugé par le sort.

« Cette chanson-là doit être joliment vieille, ajouta Jonas avec un juron, et s’arrêtant comme étonné de lui-même. Je ne l’ai jamais entendue depuis mon enfance. Je ne sais pas ce qui a pu me la remettre dans la mémoire, à moins que ce ne soient les éclairs…

Ni la foudre des cieux
Ne réveille dans leur tombe
Les défunts silencieux…

« Non ! non ! …

Ni l’éclair qui sur lui tombe…

« Ah ! ah ! ah ! »

Sa gaieté avait quelque chose de si sauvage et de si extraordinaire, elle s’harmonisait si bien et d’une façon si inexplicable avec cette nuit, et en même temps elle en profanait à tel point la sublime horreur, que Montague, lâche en tout temps, se reculait avec effroi. Au lieu de tenir Jonas en son pouvoir, il semblait avoir changé de rôle. Mais Montague s’expliquait cela. La conscience de son état d’avilissement pouvait naturellement inspirer à un homme tel que Jonas le désir d’afficher une bruyante indépendance, afin d’oublier sa misérable position. Cette réflexion machiavélique était assez dans le tour d’esprit de Montague, qui s’y arrêta volontiers et trouva l’explication satisfaisante. Pourtant il éprouvait toujours un vague sentiment de crainte, et il se sentait abattu et mal à l’aise.

Il était certain de n’avoir pas dormi, mais ses yeux pouvaient l’avoir trompé : car lorsqu’il regardait Jonas maintenant, dans les intervalles d’obscurité, il pouvait se le représenter dans toutes les attitudes que lui suggérait sa pensée. D’autre part, il savait fort bien que Jonas n’avait pas sujet de l’aimer, et, en admettant même que la pantomime qui l’avait si vivement impressionné fût un geste réel et non l’effet de son imagination, il était hors de doute que ce mouvement était d’accord avec tout l’ensemble de la gaieté diabolique de Jonas, et qu’il portait la même empreinte de colère impuissante.

« S’il pouvait me tuer d’un souhait, pensait le chevalier d’industrie, je ne vivrais pas longtemps. »

Il résolut, lorsqu’il se serait servi de Jonas, de le tenir sous un joug de fer. En attendant, il ne pouvait mieux faire que de le laisser tranquille et libre de se livrer, à sa manière, à son étrange bonne humeur. Il pouvait bien lui faire ce petit sacrifice : « Car, se disait Montague, lorsque j’aurai pris tout ce qui est à prendre, je décamperai de l’autre côté de l’eau, et alors j’aurai les rieurs de mon côté… et les profits aussi. »

Telles étaient, d’heure en heure, ses réflexions. Il était dans cet état d’esprit où les mêmes idées se représentent continuellement avec une fatigante monotonie. Quant à Jonas, il semblait avoir entièrement banni toute réflexion pour son compte, et il s’amusait toujours de la même manière. Ils convinrent qu’ils iraient d’abord à Salisbury et que, de là, ils rabattraient par la traverse chez M. Pecksniff, dans la matinée du lendemain. La perspective de tromper ce digne homme égayait de plus en plus la verve joyeuse de son aimable gendre.

À mesure que la nuit avançait, l’orage avait diminué ; mais on entendit encore au loin les grondements sourds et lugubres du tonnerre. Les éclairs aussi, bien que le danger fût passé, étaient encore vifs et fréquents. La pluie tombait toujours aussi fort.

Malheureusement pour eux, vers le point du jour, au dernier relais de leur voyage, on leur donna une paire de chevaux rétifs ; ces animaux, dans leur écurie, avaient été épouvantés par la tempête. Lorsqu’ils se trouvèrent dehors durant ce triste intervalle qui sépare la nuit du matin, à l’heure où la lumière du jour n’avait pas encore fait pâlir la clarté des éclairs, et où les objets se présentaient à leurs yeux sous des formes indistinctes et exagérées qu’ils n’auraient pas revêtues dans la nuit, ils devinrent petit à petit plus difficiles à maîtriser. Tout à coup, en descendant une côte escarpée, quelque chose les effraye, ils s’emportent et s’élancent éperdus ; le postillon est renversé de son siège sur la route ; la voiture est entraînée jusqu’au bord d’un fossé ; les chevaux s’y précipitent tête baissée, et la chaise de poste verse et se brise.

Les voyageurs avaient ouvert la portière, et, soit qu’ils eussent sauté, soit qu’ils eussent été lancés dehors, Jonas fut le premier à se relever. Il avait mal au cœur ; il était tout étourdi de sa chute ; à quelques pas de lui se trouvait la porte rustique qui fermait une prairie ; il s’y traîne en chancelant et s’y appuie ; tout le paysage semble flotter devant ses yeux alourdis. Mais peu à peu il reprend ses sens, et bientôt il voit Montague étendu sans connaissance, presque sous les pieds des chevaux.

En un instant son corps affaibli s’anime comme si un démon lui prêtait sa vigueur ; il court à la bride des chevaux, saisit les rênes et les tire de toutes ses forces. Les chevaux ruent et se débattent avec une violence qui, à chaque effort, rapproche davantage leurs pieds de la tête du malheureux étendu sur la route. Encore une demi-minute, et sa cervelle aura rejailli sur le grand chemin.

Jonas lutte avec les chevaux comme un possédé, et les excite encore par ses cris.

« Hue ! s’écrie-t-il. Hue ! encore ! un pas de plus ! encore un ! encore un ! Allons donc, démons ! Hue, hue ! »

Le postillon, qui s’était relevé, accourt en toute hâte et lui crie de s’arrêter ; mais la violence de Jonas ne fait que s’en accroître.

« Hue donc ! vocifère-t-il.

— Au nom du ciel ! s’écrie le postillon. Ce monsieur… sur la route… vous allez le faire tuer ! »

Pour toute réponse, les mêmes cris et les mêmes efforts. Alors cet homme, s’élançant, au péril de ses jours, pour sauver ceux de Montague, le saisit, le traîne à travers la boue et les ornières, et le met à l’abri du danger présent. Cela fait, il court vers Jonas, et, avec l’aide de son couteau, il a bientôt dégagé les chevaux qui se retrouvent enfin sur pied, écorchés et ensanglantés.

Le postillon et Jonas se regardèrent alors à loisir, ce qu’ils n’avaient pas encore eu le temps de faire.

« De la présence d’esprit, de la présence d’esprit ! s’écria Jonas en agitant ses bras comme un forcené. Qu’auriez-vous fait sans moi ?

— Ma foi ! sans moi, je ne sais pas trop ce qu’aurait fait cet autre monsieur, répondit l’homme en hochant la tête. Vous auriez dû commencer par l’ôter de là. Je l’ai bien cru perdu.

— Présence d’esprit, oiseau de mauvais augure, présence d’esprit ! s’écria Jonas avec un éclat de rire discordant. Pensez-vous qu’il ait reçu quelque coup de pied ? »

Ils retournèrent près de lui pour s’en assurer. En le voyant assis sous une haie, promenant ses regards effarés tout autour de lui, Jonas grommela quelque chose entre ses dents.

« Qu’est-ce que c’est ? demanda Montague. Y a-t-il quelqu’un de blessé ?

— Ma foi ! dit Jonas, il paraît que non. Tant de tués que de blessés, il n’y a personne de mort. »

Ils soulevèrent Montague, qui essaya de marcher. La secousse avait été violente et il tremblait beaucoup ; mais, à part quelques égratignures et quelques contusions, il n’était pas autrement endommagé.

« Des égratignures et des bosses, hein ? dit Jonas. Nous en avons tous. Rien que des égratignures et des bosses, hein ?

— Quoique monsieur n’ait que des égratignures et des bosses, quelques secondes de plus, et je n’aurais pas donné deux sous de sa tête, dit le postillon. Si jamais vous vous trouvez en pareille passe, monsieur (ce que je ne vous souhaite pas), ne vous avisez pas de tirer la bride d’un cheval abattu quand la tête d’un homme se trouve sur son chemin. On ne fait pas cela deux fois sans qu’il y ait un mort dans l’affaire, et c’est ce qui serait arrivé tout à l’heure, aussi sûr que vous voilà, si je n’étais accouru à temps pour vous en empêcher. »

Jonas lui commanda en jurant de se taire, et l’envoya à tous les diables. Mais Montague, qui avait écouté avec une vive attention et n’avait point perdu un mot, détourna lui-même la conversation en s’écriant :

« Où donc est le petit garçon ?

– Pardieu ! j’avais oublié ce gamin-là, dit Jonas. Qu’est-ce qu’il est devenu ? »

Après quelques minutes de recherche, ils trouvèrent l’infortuné Bailey. Il avait été lancé par-dessus la haie, et il était étendu dans le champ voisin, mort selon toute apparence.

« Quand je disais ce soir que je voudrais bien n’avoir pas entrepris ce voyage, s’écria Montague, je savais bien que c’était un voyage fatal. Regardez cet enfant !

– Est-ce là tout ? grogna Jonas. Si vous n’avez pas d’autre raison pour dire ça…

– Eh ! quelle autre raison vous faut-il donc ? demanda vivement Montague. Que voulez-vous dire ?

– Je veux dire, fit Jonas en se penchant sur le corps du jeune garçon, que je ne sache pas que vous soyez son père, ni que vous ayez aucun motif de vous soucier beaucoup de lui. Allons, tiens-toi droit ! »

Mais le groom n’était guère en état de se tenir ni d’être tenu ; et même, à part quelques battements de cœur faibles et irréguliers, il ne donnait plus signe de vie. Après une courte délibération, le postillon monta le cheval qui avait le moins souffert, prit le moribond dans ses bras, du mieux qu’il put ; tandis que Montague et Jonas, conduisant l’autre cheval et portant une malle entre eux deux, s’acheminèrent à côté de lui vers Salisbury.

« Si vous alliez devant, postillon, vous y seriez en quelques minutes, et vous pourriez envoyer du monde à notre secours, dit Jonas. Allons, trottez en avant.

– Non, non, s’écria avec empressement Montague ; nous resterons tous ensemble.

– Quelle poule mouillée vous faites ! Vous n’avez pas peur des voleurs, n’est-ce pas ? dit Jonas.

– Je n’ai peur de rien, répondit l’autre, dont la physionomie et la contenance démentaient les paroles. Mais nous resterons tous ensemble.

– Vous aviez tant d’inquiétude au sujet de ce garçon il y a une minute ! dit Jonas. Vous savez pourtant bien qu’il peut mourir en attendant ?

– Oui, oui ! je le sais. Mais nous resterons tous ensemble. »

Il était évident que rien n’ébranlerait sa résolution. Jonas ne fit d’autre réponse que celle du mépris qui se lisait sur son visage. Ils avaient encore trois ou quatre bons milles à parcourir, et ce n’était pas facile, vu le mauvais état des routes, le fardeau dont ils étaient embarrassés, et la sensation de roideur douloureuse qu’ils éprouvaient dans tous les membres. Après une marche longue et pénible, ils arrivèrent à une auberge dont ils réveillèrent les gens (car il était encore de très-bonne heure). Ils envoyèrent des messagers pour s’occuper de la voiture et de son contenu, et firent éveiller un chirurgien pour qu’il donnât ses soins à celui qui avait le plus souffert. Le praticien fit promptement et habilement tout ce qu’il pouvait faire. Mais il fut d’avis que l’enfant avait une congestion cérébrale, et que la carrière mortelle de M. Bailey était fournie. Si l’intérêt que témoigna Montague en apprenant cette nouvelle eût paru le moins du monde dépourvu d’égoïsme, c’eût été un trait honorable dans un caractère qui n’était pas riche en traits de cette nature. Mais il n’était pas difficile de voir qu’il avait quelque raison cachée dont il appréciait seul l’importance, d’attacher une si grande valeur à la société et à la présence de ce jeune garçon. Lorsque, après avoir reçu lui-même les soins du médecin, il se retira au grand jour dans sa chambre, cette préoccupation l’y suivit.

« J’aurais donné mille guinées, disait-il, plutôt que de perdre ce garçon dans un moment pareil. Mais je m’en retournerai seul ; j’y suis résolu. Chuzzlewit partira d’abord, et moi je le suivrai à loisir. Je ne veux plus de cela, ajouta-t-il en essuyant son front moite ; il ne faudrait pas plus de vingt-quatre heures pareilles pour que mes cheveux devinssent tout gris. »

Quoiqu’il fît grand jour, ainsi que nous l’avons dit, il examina sa chambre, regarda sous le lit, dans les armoires, et même derrière les rideaux avec une précaution extraordinaire. Il ferma à double tour la porte par laquelle il était entré, et il se mit au lit. Il y avait encore une porte dans sa chambre ; mais elle était fermée à clef de l’autre côté, et il ignorait sur quoi elle donnait.

Dans tous ses rêves, ses craintes ou sa mauvaise conscience lui représentèrent cette porte. Il rêva qu’il s’y rattachait un secret terrible ; un secret qu’il connaissait, et que pourtant il ne connaissait pas : car, bien qu’il en eût la responsabilité et la complicité, il était tourmenté, même dans sa vision, par une incertitude fatigante au sujet de ce secret. Un autre rêve se confondait d’une manière incohérente avec celui-ci. Il lui semblait que cette porte était la cachette d’un ennemi, d’une ombre, d’un fantôme, et qu’il était chargé de tenir enfermée cette effrayante créature, pour l’empêcher d’arriver jusqu’à lui. Dans ce but Nadgett, lui, et un étranger qui avait une trace sanglante sur la tête (il lui rappela qu’il avait été son compagnon d’enfance, et lui dit même le nom très-réel d’un camarade de pension, qu’il avait oublié jusqu’alors), s’efforçaient d’assujettir cette porte à l’aide de plaques de fer et de clous ; mais ils avaient beau travailler, les clous se brisaient ou bien se métamorphosaient entre leurs doigts en tiges d’osier flexibles, ou, pis encore, en vers ; le bois de la porte se fendait ou se pulvérisait au point que les clous mêmes n’y pouvaient tenir ; et les plaques de fer se roulaient comme du papier chauffé devant le feu. Pendant tout ce temps, la créature de l’autre côté (il ne savait et ne cherchait point à savoir si elle avait la forme d’un homme ou celle d’une bête) gagnait du terrain sur eux. Mais le moment de plus affreuse terreur fut celui où l’homme qui avait une trace sanglante sur la tête lui demanda s’il ne connaissait pas le nom du monstre, et lui dit qu’il le lui soufflerait tout bas. Alors le rêveur tomba à genoux, tout son sang se glaça d’épouvante, et il se boucha les oreilles pour ne pas entendre. Mais il vit, au mouvement de ses lèvres, que l’homme avait prononcé la lettre J ; alors criant tout haut que le secret était révélé et qu’ils étaient tous perdus, il s’éveilla.

Il s’éveilla pour trouver Jonas, debout à côté de son lit, qui le regardait. La porte en question était grande ouverte.

Au moment où leurs yeux se rencontrèrent, Jonas recula de quelques pas, et Montague s’élança hors du lit.

« Eh ! eh ! dit Jonas. Vous êtes bien vivant ce matin.

– Vivant ! bégaya l’autre, et il tira violemment le cordon de sonnette. Que faites-vous ici ?

– C’est votre chambre à la vérité, dit Jonas, mais je suis presque tenté de vous demander ce que vous y faites vous-même. Ma chambre est de l’autre côté de cette porte. Personne ne m’a dit hier au soir de ne pas l’ouvrir. J’ai cru qu’elle conduisait dans le corridor, et je sortais pour commander le déjeuner. Il n’y a pas… il n’y a pas de sonnette dans ma chambre. »

Pendant ce temps, Montague avait fait entrer le garçon d’auberge, qui lui apportait de l’eau chaude et ses bottes. Celui-ci, en entendant les dernières paroles de Jonas lui assura qu’il y avait une sonnette, et il passa dans la chambre adjacente pour la lui faire voir au chevet du lit.

« Alors, c’est que je n’ai pu la trouver, dit Jonas ; cela revient au même. Commanderai-je le déjeuner ? »

Montague en fut d’avis, et, quand Jonas se fut retiré à travers sa chambre en sifflant un refrain, vite il ouvrit la porte de communication pour en retirer la clef et s’enfermer à double tour ; mais la clef n’y était déjà plus.

Il tira une table en travers de la porte et s’assit pour rassembler ses idées, comme s’il était encore sous l’influence de ses rêves.

« C’est un voyage fatal, répéta-t-il plusieurs fois. C’est un voyage fatal. Mais je reviendrai seul. Je ne veux plus de tout ça ! »

Cette espèce de pressentiment ou de superstition que c’était un voyage fatal, ne le détourna pas de la mauvaise action qu’il avait en vue dans ce voyage même. Il s’habilla avec plus de soin que d’habitude, afin de produire une impression favorable sur M. Pecksniff, et, rassuré par sa bonne mine, par la beauté du temps, par le gai soleil qui faisait étinceler les branches mouillées devant sa fenêtre, il revint peu à peu à son état naturel, articula quelques gros jurons et chantonna le refrain d’une chanson.

Et cependant, de temps à autre, il grommelait entre ses dents :

« Je reviendrai seul ! »