Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/46

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CHAPITRE XXI.
Miss Pecksniff fait l’amour, M. Jonas fait de la bile, mistress Gamp fait le thé, et M. Chuffey fait des affaires.



Le lendemain, quand les occupations officielles de Tom furent terminées, il s’empressa de rentrer chez lui sans perdre de temps. Après qu’il eut dîné et qu’il se fut un peu reposé, il sortit, accompagné de Ruth, pour aller faire sa visite chez mistress Todgers. Tom emmena Ruth, non-seulement parce qu’il était toujours très-heureux d’avoir sa société, mais encore parce qu’il désirait qu’elle consolât un peu la pauvre Merry ; quant à Ruth, elle y était toute disposée, car Tom lui avait raconté la triste histoire de la jeune femme.

« Elle a été si contente de me voir, dit Tom, qu’elle sera, bien sûr, contente de vous voir aussi. Votre sympathie, naturellement, lui semblera bien plus délicate et plus agréable que la mienne.

– Cela ne me paraît pas certain du tout, répondit-elle ; et vous ne vous rendez pas justice, vraiment. Mais j’espère qu’elle m’aimera aussi, Tom.

– Elle ne pourra faire autrement ! s’écria-t-il avec assurance.

– Que d’amis j’aurais si tout le monde était de votre avis ! N’est-ce pas, cher Tom ? »

Et sa petite sœur lui pinça la joue.

Tom se mit à rire, et dit que, dans le cas présent, il ne doutait pas que Mercy fût de la même opinion que lui.

« Car, dit Tom, vous autres femmes, ma chère, vous êtes si bonnes, et dans votre beauté vous avez tant de tact ! Vous savez si bien être affectueuses et pleines de sollicitude sans en avoir l’air ! Vos sentiments sont comme votre toucher, si légers et délicats ! Les uns vous permettent de donner vos soins aux blessures de l’âme avec autant de tendresse que l’autre vous rend capables de soigner les blessures du corps. Vous êtes si…

– Mon Dieu ! Tom ! interrompit sa sœur, vous devriez d’après cela vous dépêcher de devenir amoureux. »

Tom écarta cette observation avec bonne humeur, mais avec gravité aussi ; et bientôt ils se remirent à jaser gaiement d’autre chose.

En passant par une rue de la Cité, non loin de la demeure de mistress Todgers, Ruth fit arrêter son frère devant la montre d’un grand magasin de tapissier-ébéniste, et elle attira son attention vers un meuble magnifique et très-ingénieux, qui y était exposé aussi favorablement que possible à l’admiration et à la convoitise du public. Tom avait hasardé une conjecture des plus erronées et des plus extravagantes quant au prix de l’article en question, et, de concert avec sa sœur, il riait cordialement de son erreur, quand tout à coup il serra le bras de Ruth et lui montra, à quelque distance, deux personnes arrêtées devant le même étalage et qui semblaient s’intéresser vivement aux commodes et aux tables.

« Chut ! dit-il tout bas. C’est miss Pecksniff et le jeune homme avec qui elle va se marier.

– Pourquoi a-t-il un air lugubre comme s’il allait se faire enterrer, Tom ? demanda la petite sœur.

– C’est qu’il est naturellement mélancolique, je crois, dit Tom ; mais il est très-poli et très-inoffensif.

– Je suppose qu’ils sont en train de se meubler, lui dit Ruth à l’oreille.

– Oui, je le suppose aussi, répondit Tom. Nous ferons aussi bien d’éviter de leur parler. »

Ils ne pouvaient toujours pas éviter de les regarder, d’autant plus qu’un embarras sur le trottoir les obligea de s’arrêter quelques instants auprès des deux fiancés. Miss Pecksniff avait tout à fait l’air de traîner son captif à la chaîne, et l’emmenait voir les meubles comme on conduit un agneau à l’abattoir. Il ne faisait aucune résistance ; il était au contraire parfaitement résigné et passif. Dans le mouvement languissant de sa tête et dans son attitude découragée, on lisait une mélancolie profonde ; il y avait là devant lui un énorme lit à quatre colonnes dans l’étalage, et il ne le voyait seulement pas, tant étaient grosses les larmes qui lui tremblaient à la paupière et lui obscurcissaient la vue.

« Cher Auguste, dit miss Pecksniff, demandez le prix des huit chaises en bois de rose, et de la table à jeu.

– Elles sont peut-être déjà retenues, dit Auguste. Peut-être appartiennent-elles à quelque autre.

– Dans ce cas, on pourrait toujours en faire de semblables, répondit miss Pecksniff.

– Non, non, cela ne se peut pas, dit Moddle, c’est impossible ! »

Pendant un moment il parut complètement accablé et hébété par la perspective de son bonheur imminent ; mais se ranimant bientôt, il entra dans le magasin. Il en ressortit immédiatement, disant avec un accent désespéré :

« Vingt-quatre livres, dix shillings[1] ! »

Miss Pecksniff, en se tournant pour l’écouter, s’aperçut que Tom Pinch et sa sœur la regardaient.

« Oh ! réellement ! … s’écria miss Pecksniff cherchant autour d’elle quelque moyen commode de rentrer sous terre. Ma parole, je… Il n’est jamais arrivé un… Penser qu’on puisse être si… ! M. Auguste Moddle, miss Pinch ! »

Dans cette présentation triomphale, miss Pecksniff se montra tout à fait gracieuse vis-à-vis de miss Pinch, extrêmement gracieuse. Elle fut même plus que gracieuse : elle fut aimable et cordiale. Soit que le souvenir du service que lui avait rendu Tom, en battant M. Jonas, eût opéré une modification dans ses opinions ; soit que la séparation opérée entre elle et son père l’eût réconciliée avec l’humanité entière, ou du moins avec cette portion considérable de l’humanité qui n’était pas favorable à l’auteur de ses jours ; ou soit encore que le charme de trouver une nouvelle connaissance féminine à qui elle pût faire part de son bonheur, l’emportât sur toute autre considération, miss Pecksniff se montra positivement cordiale et aimable. Oui, vraiment, miss Pecksniff embrassa deux fois miss Pinch sur la joue.

« Auguste, vous connaissez M. Pinch. Ma chère enfant, dit miss Pecksniff à part, de ma vie je n’ai été si honteuse ! »

Ruth la pria de ne pas penser à cela.

« Votre frère m’impose moins que n’importe qui, dit en riant doucement miss Pecksniff ; mais l’inconvenance de rencontrer un monsieur quelconque en pareille circonstance ! … Auguste, mon enfant, avez-vous… »

Ici, miss Pecksniff lui parla bas à l’oreille. L’infortuné Moddle répéta :

« Vingt-quatre livres, dix shillings !

– Quelle absurdité ! s’écria miss Pecksniff. Ce n’est pas cela que je veux dire : j’entends le… »

Et elle lui parla de nouveau à l’oreille.

« Si la perse est du même dessin que celle de l’étalage, ce sera trente-deux livres, douze shillings et six pence[2], dit Moddle en soupirant. Et c’est bien cher. »

Miss Pecksniff, pour l’empêcher de donner d’autres explications, lui posa la main sur les lèvres en trahissant un doux embarras. Elle demanda ensuite à Tom Pinch de quel côté il allait.

« J’allais voir si je puis trouver votre sœur, à qui je voudrais dire deux mots. Nous nous rendions chez mistress Todgers, où j’ai déjà eu le plaisir de la rencontrer.

– Il est inutile que vous poursuiviez votre route alors, dit Cherry, car nous en venons, et je sais que mistress Todgers n’est pas chez elle. Mais je vous conduirai chez ma sœur, si vous voulez. Auguste… M. Moddle, je veux dire, et moi, nous allons y prendre le thé aujourd’hui. Ne vous inquiétez pas de lui, ajouta-t-elle avec un signe de tête, en observant l’hésitation de Tom. Il n’est pas à la maison.

– En êtes-vous sûre ? demanda Tom.

– Parfaitement sûre. Je n’ai plus besoin de vengeance, dit miss Pecksniff avec expression. Mais je vous demanderai, messieurs, de marcher devant et de me permettre de vous suivre avec miss Pinch. Ma chère, je n’ai jamais été si saisie ! »

Pour se conformer à cet arrangement discret, M. Moddle donna le bras à Tom, et miss Pecksniff prit celui de Ruth.

« Je sens, ma bonne amie, dit miss Pecksniff, qu’après ce que vous avez vu, il serait inutile de vous cacher que je vais m’unir à ce monsieur qui marche à côté de votre frère. Je dissimulerais en vain. Dites-moi ce que vous pensez de lui ; je vous en prie, donnez-m’en votre opinion sincère. »

Ruth dit qu’autant qu’elle pouvait en juger, c’était un parti fort convenable.

« Je serais curieuse de savoir, dit miss Pecksniff avec une franchise loquace, si vous avez observé ou cru observer, dans un aussi court espace de temps, qu’il a une tendance à la mélancolie.

– Je l’ai vu si peu ! murmura Ruth.

– Non, non ; il ne faut pas que cela vous empêche de me répondre, répliqua miss Pecksniff ; je suis curieuse d’avoir votre avis. »

Ruth avoua qu’à première vue il lui avait fait l’effet d’être un peu triste.

« Vraiment ? dit miss Pecksniff. Eh bien ! c’est très-remarquable, tout le monde dit la même chose. Mistress Todgers dit la même chose ; et Auguste m’apprend que ces messieurs de la maison le plaisantent à ce sujet ; car je crois que, sans mes injonctions positives, ces plaisanteries eussent, plus d’une fois déjà, provoqué l’emploi des armes à feu. Et quelle est, selon vous, la cause de cette apparence de tristesse ? »

Ruth pensa à plusieurs choses, telles que sa digestion, son tailleur, sa mère, etc. Mais elle n’en exprima aucune, et préféra s’abstenir d’exprimer une opinion à ce sujet.

« Ma chère, dit miss Pecksniff, je ne voudrais pas qu’on le sût, mais je vous le confierai à vous, parce que je connais votre frère depuis bien des années : j’ai refusé Auguste trois fois. C’est une nature aimable et sensitive ; il est toujours prêt à verser des larmes quand on le regarde, ce qui est tout à fait charmant ; et il ne s’est jamais remis des suites de ma cruauté. Car c’était vraiment cruel, dit miss Pecksniff avec une candeur repentante qui eût orné le diadème de son papa. Il n’y a aucun doute à cet égard. Je ne puis maintenant songer à ma conduite passée sans rougir. Je l’ai toujours aimé ; je sentais qu’il ne m’était pas indifférent, comme la foule de jeunes gens qui avaient recherché ma main, et que ce n’était pas du tout la même chose. Alors quel droit avais-je de le refuser trois fois ?

– C’était mettre sa fidélité à une rude épreuve, sans doute, dit Ruth.

– Ma chère, répondit miss Pecksniff, c’était mal ; mais tel est le caprice, telle est l’étourderie de notre sexe. Que je vous serve de leçon. Ne mettez pas à l’épreuve les sentiments de celui qui vous fera une offre de mariage, comme j’ai mis à l’épreuve les sentiments d’Auguste ; mais si jamais vous sentiez pour quelqu’un ce que je sentais réellement pour lui, à l’époque même où je lui faisais presque perdre la raison, laissez parler ce sentiment, si cet homme se jette à vos pieds, comme Auguste s’est jeté aux miens. Songez un peu quel coup pour ma sensibilité si je l’avais poussé au suicide, et qu’on l’eût mis dans le journal. »

Ruth avoua que sans doute elle eût été dévorée de remords.

« Des remords ! s’écria miss Pecksniff, charmée de montrer un bon petit repentir qui ne lui coûtait pas grand’chose. Il m’est impossible de vous décrire le remords que j’éprouve en ce moment, même après lui avoir fait réparation en l’acceptant ! Maintenant que, prête à franchir le seuil de la vie conjugale, je suis devenue sérieuse et réfléchie, si je jette un regard rétrospectif sur mon caractère léger, si je me contemple telle que je fus quand j’étais telle que vous êtes à présent, je frémis ! je frémis ! Quelle est la conséquence de ma conduite passée ? Jusqu’à l’instant où Auguste me conduira à l’autel, il n’est pas sûr de moi. J’ai flétri les affections de son cœur, au point qu’il n’est pas sûr de moi ! Je vois ce doute qui pèse sur son esprit et qui ronge son cœur. Quels doivent être les reproches de ma conscience, après avoir réduit là l’homme que j’aime ! »

Ruth essaya d’exprimer à quel point elle était sensible à une confiance si flatteuse et si illimitée ; elle ajouta qu’elle supposait que le mariage se ferait bientôt.

« Le plus tôt possible, répondit miss Pecksniff ; aussitôt que notre maison sera prête. Nous la meublons le plus vite que nous pouvons. »

Dans la même veine de confiance, miss Pecksniff donna à Ruth un inventaire général des articles achetés, de ceux qui ne l’étaient pas encore, de la toilette neuve qu’elle devait porter le jour du mariage ; de la chapelle où la cérémonie devait avoir lieu ; enfin elle passa une heure à lui communiquer en abrégé, à ce qu’elle dit, les premiers et les plus indispensables renseignements sur toutes les questions intéressantes en rapport avec cet événement.

Tandis que ceci se passait à l’arrière-garde, Tom et M. Moddle marchaient devant, bras dessus bras dessous, dans un silence profond que Tom rompit enfin, après avoir cherché pendant longtemps un sujet de conversation assez indifférent pour ne courir aucun risque d’émouvoir le cœur de M. Moddle.

« Je m’étonne, dit Tom, que, dans ces rues encombrées de monde, les piétons ne soient pas plus souvent écrasés. »

M. Moddle répondit avec un regard sombre :

« Les cochers en seraient bien fâchés !

– Voulez-vous dire… ? commença Tom.

– Je veux dire qu’il y a des hommes qui ne peuvent réussir à se faire écraser, dit Moddle avec un rire creux. Ils ont la vie rivée dans le corps. Les tombereaux de charbon de terre reculent devant eux, et même les cabriolets refusent de leur passer sur le ventre. Oui ! dit Auguste, en remarquant l’étonnement de Tom, il y en a d’aucuns, et j’ai un de mes amis dans ce cas-là.

– Ma parole d’honneur, pensa Tom, ce jeune homme est dans un état d’esprit très-inquiétant ! »

Il abandonna dès lors toute idée de conversation, et ne hasarda plus une parole ; mais il tint soigneusement le bras d’Auguste serré contre lui, de peur qu’il ne se précipitât au milieu de la chaussée, et que, cette tentative ayant plus de succès que les autres, il ne donnât à sa fiancée le spectacle d’un sacrifice hindou en petit. Tom avait si grand’peur qu’il ne commît cet attentat insensé, qu’il éprouva un véritable soulagement quand ils furent arrivés sans accident devant la maison de mistress Jonas Chuzzlewit.

« Montez, je vous prie, monsieur Pinch, dit miss Pecksniff à Tom qui s’arrêtait indécis à la porte.

– Je ne sais pas trop si je serais le bienvenu, répondit Tom, ou plutôt je sais que je ne le serais pas. Il vaut mieux que je lui fasse dire un mot, je crois.

– Mais quelle folie ! répondit miss Pecksniff en tirant Tom à l’écart : quand je vous dis qu’il n’est pas à la maison, j’en suis sûre ; je sais qu’il n’y est pas ; et Merry ne se doute pas le moins du monde que vous ayez jamais…

– Non, interrompit Tom. Et je ne voudrais pas qu’elle le sût à aucun prix. Je suis déjà assez honteux de cette mauvaise affaire, je vous assure.

– Ah ! vraiment ! Ah ! bien alors, c’est que vous êtes très-modeste, voyez-vous, répondit en souriant miss Pecksniff. Mais montez, je vous en prie, si vous ne voulez pas qu’elle le sache, et que vous désiriez lui parler ; montez, je vous en prie. Miss Pinch, montez, je vous prie ; ne restez pas là. »

Tom hésitait encore, car il sentait ce que sa position avait d’embarrassant. Mais Cherry passa devant lui en ce moment, entraînant sa sœur, et au même instant referma la porte d’entrée derrière lui ; il suivit donc, sans trop savoir s’il faisait bien ou mal.

« Merry, ma chérie ! dit la charmante miss Pecksniff, en ouvrant la porte du salon où l’on se tenait d’habitude, voici M. Pinch et sa sœur qui sont venus vous voir ! Je pensais bien vous trouver ici, mistress Todgers ! Comment vous portez-vous mistress Gamp ? Et comment allez-vous, monsieur Chuffey, quoiqu’il soit inutile de vous adresser cette question, je le sais bien ? »

Miss Charity accompagna chacune de ces salutations d’un sourire acide ; puis elle présenta M. Moddle.

« Je crois que vous l’avez déjà vu, lui dit-elle en plaisantant. Auguste, mon doux enfant, apportez-moi une chaise. »

Le doux enfant obéit ; et il allait se retirer dans un coin pour gémir en secret, lorsque miss Charity le nomma à demi-voix, mais de manière à être entendue de tout le monde, « son petit chou, » et lui donna la permission de s’asseoir à côté d’elle. Il est à espérer, dans l’intérêt de l’humanité, qu’on ne voie jamais un petit chou faisant aussi piteuse mine que M. Moddle, lorsqu’il obéit à cette permission. Son humeur était si sombre qu’il ne manifesta aucun transport, quand miss Pecksniff plaça sa blanche main dans la sienne, et cacha, aux yeux du vulgaire, cette marque de sa faveur sous un coin de son châle. Il était même infiniment plus triste qu’auparavant ; assis gauchement sur sa chaise, et roide comme un piquet, il contemplait la société avec des yeux humides, qui semblaient dire, sans le secours de la parole :

« Ô mon Dieu ! regardez moi ! Est-ce que quelque bonne âme chrétienne ne me viendra pas en aide ? »

Mais les ravissements de mistress Gamp, causés principalement par la vue de Tom Pinch et de sa sœur, auraient abondamment suffi à la consommation d’une vingtaine de jeunes amants. Mistress Gamp avait un de ces heureux tempéraments, susceptibles d’être ravis en extase sans autre stimulant qu’un désir général de se faire une nombreuse et lucrative clientèle. Elle ajoutait tous les jours tant de cordes à son arc, qu’elle avait réussi à en faire une harpe, et maintenant elle se mit à exécuter sur cet instrument un concert improvisé.

« Eh ! quoi ! mon Dieu ! dit-elle, mistress Chuzzlewit ! Je ne me serais jamais imaginé voir dans cette bienheureuse maison, qui est, je le sais bien, miss Pecksniff, une maison comme il n’y en a pas beaucoup, ma chère jeune demoiselle, et c’est grand dommage, car alors cette vallée de larmes serait métamorphosée en jardin fleuri, monsieur Chuffey, je ne me serais jamais imaginé voir sous ce toit, précisément M. Pinch (je prends cette liberté, quoique je vous sois presque inconnue), et, sans compliment, monsieur, la plus souriante et la plus jolie figure que j’aie jamais vue ; la vôtre exceptée, mistress Chuzzlewit, ainsi que celle de votre aimable dame, monsieur Moddle, si vous voulez bien m’excuser de ce que je parle aussi clairement de ce qui est suffisamment clair pour ceux qui ne sont pas condamnés à regarder à travers des meules, mistress Todgers, pour lire ce qui est écrit par derrière la muraille. Soit dit sans offense, messieurs et dames, dans l’espoir que vous ne prendrez pas mes paroles en mauvaise part. Je vois ici la plus souriante et la plus jolie figure que j’aie jamais remarquée, avec une de mes amies, parmi les colis sur le pont de Londres : c’est une surprise bien agréable, je vous assure. »

Ayant réussi, de cette manière adroite, à donner à chaque membre de son auditoire une part individuelle et un intérêt personnel immédiat dans ses discours, mistress Gamp fit à Ruth plusieurs révérences, et, hochant la tête à diverses reprises, sans perdre un sourire, elle poursuivit ainsi le fil de sa harangue :

« Ma parole ! nous sommes joliment riches en beauté cette joyeuse après-dînée ! Je connais une dame qui s’appelle (je ne veux pas vous tromper, mistress Chuzzlewit), qui s’appelle Harris, dont le mari a un frère qui a six pieds trois pouces[3], et qui est marqué au bras gauche d’un taureau enragé, chaussé de bottes à la Wellington, à cause que sa chère mère fut poursuivie par un de ces animaux jusque dans la boutique d’un cordonnier, lorsqu’elle était dans une position, que c’est une bénédiction pour l’homme qui en a beaucoup de telles en perspective ; comme je le disais toujours à Gamp quand nous avions des mots ensemble à cause du surcroît de dépense que cela fait toujours dans un ménage. Et j’ai souvent dit à mistress Harris : « Oh ! madame, vous avez le visage d’un ange ! » Ce qui eût été vrai sans les boutons. « Non, Sarah Gamp, qu’elle dit, ô la meilleure des créatures actives et laborieuses, insuffisamment rétribuées à n’importe quel prix, et en effet votre rétribution est insuffisante ; non, Sarah, c’est tout autre chose. Harris l’avait fait tirer avant le mariage à dix shillings et six pence, qu’elle dit, et l’a porté fidèlement sur son cœur, jusqu’à ce que, la couleur ayant passé, on refusa de rendre l’argent, et il fut impossible de s’arranger ensemble. Mais il ne m’a jamais dit que c’était le visage d’un ange, Sarah, quoi qu’il ait pu en penser. » Si le mari de mistress Harris était ici en ce moment, continua mistress Gamp, et elle regarda tout autour d’elle, et sourit, en faisant une révérence générale à toute la société ; si le mari de mistress Harris était ici en ce moment, il s’expliquerait franchement, j’en suis sûre, et sa chère femme serait la dernière à lui en vouloir pour cela : car, s’il exista jamais une femme qui n’a jamais su ce que c’était que de souhaiter l’empoisonnement de celles qui possédaient des charmes, et à laquelle le meilleur des maris ne causa jamais l’ombre de jalousie, cette femme au caractère angélique, c’est mistress Harris ! »

En achevant ces mots, la digne femme (qui semblait être venue par hasard pour prendre le thé, par une attention délicate de la bourgeoise, plutôt que pour remplir dans la maison des fonctions officielles convenues d’avance) passa du côté où M. Chuffey était assis, comme d’habitude, dans son coin, le saisit par l’épaule et le secoua.

« Allons ! réveillez-vous, et levez les yeux ! voyons ! dit mistress Gamp. Ne voyez-vous pas qu’il y a ici de la compagnie, monsieur Chuffey ?

– J’en suis fâché, s’écria le vieillard en regardant humblement autour de la chambre. Je sais que je vous gêne ici. Je vous demande excuse, mais je n’ai pas ailleurs où je puisse aller. Où est-elle ? »

Merry s’approcha de lui sur-le-champ.

« Ah ! dit le vieillard en lui caressant la joue, la voilà, la voilà ! Elle n’est jamais dure envers le vieux Chuffey, elle ! son pauvre vieux Chuff ! »

Elle s’assit sur une chaise basse auprès du vieillard, à portée de sa main, et leva une fois les yeux vers Tom. C’était un triste regard qu’elle lui jeta, quoiqu’un pâle sourire passât en même temps sur son visage. Mais c’était un regard éloquent, et Tom comprit qu’il lui disait :

« Vous voyez comme le malheur m’a changée. Je ne suis plus insensible aux maux d’un inférieur, et je compte son affection pour quelque chose !

— Oui, oui ! s’écria Chuffey d’un ton caressant. Oui, oui, oui ! Ne faites pas attention à lui. C’est dur à supporter, mais n’y faites pas attention, il mourra un jour. Il y a trois cent soixante-cinq jours dans l’année, et même trois cent soixante-six dans les années bissextiles, et il n’en faut qu’un pour le faire mourir.

– Vous êtes un vieux bonhomme bien fatigant, c’est la sainte vérité, dit mistress Gamp en le contemplant à une petite distance, avec une expression qui n’était rien moins que favorable, pendant qu’il continuait à grommeler entre ses dents ; c’est dommage que vous ne sachiez pas ce que vous dites, parce que, si vous compreniez, vous seriez bientôt si fatigué vous-même de vous entendre, que ça vous userait le tempérament, et ce serait un bon débarras pour tous ceux qui vous connaissent.

– Son fils, murmura le vieillard en soulevant sa main, son fils !

– Eh bien ! ma foi, dit mistress Gamp, vous arrangez les choses comme vous l’entendez et à votre satisfaction, j’espère, monsieur Chuffey ! mais, quant à moi, je ne parierais pas une pelote neuve que ce sera un fils, quoique vous paraissiez si bien informé, monsieur. Vieil imbécile ! il donne son avis, et avec pas mal de confiance, encore ! Avec ça qu’il s’y connaît, en fils ou en filles ! Si vous nous appreniez aussi quelque chose sur les jumeaux, monsieur ? auriez-vous cette obligeance ? »

Les sarcasmes amers et indignés de mistress Gamp étaient perdus pour l’innocent Chuffey, qui ne s’en doutait pas plus qu’il ne se doutait d’avoir offensé la garde-malade. L’esprit élevé de cette dernière était très-susceptible quand on avait l’air de vouloir venir chasser sur ses terres. Elle se figurait que M. Chuffey avait articulé quelque prédiction relative à la naissance d’un fils, quand tout pronostic à cet égard aurait dû commencer par émaner d’elle, comme étant la seule autorité légitime, ou, du moins, n’aurait jamais dû être proclamé sans son aveu et son concours. Elle ne s’apaisa donc pas facilement. Elle continua à lancer à M. Chuffey des regards hostiles et des observations ironiques, prononcées avec cette intonation sourde qui révèle en général une indignation concentrée. Enfin, quand on apporta le plateau et les tasses, et que mistress Jonas la pria de faire le thé à une petite table pour la société qui s’était réunie chez elle d’une façon si imprévue, mistress Gamp retrouva sa belle humeur. Elle recommença à sourire, et remplit la mission dont elle était chargée avec une urbanité qui lui était toute particulière.

« Qu’il est agréable de faire le thé pour une aussi nombreuse famille ! dit mistress Gamp. Ma bonne fille (à la servante), peut-être quelqu’un d’entre nous ne serait-il pas fâché de manger un ou deux œufs frais, pas trop cuits, ainsi que quelques rôties de pain beurré, dont il faudra commencer par ôter la croûte, à cause qu’on a les dents sensibles et qu’on n’en a pas de trop. Gamp lui-même, mistress Chuzzlewit, un jour qu’il avait bu un coup de trop, m’en a enfoncé quatre d’un coup, deux petites et deux grosses. Mistress Harris les a gardées en souvenir de moi, et les a toujours portées dans sa poche jusqu’à ce jour, ainsi que deux os contre la crampe, un morceau de gingembre, et une râpe à muscade de la forme d’un petit soulier d’enfant en étain, avec un petit talon pour y serrer la noix muscade. Je l’ai vue de mes yeux, et je m’en suis servie bien souvent pour faire de la bouillie après les couches. »

Les privilèges de la table à thé étaient nombreux : outre la prérogative d’être assise à portée des rôties de pain, et celle de prendre deux tasses pendant que les autres en prenaient une, et de les prendre au bon moment, c’est-à-dire avant d’ajouter de l’eau à la théière, et quand l’infusion avait eu le temps de se faire, il y avait aussi l’avantage de voir à la fois toutes les personnes présentes, et la facilité de les interpeller comme du haut d’une tribune aux harangues. Mistress Gamp s’acquitta des fonctions qu’on lui avait confiées avec une bonne humeur et une affabilité extrêmes. Quelquefois elle posait sa soucoupe dans la creux de sa main étendue, et, le coude appuyé sur la table, elle s’arrêtait entre chaque gorgée de thé pour adresser à la société, tantôt un sourire, tantôt un clignement d’yeux, un mouvement de tête, ou quelque autre marque d’attention ; et dans ces moments-là sa physionomie s’éclairait d’une intelligence et d’une vivacité qu’il était impossible de ne pas associer avec l’influence bienfaisante des boissons distillées.

Sans mistress Gamp, c’eût été une réunion bien silencieuse. Miss Pecksniff ne parlait qu’à son Auguste, et encore à voix basse. Auguste ne parlait à personne, mais il soupirait pour tout le monde, et de temps en temps il se donnait sur le front un coup retentissant, qui faisait tressaillir mistress Todgers, femme assez nerveuse, et lui arrachait une exclamation involontaire. Mistress Todgers tricotait, et ne parlait guère. La pauvre Merry tenait la main de l’aimable petite Ruth entre les siennes, en l’écoutant avec un plaisir manifeste ; mais elle parlait rarement elle-même. Quelquefois elle lui souriait, quelquefois elle lui baisait la joue, et quelquefois elle tournait la tête pour cacher les larmes qui brillaient dans ses yeux. Tom était fort ému de la trouver changée à ce point ; mais il était si content de voir la tendresse de Ruth avec elle, tendresse dont Merry s’apercevait et à laquelle elle répondait de son mieux, qu’il n’avait pas le cœur de donner le signal du départ, quoiqu’il eût dit, depuis longtemps, tout ce qu’il avait à dire.

Tandis que les autres membres de cette petite réunion étaient ainsi occupés, le vieux commis était retombé dans son état ordinaire ; il restait profondément silencieux, tout absorbé par les rêves, quels qu’ils fussent, qui semblaient à peine agiter la surface de ses lentes pensées. Ce furent sans doute ces mélancoliques fantaisies, combinées avec le repas silencieux qui se consommait autour de lui et avec quelques vagues réminiscences de la dernière réunion dont il eût été témoin, qui lui suggérèrent une étrange idée. Il se retourna soudain, et dit :

« Qui donc est étendu mort là-haut ?

– Personne, dit Merry en se tournant vers lui. Qu’avez-vous ? Nous sommes tous ici.

– Tous ici ! s’écria le vieillard, tous ici ! Où est-il alors… mon ancien maître M. Chuzzlewit, qui avait un fils unique ? Où est-il ?

– Chut, chut ! lui dit Merry avec bonté. C’est arrivé il y a longtemps. Ne vous en souvient-il pas ?

– S’il m’en souvient ! répondit le vieillard avec son cri d’angoisse. Comment pourrais-je l’oublier ? Comment pourrais-je jamais l’oublier ? »

Pendant un instant il couvrit son visage de sa main ; puis, se retournant précisément comme auparavant, il répéta :

« Qui donc est étendu mort là-haut ?

– Personne ! » dit Merry.

Il la regarda d’abord avec colère, comme si c’était une étrangère qui eût voulu le tromper ; mais en examinant son visage, il reconnut que c’était bien elle, et secoua sa tête d’un air de compassion douloureuse.

« Vous ne le croyez pas. Mais c’est qu’on ne vous le dit pas ! Non, non, pauvre enfant ! on ne vous le dit pas. Quels sont ces gens-là, et pourquoi se régalent-ils ici, s’il n’y a pas quelqu’un de mort ! Infamie ? Allez donc voir qui est mort là-haut ! »

Elle leur fit signe de ne pas lui parler, ce dont ils avaient, du reste, peu envie, et garda elle-même le silence. Il en fit autant pendant quelque temps ; puis il répéta sa question avec une ardeur qui avait quelque chose d’effrayant.

« Il y a quelqu’un de mort, dit-il, ou de mourant ; et je voudrais savoir qui c’est. Allez voir, allez voir ! Où donc est Jonas ?

– À la campagne, » répondit-elle.

Le vieillard la regarda comme s’il doutait de ce qu’elle disait ou comme s’il ne l’avait pas entendue ; puis il se leva, traversa la chambre, et monta l’escalier en disant à demi-voix :

« Infamie ! »

Ils entendirent au-dessus d’eux ses pas qui se dirigeaient vers le côté de la chambre où se trouvait le lit (c’était là que le vieil Anthony était mort) ; puis il redescendit immédiatement. Son imagination n’était ni assez puissante, ni assez exaltée, pour lui faire voir dans la chambre abandonnée des choses qui n’y existaient pas. Il revint beaucoup plus calme, et en apparence satisfait de son examen.

« Ils ne vous le disent pas, dit-il à Merry de sa voix chevrotante ; et il s’assit à côté d’elle, et lui posa la main sur la tête. Ils ne me le disent pas non plus ; mais je veillerai. Ils ne vous feront pas de mal ; n’ayez pas peur. Quand vous attendez et que vous veillez, moi j’attends et je veille aussi. Oui, oui, souvent ! s’écria-t-il en serrant son poing faible et ridé. Plus d’une nuit j’étais sur pied. »

Sa voix était si tremblante, il s’arrêtait si souvent pour reprendre haleine, et, dans sa mystérieuse tendresse pour Merry, il lui parlait si près de l’oreille, que les personnes présentes le comprirent à peine. Mais elles en avaient assez vu et assez entendu pour être troublées. Elles avaient toutes quitté leurs sièges et s’étaient rassemblées autour du vieillard ; ce qui fournit à mistress Gamp (dont le sang-froid habituel n’était pas si facile à ébranler) une excellente occasion de concentrer toutes les ressources de son esprit vigoureux et de son appétit sur les rôties, le beurre, le thé et les œufs. Elle absorba ces comestibles avec tant d’énergie, que sa figure était parvenue au plus haut degré d’inflammation, quand, ne trouvant plus rien à manger ni à boire, elle jugea à propos d’intervenir.

« Allons ! allons ! monsieur ! s’écria mistress Gamp, qu’est-ce que c’est que ces manières-là ? Vous avez besoin qu’on vous jette une potée d’eau froide sur la tête, pour vous ramener à la raison ; c’est là ma croyance, et, si vous étiez entre les mains de Betsy Prig, on vous la jetterait, monsieur Chuffey, je vous en réponds. Il n’y a rien de tel encore que les mouches cantharides pour vous tirer toutes vos bêtises, et, si l’on voulait vous rendre service, on devrait vous en poser un vésicatoire sur la tête, avec un bon sinapisme dans le dos. Qui est-ce qui est mort, en vérité ? Si c’était quelqu’un que je connais, ce ne serait pas une grosse perte, ma foi !

– Il est plus calme maintenant, mistress Gamp, dit Merry ; laissez-le tranquille.

– Oh ! la peste soit de cette vieille victime, mistress Chuzzlewit, répondit la zélée mistress Gamp ; je ne peux pas le souffrir. Vous cédez beaucoup trop à tous ses caprices. Créature agaçante et vexatoire, va ! »

Dans le but, sans doute, de mettre sa théorie en pratique, mistress Gamp saisit Chuffey par le collet de son habit, et le secoua énergiquement pendant quelques secondes. Cet exercice est considéré par les garde-malades, disciples de l’école Prig (fort nombreuses dans l’état), comme très-propre à ramener le calme et à faciliter les fonctions nerveuses. Dans le cas présent, le résultat de ce traitement fut d’étourdir le patient à tel point qu’il lui fut impossible d’articuler un mot de plus ; ce que mistress Gamp regarda comme le triomphe de son art.

« Là, dit-elle en lâchant la cravate du vieillard, dont la figure commençait à devenir pourpre, maintenant, j’espère que vous aurez l’esprit tranquille. Si vous vous évanouissez, nous vous ranimerons bientôt, monsieur, je vous promets. Quand les gens s’évanouissent, dit mistress Gamp, si vous leur mordez les pouces et si vous leur tournez les doigts à l’envers, ils reviennent bientôt, que c’est merveille. » Et mistress Gamp sourit complaisamment à la pensée qu’elle venait de donner à ses auditeurs une leçon à la fois instructive et amusante.

Comme M. Chuffey, dans une occasion précédente, avait été confié aux soins de cette excellente femme, ni mistress Jonas ni les autres personnes présentes n’osèrent intervenir dans ce système de traitement ; quoique tous, surtout Tom Pinch et sa sœur, parurent disposés à différer d’opinion là-dessus avec mistress Gamp. Telle est la hardiesse insensée de ceux qui ne sont pas initiés aux mystères de l’art, qu’on les voit souvent arborer quelque monstrueux principe abstrait, comme l’humanité, l’affection ou toute autre folie de ce genre, en opposition obstinée à tous les usages reconnus dans la pratique ; défendant ce principe contre les gens mêmes qui ont fait les usages reconnus, comme s’ils n’en étaient pas meilleurs juges que qui que ce soit.

« Ah ! monsieur Pinch, dit miss Pecksniff, c’est ce malheureux mariage qui est cause de tout cela. Si ma sœur n’avait pas agi si précipitamment, et ne s’était pas unie à un misérable, il n’y aurait pas eu de M. Chuffey dans la maison.

– Chut ! s’écria Tom. Elle n’aurait qu’à vous entendre.

– Je serais désolée qu’elle m’entendit, monsieur Pinch, dit Cherry en élevant un peu la voix : car il n’est pas dans mon caractère d’aggraver les peines de qui que ce soit ; encore moins celles de ma propre sœur. Je sais quels sont les devoirs d’une sœur, monsieur Pinch, et j’espère les avoir toujours mis en pratique. Auguste, mon cher enfant, cherchez mon mouchoir, vous me le donnerez. »

Auguste obéit et tira mistress Todgers à l’écart, pour verser ses douleurs dans le sein d’une amie.

« Ah ! monsieur Pinch, dit Charity en regardant alternativement son fiancé et sa sœur, je devrais être bien reconnaissante envers la Providence pour les bienfaits dont je jouis, et pour ceux qui m’attendent encore. Quand je compare Auguste (ici elle devint modeste et embarrassée), qui, je puis vous le dire à vous, est la douceur en personne, avec l’homme détestable que ma sœur a épousé, et quand je pense que, dans les lois naturelles de ce monde, l’ordre de nos positions aurait pu être renversé ; je sens que, véritablement, je dois être reconnaissante, humble et satisfaite. »

Elle était peut-être satisfaite ; mais elle n’était certes pas humble. Sa figure et ses manières exprimaient quelque chose de si contraire à l’humilité, que Tom ne put s’empêcher de deviner et de mépriser les vils motifs qui agitaient son cœur. Il s’éloigna et dit à Ruth qu’il était temps de s’en aller.

« J’écrirai à votre mari, dit Tom à Merry, et je lui expliquerai, comme je l’aurais fait si je l’avais rencontré ici, que, s’il a eu à souffrir quelque contrariété par mon fait, ce n’est toujours pas par ma faute. Un facteur n’est pas plus innocent des nouvelles qu’il apporte, que je ne l’étais en lui remettant cette lettre.

– Je vous remercie ! dit Merry. Peut-être cela fera-t-il quelque bien. Le ciel vous bénisse ! »

Elle se sépara affectueusement de Ruth, qui était sur le point de quitter la chambre avec son frère, lorsqu’on entendit le bruit d’une clef dans la serrure de la porte d’entrée, et puis un pas rapide qui traversa le vestibule. Tom s’arrêta et regarda Merry.

« C’est Jonas, dit-elle timidement.

– Il vaut mieux peut-être que je ne le rencontre point sur l’escalier, dit Tom, passant le bras de sa sœur sous le sien et se reculant de quelques pas. Je vais l’attendre ici un instant. »

Il avait à peine dit ces mots, que la porte s’ouvrit, et Jonas entra. Sa femme s’avança pour le recevoir ; mais il l’éloigna de la main, en disant d’un ton bourru :

« Je ne savais pas que vous eussiez une soirée. »

En parlant ainsi, il regarda, soit par hasard soit à dessein, du côté de miss Pecksniff, qui, trop heureuse d’avoir une occasion de se quereller avec lui, prit la mouche sur-le-champ.

« Ah ! vraiment ! dit-elle en se levant. Nous ne voulons pas troubler votre bonheur domestique ! Ce serait dommage. Nous avons pris le thé ici, monsieur, en votre absence ; mais, si vous voulez avoir la bonté de nous envoyer une facture acquittée, nous serons heureux de vous en rembourser les frais. Auguste, mon chéri, allons-nous-en, s’il vous plaît. Mistress Todgers, à moins que vous ne désiriez rester ici, nous serons charmés de vous emmener avec nous. Ce serait grand dommage, vraiment, de gâter la joie que monsieur amène toujours à sa suite, surtout quand il rentre dans son ménage.

– Charity ! Charity ! s’écria sa sœur d’un accent de reproche déchirant qui semblait la conjurer de faire preuve de la vertu cardinale dont elle portait le nom.

– Ma chère Merry, je vous suis reconnaissante de vos avis, répondit miss Pecksniff avec un mépris majestueux (Merry ne lui avait donné aucun avis) ; mais je ne suis pas son esclave, moi…

– Non ; et vous n’auriez pas voulu l’être si vous aviez pu, n’est-ce pas ? interrompit Jonas. Nous savons ce que nous savons.

– Qu’avez-vous dit, monsieur ? dit miss Pecksniff avec aigreur.

– N’avez-vous pas entendu ? repartit Jonas en s’étendant dans un fauteuil. Je n’ai pas envie de le répéter. Si vous voulez rester, restez. Si vous voulez vous en aller, allez-vous-en. Mais si vous restez, soyez polie, s’il vous plaît.

– Animal ! s’écria miss Pecksniff en passant devant lui d’un air dédaigneux. Auguste ! calmez-vous, il ne vaut pas la peine que vous vous fâchiez. »

Auguste avait eu comme une velléité faible et maladive de montrer le poing à l’ennemi commun.

« Mon enfant ! venez-vous-en ! cria miss Pecksniff, je vous l’ordonne ! »

Ce cri lui fut arraché par une nouvelle manifestation de la part d’Auguste, qui avait l’air de vouloir retourner sur ses pas pour se colleter avec Jonas. Mais miss Pecksniff tira l’ardent jeune homme, mistress Todgers le poussa par derrière, et tous trois sortirent pêle-mêle avec accompagnement de glapissantes récriminations proférées par miss Pecksniff.

Pendant tout ce temps, Jonas n’avait pas aperçu Tom et sa sœur, qui se trouvaient presque derrière la porte quand il l’avait ouverte. Il s’était assis en leur tournant le dos, et il avait à dessein regardé de l’autre côté de la rue pendant son altercation avec miss Pecksniff, afin que son apparente insouciance accrût l’exaspération de la demoiselle offensée. Sa femme lui dit en hésitant que Tom attendait pour lui parler ; et Tom s’avança.

Il ne se fut pas plus tôt présenté aux regards de Jonas, que ce dernier bondit avec un juron effroyable, saisit sa chaise et la souleva, comme s’il allait s’en servir pour assommer Tom. C’est ce qu’il eût fait, sans aucun doute ; mais l’excès de sa colère et de sa surprise le rendit un instant irrésolu, et donna à Tom, dans son sang-froid, le temps de se faire entendre.

« Vous n’avez nul prétexte pour vous emporter, monsieur, dit Tom. Bien que ce que j’ai à dire ait rapport à vos affaires, je ne les connais pas, et je ne désire pas les connaître. »

Jonas était trop exaspéré pour articuler une parole. Il frappa du pied, tenant d’une main la porte ouverte, et de l’autre faisant signe à Tom de sortir.

« Comme vous ne pouvez supposer, dit Tom, que je sois venu ici pour mon plaisir ou pour me concilier vos bonnes grâces, il m’est parfaitement indifférent que vous me receviez mal, ou que vous me renvoyiez. Écoutez ce que j’ai à vous dire, si vous n’êtes pas un insensé. Je vous ai remis une lettre l’autre jour quand vous étiez sur le point de partir pour l’étranger…

– C’est vrai, voleur ! répondit Jonas. Je vous en payerai un jour le port, et je règlerai notre vieux compte par la même occasion, je vous le jure.

– Bah ! bah ! dit Tom ; épargnez-vous ces paroles grossières et ces menaces oiseuses. Je veux que vous compreniez bien ceci (non parce que j’ai la crainte que vous me fassiez du mal, ce qui serait une grande faiblesse, en vérité ; mais simplement parce que je préfère n’avoir rien de commun avec vous ni avec ce qui vous concerne) ; je veux que vous compreniez que j’ignore le contenu de cette lettre ; que je ne sais d’où elle vous vient ; que je ne savais même pas que c’était à vous que je dusse la remettre ; et que je l’ai reçue de…

– Par le ciel ! s’écria Jonas, en soulevant sa chaise d’un geste féroce, je vous casserai la tête si vous dites un mot de plus ! »

Comme Tom persistait néanmoins dans son intention, et rouvrait la bouche pour parler, Jonas se précipita sur lui comme un sauvage, et, dans la rapidité et la férocité de cette attaque, il l’eût très-certainement grièvement blessé, désarmé comme l’était Tom, et de plus embarrassé de sa sœur épouvantée qui s’accrochait à son bras, si Merry ne s’était élancée entre eux, en criant à Tom de quitter la maison, pour l’amour du ciel. Le désespoir de cette pauvre femme, la terreur de sa sœur, l’impossibilité de se faire entendre, l’égale impossibilité de résister à mistress Gamp, qui se jeta sur lui comme un lit de plumes, et le força à descendre l’escalier à reculons par la simple pression de son poids, l’emportèrent. Tom secoua de ses pieds la poussière de cette maison sans avoir nommé Nadgett.

Si ce nom avait pu franchir ses lèvres ; si Jonas, dans l’insolence de sa vile nature, ne l’avait pas poussé autrefois à l’acte de courage pour lequel (plus que pour sa dernière offense) il le haïssait avec tant de violence ; si Jonas avait appris, comme il aurait pu l’apprendre par Tom, quel était l’espion qui le surveillait sans qu’il s’en doutât, il se serait arrêté sur la pente fatale qui l’entraînait rapidement à l’exécution d’un crime épouvantable. Mais la fatalité fut son œuvre ; il creusait lui-même l’abîme qui s’entr’ouvrait sous ses pas, et l’obscurité qui, par degrés, l’environnait de tous côtés, était l’ombre de sa vie.

Sa femme avait fermé la porte et s’était jetée à ses pieds. Elle leva les mains vers lui et le supplia de ne pas la maltraiter, car elle n’était intervenue que dans la crainte qu’il n’y eût du sang versé.

« Ah ! c’est comme ça ! dit Jonas en la considérant pendant qu’il cherchait à reprendre haleine. Ce sont là vos amis quand je suis absent, n’est-ce pas ? C’est avec des gens de la sorte que vous complotez et que vous intriguez, hein ?

– Non, je vous jure. Je ne connais pas vos secrets, et je ne comprends rien à tout cela. Quant à lui, depuis que j’ai quitté la maison de mon père, je ne l’ai vu qu’une fois, que deux fois jusqu’à ce jour.

– Ah ! dit Jonas d’un ton de persiflage en remarquant cette correction. Qu’une fois, que deux fois, hein ? Lequel est-ce, voyons ? Deux fois et une fois peut-être, ce qui fait trois fois ! Combien de plus encore, menteuse ? »

À un mouvement de colère que fit Jonas, elle baissa précipitamment la tête. Geste trop significatif et plein d’une cruelle vérité !

« Combien de fois de plus ? répéta-t-il.

– Pas une. L’autre matin, aujourd’hui, et une autre fois encore. »

Il ouvrait la bouche pour lui répondre quand l’horloge sonna. Il tressaillit et s’arrêta pour écouter. Il semblait réfléchir à quelque rendez-vous ou à quelque projet secret, connu de lui seul, que lui rappelait ce témoignage de la marche du temps.

« Ne restez pas là. Levez-vous ! »

L’ayant aidé à se lever, ou plutôt l’ayant soulevée rudement par un bras, il lui dit :

« Écoutez-moi, belle madame, et ne pleurez pas sans motif, ou je vous en donnerai des motifs, moi. Si je le retrouve jamais chez moi, ou si jamais je découvre que vous l’ayez vu chez n’importe qui, je vous en ferai repentir. Si vous n’êtes pas sourde et muette pour tout ce qui me concerne, à moins que je ne vous aie donné la permission d’entendre et de parler, je vous en ferai repentir. Maintenant qu’on me serve. Quelle heure est-il ?

– Huit heures viennent de sonner il y a un instant. »

Il la regarda attentivement ; puis il lui dit, en articulant distinctement et péniblement les mots, comme s’il les eût appris par cœur :

« J’ai voyagé nuit et jour, et je suis fatigué. J’ai perdu de l’argent, ce qui ne contribue pas à m’égayer. Préparez mon souper dans la petite chambre en bas, sur le derrière de la maison, et faites-y mettre un lit de sangle. J’y coucherai cette nuit et peut-être la nuit prochaine, et si je puis dormir toute la journée de demain, tant mieux, car j’ai des soucis à oublier dans le sommeil, s’il m’est possible. Qu’on ne fasse pas de bruit dans la maison et qu’on ne m’éveille pas. Faites attention, ne m’éveillez pas. Que personne ne m’éveille, qu’on me laisse dormir.

– Ce sera fait, dit-elle. Est-ce tout ?

– Quoi ! allez-vous m’espionner et me questionner maintenant ? dit-il avec emportement. Qu’avez-vous besoin de rien savoir de plus ?

– Je n’ai besoin de savoir, Jonas, que ce que vous me direz. Tout espoir de confiance entre nous m’a, depuis longtemps, abandonnée.

– Pardieu ! j’aime à le croire, grommela-t-il.

– Mais si vous voulez me dire ce que vous désirez, je vous obéirai, et je chercherai à vous contenter. Je ne m’en attribue aucun mérite, car je ne trouve pas d’amis dans mon père ou ma sœur, et je suis toute seule. Je suis très-humble et très-soumise. Vous m’avez dit autrefois que vous briseriez ma jeunesse, et vous avez tenu parole. Ne brisez pas mon cœur aussi ! »

En disant ces mots, elle se hasarda à poser la main sur l’épaule de Jonas. Il la laissa s’appuyer ainsi et savoura son triomphe. Toute l’âme vile, abjecte, sordide, méprisable de cet homme, la regarda pendant un moment, à travers ses méchants yeux.

Pendant un moment seulement : car, revenant soudain à sa secrète préoccupation, il lui commanda, d’un ton grossier, de faire voir son obéissance en exécutant ses ordres sur-le-champ. Lorsqu’elle se fut retirée, il arpenta plusieurs fois la chambre ; sa main droite était fermée, comme s’il y tenait quelque chose ; pourtant elle était vide. Quand il fut fatigué de cet exercice, il se jeta sur une chaise et retroussa, d’un air pensif, sa manche droite, moins pour examiner son bras, à ce qu’il semblait, que pour en considérer et en apprécier la force ; mais il tenait toujours la main fermée.

Il rêvait ainsi, les yeux fixés à terre, quand mistress Gamp entra pour lui dire que la petite chambre était prête. N’étant pas très-rassurée sur l’accueil qui l’attendait après son intervention dans la querelle, mistress Gamp, dans l’espoir d’intéresser et d’adoucir son patron, affecta une vive sollicitude à l’égard de M. Chuffey.

« Comment va-t-il maintenant, monsieur ? dit-elle.

– Qui donc ? s’écria Jonas, qui leva la tête et regarda la garde avec étonnement.

— Au fait, c’est vrai ! répondit la matrone avec un sourire et une révérence. À quoi pensé-je donc ? Vous n’étiez pas ici, monsieur, quand il a eu ce singulier accès. De ma vie je n’ai vu un pauvre cher homme avoir un si singulier accès, excepté un malade du même âge environ, que j’ai soigné autrefois ; c’était un employé de la douane, et, quant à son nom, c’était le propre père de mistress Harris, le plus agréable chanteur que vous ayez jamais entendu, monsieur Chuzzlewit, une voix comme une guimbarde dans les notes basses. Eh bien ! il fallait six hommes pour le tenir quand il avait ces accès-là, et il lui sortait de l’écume par la bouche d’une manière affreuse.

– C’est Chuffey, hein ? dit Jonas avec indifférence, en voyant qu’elle se dirigeait vers le vieux clerc pour le regarder.

– Sa tête est si brûlante, dit mistress Gamp, qu’on pourrait y chauffer un fer à repasser. Et ce n’est pas étonnant, ma foi ! quand on considère les choses qu’il a dites !

– Dites ! s’écria Jonas. Qu’a-t-il donc dit ? »

Mistress Gamp posa la main sur son cœur pour en arrêter les palpitations, leva les yeux au ciel, et dit d’une voix défaillante :

« Les choses les plus effrayantes que j’aie jamais entendues, monsieur Chuzzlewit. Le père de mistress Harris ne parlait jamais quand il avait ses attaques (il y en a qui parlent et il y en a qui ne parlent pas) ; il disait seulement, quand il revenait à lui : « Où est Sarah Gamp ? » Mais, en vérité, quand M. Chuffey vient nous demander qui est-ce qui est étendu mort là-haut, et…

– Qui est étendu mort là-haut ! » répéta Jonas avec stupéfaction.

Mistress Gamp hocha la tête affirmativement, fit comme si elle avalait, et continua :

« Qui est étendu mort là-haut ! ce sont ses propres paroles, aussi vrai que nous sommes chrétiens ; et puis qu’il demande : « Où est M. Chuzzlewit, qui avait un fil unique ? » et puis qu’il monte là-haut, qu’il va regarder dans les lits, qu’il erre dans les chambres, et qu’il redescend, et qu’il dit tout bas entre ses dents que c’est une infamie, et tout cela, je ne disconviendrai pas, monsieur Chuzzlewit, que ça m’a donné une frayeur telle que je me serais trouvée mal, si je n’avais pris un petit verre de gin ; j’y touche rarement, mais ça n’empêche pas que je suis toujours bien aise de savoir où en trouver si j’en ai envie ; on ne sait pas ce qui peut arriver, à cause que le monde est si incertain.

– Tiens ! tiens ! le vieil imbécile sera devenu fou ! s’écria Jonas fort troublé.

– C’est aussi mon opinion, monsieur, je ne veux pas vous tromper. Je crois que M. Chuffey devrait être surveillé, monsieur, si vous voulez bien me permettre de vous le dire, et qu’on ne devrait pas le laisser libre de tourmenter et d’agacer notre chère dame comme il le fait.

– Bah ! qui est-ce qui s’inquiète de ce qu’il dit ? répliqua Jonas.

– C’est égal, monsieur, c’est agaçant, dit mistress Gamp. Personne ne s’inquiète de lui, mais il est très-gênant tout de même.

– Pardieu, vous avez raison, dit Jonas en lançant un regard équivoque vers l’objet de cette conversation. J’ai presque envie de le faire enfermer. »

Mistress Gamp se frotta les mains, sourit, secoua la tête, et renifla d’une manière significative ; elle flairait une affaire.

« Pourriez-vous… pourriez-vous soigner un idiot comme celui-là dans une des chambres inoccupées là-haut ? demanda Jonas.

– Moi et une de mes amies nous le pourrions, tantôt l’une, tantôt l’autre, monsieur Chuzzlewit, répondit la garde-malade ; nos prix ne sont pas élevés, mais nous tenons moins à l’argent qu’à la considération. Moi et Betsey Prig, monsieur, nous nous chargerions de M. Chuffey à des conditions raisonnables, dit mistress Gamp en regardant, la tête penchée d’un côté, le pauvre vieillard, comme si c’était une marchandise qu’elle était en train d’évaluer, et vous seriez très-satisfait. Betsey Prig a soigné plusieurs cas de folie, et elle sait très-bien les prendre. Le meilleur moyen, quand ils ne sont pas raisonnables, c’est de les mettre devant le feu, tout près ; c’est très-calmant. »

Tandis que mistress Gamp discourait ainsi, Jonas s’était remis à arpenter la chambre, et, de temps à autre, il regardait le vieux commis en dessous. Il s’arrêta tout d’un coup et dit :

« Il faut que je le surveille, je pense ; sans quoi il nous fera avoir quelques désagréments. Qu’en dites-vous ?

– Rien n’est plus probable répondit mistress Gamp. D’après ce que je lui ai vu faire, je vous assure, monsieur, que vous auriez raison.

– Bon ! chargez-vous-en pour le moment, et… voyons… dans trois jours d’ici que l’autre femme vienne me voir, et nous tâcherons de nous arranger ensemble ! entre neuf et dix heures du soir, c’est convenu. En attendant, ne le perdez pas de vue et ne parlez de tout cela à personne. Il est fou !

– Occupez-vous-en alors ; veillez à ce qu’il ne fasse pas de mal, et rappelez-vous ce que je vous ai dit. »

Laissant mistress Gamp en train de répéter tout ce qu’il lui avait dit, et de produire à l’appui de sa mémoire et de son mérite un grand nombre d’éloges, choisis parmi les opinions les plus remarquables de la célèbre mistress Harris, Jonas descendit à la petite chambre qui lui avait été préparée, ôta son habit et ses bottes, et les mit en dehors de la porte avant de la fermer. En la fermant à double tour il eut soin d’ajuster la clef de manière que les gens curieux ne pussent regarder par le trou de la serrure ; et, quand il eut pris ces précautions, il s’assit devant la table sur laquelle on avait servi son souper.

« Monsieur Chuffey, grommela-t-il, il ne sera pas bien difficile de vous mater comme les autres. Il est inutile de faire les choses à demi, et, tant que je serai ici, je me chargerai de vous surveiller. Quand je serai parti, vous pourrez dire ce que vous voudrez. Mais c’est tout de même une singulière chose, ajouta-t-il en repoussant le plat qu’il n’avait pas encore entamé, et en se remettant à marcher ; c’est une singulière chose que ses radotages aient pris cette tournure-là justement dans ce moment-ci. »

Après avoir arpenté la petite chambre d’un bout à l’autre plusieurs fois, il s’assit sur une autre chaise.

« Je dis dans ce moment-ci ; mais comment sais-je s’il n’y a pas déjà longtemps qu’il rumine tout ça ? Vieux chien ! il faudra lui mettre un bâillon. »

Il se remit à marcher avec agitation ; puis il s’assit sur le bord du lit, le menton appuyé sur sa main, et il regarda la table. Quand il l’eut regardée pendant longtemps, il se souvint de son souper ; il reprit la chaise sur laquelle il s’était d’abord assis, et commença à manger avec une grande voracité, non pas comme un homme qui a faim, mais comme un homme qui se force pour manger quand même. Il but aussi solidement. Quelquefois il s’arrêtait subitement au milieu de son repas, se levait, changeait de place, se remettait à marcher, puis s’élançait de nouveau vers la table et se remettait à dévorer, comme auparavant, avec une précipitation affamée.

Il commençait à faire obscur. À mesure que la nuit plus sombre remplaçait le crépuscule, une autre teinte sombre, qui émanait de Jonas lui-même, se répandait sur son visage et le changeait par degrés. Lentement, lentement, de plus en plus sombre, de plus en plus livide, cette ombre s’étendait petit à petit, jusqu’à ce qu’il fit nuit noire en lui comme au dehors.

La chambre dans laquelle il s’était enfermé était située au rez-de-chaussée, sur le derrière de la maison. Elle était éclairée d’en haut par un vitrage sale, et elle avait dans la muraille une porte qui s’ouvrait sur une espèce de passage étroit ou de ruelle couverte, très-peu fréquentée après cinq ou six heures du soir ; même dans la journée on y passait rarement. Cette ruelle conduisait à une rue voisine.

Le terrain qu’occupait cette chambre avait été jadis, à une époque antérieure à Jonas, une cour. On y avait construit cette chambre pour en faire un bureau. Mais l’homme qui l’avait fait bâtir était mort, et on ne s’en était plus servi que par occasion, comme de chambre à coucher, dans les cas d’urgence ; pendant quelques temps (mais il y avait bien des années de cela) elle avait été donnée au vieux commis. En somme, Antony Chuzzlewit et son fils n’y avaient guère mis les pieds. C’était une chambre tachée d’humidité, décolorée et sentant le moisi comme un caveau. Il y passait des tuyaux et des conduits qui, dans le milieu de la nuit, quand tout était tranquille et silencieux, faisaient soudain des gargouillements imprévus, comme s’ils allaient suffoquer.

La porte qui donnait dans la cour n’avait pas été ouverte depuis bien, bien longtemps ; mais la clef en était toujours restée accrochée au même clou, et elle y pendait encore. Jonas s’était attendu à la trouver rouillée, car il avait apporté dans sa poche une petite bouteille d’huile et la barbe d’une plume avec laquelle il graissa soigneusement la clef et la serrure. Pendant tout ce temps il était resté sans habit, et n’avait aux pieds que ses bas. Il entra ensuite tout doucement dans le lit, et se roula de côté et d’autre pour le défaire ; ce qui lui fut facile dans son état d’agitation.

Quand il se fut relevé, il tira de son portemanteau (qu’il avait fait déposer dans la chambre en rentrant chez lui) une paire de gros souliers qu’il se mit aux pieds, puis une paire de guêtres de cuir, telles qu’en portent les paysans, avec des cordons de peau pour les attacher à la ceinture ; il mit du temps à sa toilette. Enfin il retira une blouse commune, en grossière cotonnade de couleur foncée, qu’il passa par-dessus ses vêtements ; puis un chapeau de feutre. Il avait à dessein laissé le sien en haut. Il s’assit alors tout contre la porte, tenant la clef à la main, et il attendit.

Il n’avait pas de lumière ; le temps lui parut d’une longueur et d’une tristesse effrayantes. Des sonneurs de cloches s’exerçaient dans une église du voisinage, et leur carillon rendait Jonas presque fou. Maudites cloches ! elles semblaient savoir qu’il écoutait à la porte, et le proclamer de leurs mille voix à toute la ville ! Elles ne voulaient donc pas se taire ?

Enfin elles se taisent, et il se fait un silence si nouveau, si terrible, qu’on dirait le prélude de quelque bruit épouvantable. Des pas se font entendre dans l’impasse. Ce sont deux hommes. Jonas se recule sur la pointe des pieds, comme si on pouvait le voir au travers des panneaux de bois de la porte. Ils passent en parlant (car il peut distinguer ce qu’ils disent) d’un squelette qu’on a déterré la veille en faisant une excavation non loin de là, et qu’on suppose être celui d’un homme assassiné. « Ainsi, vous voyez que les meurtres ne sont pas toujours découverts, » se disent-ils l’un à l’autre en tournant l’angle de l’impasse.

Chut !

Jonas met la clef dans la serrure et la tourne. La porte résiste un peu, puis s’ouvre avec difficulté. Au goût de fièvre qu’il a dans la bouche, se mêle un goût de rouille, de poussière, de terre et de bois pourri. Il jette un regard au dehors, sort, et ferme la porte derrière lui.

Tout était tranquille et silencieux au moment où il s’enfuit.

  1. Six cent douze francs cinquante centimes.
  2. Huit cent quinze francs soixante centimes.
  3. Le pied anglais n'est que de 304 millimètres.