Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/47

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CHAPITRE XXII.
Conclusion de l’entreprise de M. Jonas et son ami.

Les gens qui passaient le long des rues sombres ne tressaillirent-ils pas, sans savoir pourquoi, lorsqu’il marcha derrière eux d’un pas furtif ? Tandis qu’il glissait comme une ombre, quelque enfant endormi ne crut-il pas, en effet, sentir une ombre sinistre s’appesantir sur son lit et troubler son innocent repos ? Le chien ne hurla-t-il pas ? n’essaya-t-il pas de briser sa chaîne bruyante pour le déchirer à belles dents ? Le rat, en train de se creuser un terrier, en flairant la besogne que Jonas portait dans ses mains, n’essaya-t-il pas de se grignoter un passage après lui pour venir prendre sa bonne part à la curée ? Lorsque Jonas tourna la tête par-dessus son épaule, n’était-ce pas pour voir si ses pieds agiles s’enfonçaient encore à sec dans la poussière de la route, ou bien s’ils n’étaient pas humides déjà et maculés de ce limon rouge qui souilla les pieds nus de Caïn ? …

Il se dirigea vers la grande route de l’ouest et l’eût bientôt atteinte : tantôt il montait en voiture, tantôt il descendait et recommençait à marcher. Il fit un trajet considérable sur l’impériale d’une diligence qui le rattrapa en route ; et, quand cette diligence quitta la direction qu’il suivait, Jonas obtint pour quelque argent, du conducteur d’une chaise de poste qui revenait à vide, de le prendre avec lui ; il fit ainsi un mille ou deux environ, par la traverse, avant de retomber dans la grande route. Enfin il monta dans une espèce de patache nocturne, lente et lourde, qui s’arrêtait à toutes les auberges, et qui justement stationnait en ce moment à la porte d’un bouchon, où le postillon et le cocher étaient en train de manger et de boire.

Il fit marché pour une place sur la banquette, et il n’en bougea plus jusqu’au moment où la patache ne fut plus qu’à quelques milles du lieu de sa destination : il y resta coi toute la nuit.

Toute la nuit ! … On croit généralement que la nature semble dormir pendant la nuit. C’est une idée fausse… Qui pouvait le savoir mieux que lui ?

Les poissons sommeillaient dans les eaux fraîches et brillantes des ruisseaux et des rivières, c’est possible ; les oiseaux étaient perchés sur les branches des arbres ; les bestiaux se tenaient tranquillement dans leurs étables et leurs pâturages, et les créatures humaines se livraient au sommeil. Mais qu’est-ce que ça fait ? la nuit solennelle n’en veillait pas moins, elle ne clignait seulement pas les yeux, et ses ténèbres ne veillaient pas moins que la lumière. Les arbres majestueux, la lune, les étoiles étincelantes, le vent qui soufflait doucement, la route sur laquelle se projetait l’ombre, la campagne ouverte et brillante ; tout cela veillait. Il n’y avait pas un brin d’herbe, pas une tige de blé qui ne veillât ; et plus cette vigilance était calme, plus Jonas sentait cette surveillance attentive attachée sur lui.

Et cependant il s’endormit. Tout en roulant sous le regard de ces sentinelles de Dieu, il s’endormit, et ne changea rien au but de son voyage. S’il vint à l’oublier parmi ses songes troublés, ce but lui revint constant et fidèle à son réveil, mais sans réveiller en lui le remords ni l’abandon de ses projets.

Une fois entre autres, il rêva qu’il était paisiblement couché dans son lit, pensant au clair de lune et au bruit des roues, quand le vieux commis vint à passer sa tête par la porte entre-bâillée et à l’appeler. À ce signal, il se leva aussitôt, vêtu précisément comme il l’était en ce moment. Il accompagna le vieux commis dans une ville étrange, où les noms des rues étaient inscrits sur les murs en lettres tout à fait inconnues pour lui : cela ne lui causa ni surprise ni inquiétude, car il se souvint dans son rêve d’être déjà venu précédemment en ce lieu. Ces rues étaient si escarpées que, pour passer de l’une à l’autre, il était indispensable de descendre à une grande profondeur par des échelles qui étaient trop courtes et par des cordes qui faisaient vibrer de grosses cloches, et qui oscillaient et s’agitaient lorsqu’on venait à s’y cramponner ; et cependant le péril ne lui causait que cette première émotion de surprise qui ne va pas jusqu’à la terreur : toute son inquiétude était concentrée sur son costume, qui ne lui permettait pas de se montrer dans une fête dont cette ville allait être le théâtre, et à laquelle il était venu prendre part. Déjà la foule avait commencé à remplir les rues : on voyait sur un point des milliers d’hommes se suivre et se presser dans une perspective interminable ; ces hommes semaient des fleurs et préparaient la voie à d’autres qui étaient montés sur des chevaux blancs. Soudain une figure terrible s’élança du sein de la multitude et cria : « Voici le Dernier Jour pour tout le monde ! » Ce cri s’étant répandu, il y eut un élan sauvage vers le Jugement : la presse devint tellement compacte que le voyageur et son compagnon (qui changeait constamment et n’était jamais le même deux minutes de suite, bien que Jonas ne s’aperçût pas quand l’un partait et quand l’autre arrivait) se retirèrent de côté sous un portique, embrassant d’un regard inquiet la multitude. Dans cette foule il se trouvait bien des figures que le voyageur connaissait ; il y en avait beaucoup d’autres qu’il ne connaissait point, mais il rêvait qu’elles lui étaient connues. Tout à coup surgit violemment, au-dessus de toutes les autres têtes, une tête livide et décharnée… telle qu’il l’avait connue, celle-là… Elle le dénonça comme l’instigateur de ce Jour redoutable : ils étaient aux prises ensemble, et, tandis qu’ils faisaient des efforts pour dégager celle de ses mains qui tenait un bâton et frapper le coup qu’il avait si souvent médité, il tressaillit et s’éveilla pour retrouver son projet de la veille, et pour voir poindre le soleil levant.

Le soleil fut le bienvenu. C’était la vie, le mouvement, un monde animé, qui venaient se partager l’attention du Jour. Ce que le criminel redoutait le plus, c’était l’œil de la Nuit, de la Nuit vigilante, éveillée, silencieuse et attentive, qui n’avait rien d’autre chose à faire que de surveiller les mauvaises pensées. Il n’y a pas de rayonnement dans la Nuit. La Gloire elle-même perd de ses avantages, la nuit, dans le pêle-mêle du champ de bataille. Comment voulez-vous qu’il en soit autrement pour ce bâtard de la Gloire des combats, qui s’appelle le Meurtre ?

Eh bien ! Il n’avait plus maintenant d’incertitude et de crainte au grand jour, pas de secret à se garder à lui-même. Le meurtre ! C’était pour cela qu’il était venu.

« Descendez-moi ici, dit-il.

– Si près de la ville ? fit observer le cocher.

– Je puis descendre où bon me semble, je suppose.

– Vous pouvez monter si vous voulez et descendre si ça vous plaît. Ça ne nous brisera pas le cœur de vous quitter, comme ça l’aurait pas brisé non plus de ne vous avoir pas rencontré. Allons, plus vite que ça ; voilà tout ! »

Le conducteur était descendu, et il attendait sur la route pour recevoir son argent. Dans la haine et la méfiance qui lui faisaient voir un espion partout, Jonas s’imagina que cet homme le regardait avec une curiosité peu ordinaire.

« Qu’est-ce que vous regardez comme ça ? dit-il.

– Pas un bel homme, pour sûr, répondit le conducteur. Si vous voulez savoir votre bonne aventure, je puis vous la dire un brin. Vous ne serez pas noyé : c’est toujours ça. »

Avant que Jonas eût pu répliquer ou tourner le dos, le cocher mit fin à la conversation en lui allongeant un coup de fouet pour le faire garer, comme un chien hargneux. Au même instant le conducteur grimpa sur son siège, et tous deux repartirent avec de grands éclats de rire, laissant derrière eux sur la route Jonas debout, qui leur montra le poing. Cependant, en y réfléchissant, il ne fut pas fâché d’avoir été pris pour un pauvre diable de paysan ; il s’en félicita même, en y trouvant la preuve qu’il était bien déguisé.

S’étant jeté dans un taillis qui bordait la route, non pas, il est vrai, tout près de l’endroit où il était descendu de voiture, mais bien à deux ou trois milles de là, il arracha d’une haie un bâton épais, rude et noueux ; puis, s’asseyant à l’abri d’une meule de foin, il passa quelque temps à le façonner avec son couteau, à peler l’écorce, à arrondir la tête rugueuse du gourdin.

Le jour s’écoula. Midi, l’après-midi, le soir ; le soleil se coucha.

À cette heure paisible et sereine, deux hommes, voyageant dans un tilbury, sortirent de la ville par une route peu fréquentée. C’était le jour où M. Pecksniff était convenu de dîner avec Montague. Il avait rempli son engagement et revenait maintenant chez lui. Son hôte l’accompagnait seulement un bout de chemin, comptant revenir à travers champs, par un joli sentier détourné que M. Pecksniff lui avait promis de lui faire voir. Jonas connaissait leur plan. Il avait rôdé dans la cour de l’auberge tandis qu’ils étaient à dîner, et les avait entendus donner leurs ordres.

Ils causaient gaiement et si haut, qu’on pouvait les entendre de loin. Leur voix dominait de beaucoup le bruit des roues de leur voiture et du sabot de leur cheval. Ils allèrent leur train jusqu’à l’endroit où une barrière et un sentier indiquaient le lieu de leur séparation. C’est là qu’ils s’arrêtèrent.

« C’est trop tôt, beaucoup trop tôt, dit M. Pecksniff. Mais voici l’endroit, mon cher monsieur. Suivez ce sentier et allez tout droit à travers le petit bois auquel il vous conduira. Là, le chemin devient plus étroit, mais vous ne pouvez pas vous tromper. Quand vous reverrai-je ? Bientôt, j’espère.

– Je l’espère également, répondit Montague.

– Bonsoir.

– Bonsoir et bon voyage ! »

Tant que M. Pecksniff fut visible et tourna la tête par intervalles pour le saluer, Montague resta sur le chemin à lui sourire et à agiter sa main en signe de salutation cordiale. Mais quand son nouvel ami eut disparu et que ces politesses eurent cessé d’être nécessaires, Montague s’assit sur la barrière avec un air tellement décomposé, qu’il semblait, dans ce court espace de temps, avoir vieilli de dix ans.

Il était très-animé par le vin, mais sans être gai pour cela. Son plan avait réussi, et cependant Montague n’en était pas triomphant. Les efforts qu’il lui avait fallu faire pour soutenir son rôle difficile devant son dernier compagnon l’avaient fatigué peut-être ; peut-être bien aussi les ombres du soir murmuraient-elles quelque chose à sa conscience ; ou peut-être bien encore (c’est même sûr) un voile obscur s’étendait-il autour de lui, lui dérobant toute autre pensée que le pressentiment et la vague prescience du sort qui le menaçait.

S’il y a des fluides (et nous savons qu’il y en a), qui, en sentant venir le vent, ou la pluie, ou la gelée, se resserrent et s’efforcent de se cacher dans leurs tubes de cristal, pourquoi le sang, cette liqueur subtile, ne pourrait-il pas, en vertu d’une propriété à lui particulière, sentir que des mains sont levées pour le répandre, et couler alors plus froid et plus noir dans les veines, comme il coulait en ce moment dans les veines de Montague ?

Si froid, bien que l’air fût chaud ; si noir, bien que le ciel fût brillant, que Montague se redressa en frissonnant, et s’empressa de se remettre en chemin ; mais il s’arrêta presque aussitôt, ne sachant pas s’il continuerait de suivre ce sentier solitaire et écarté, ou s’il ne reviendrait pas plutôt sur ses pas pour prendre la grande route.

Il prit le sentier.

Les feux étincelants du soleil couchant éclairaient son visage ; le concert des oiseaux retentissait à son oreille ; de jolies fleurs sauvages s’épanouissaient autour de lui. À une certaine distance, il distinguait les toits de chaume des cabanes du pauvre, et un vieux clocher gris, surmonté d’une croix, se dressait entre lui et la nuit, qui approchait.

Jamais il n’avait lu la leçon que contenaient tous ces signes ; toujours, au contraire, il les avait raillés et s’en était détourné avec mépris ; mais avant de descendre dans le dernier creux, il promena autour de lui un regard mélancolique sur le tableau du soir. Puis il descendit, descendit, descendit le long du vallon.

Il arriva ainsi jusqu’au bois, au bois fourré, épais, voilé d’ombre, à travers lequel serpentait le sentier, qui allait se rétrécissant aux proportions d’un passage pour les moutons. Montague s’arrêta avant d’y pénétrer, car la morne tranquillité de ce lieu l’épouvantait.

Les derniers rayons du soleil brillaient de ce côté, traçant sur leur passage une traînée de lumière d’or sur les tiges et les branches ; mais, au moment même où Montague les contemplait, ils commencèrent à s’évanouir, cédant doucement la place au crépuscule, qui gagnait la campagne. Il régnait un tel calme, que la mousse cachée et modeste qui tapisse les troncs des vieux arbres semblait un produit du silence nocturne qui lui donnait l’être et la vie. Les autres arbres, qu’avaient fait plier les coups de vent de l’hiver, n’étaient pas tout à fait tombés ; mais, retenus par leurs voisins, ils reposaient, nus et ravagés, entre les bras feuillus qui leur servaient de support, comme s’ils ne voulaient pas troubler le repos général par le bruit de leur chute. Des perspectives de silence s’ouvraient de tout côté, dans le cœur et les plus intimes retraites du bois. C’était d’abord comme l’arcade d’un cloître, ou une ruine ouverte en plein ciel ; puis cette architecture se confondait dans un pêle-mêle mystérieux de verdure, à travers lequel on découvrait, dans un magnifique désordre, les troncs noueux, les branches tortillées, les souches couvertes de lierre, les feuilles tremblantes, et les cadavres des vieux chênes couchés et dépouillés de leur écorce.

Tandis que le soleil achevait de s’éteindre et que le soir tombait sur le bois, Montague y entra. Bientôt il eut disparu, agitant çà et là dans sa marche un buisson ou une branche penchée sur le chemin. Par intervalles, une éclaircie étroite le laissait apercevoir sur le sentier, ou bien le craquement de quelque brindille trahissait son passage : puis il fut impossible de le voir ou de l’entendre davantage.

Jamais œil mortel ne le revit, jamais oreille mortelle ne l’entendit, jamais à l’exception d’un seul homme.

Cet homme, écartant les feuilles et les branches, de l’autre côté, tout près de l’endroit où finissait le sentier, ne tarda pas à s’élancer d’un bond hors du bois.

Qu’avait-il donc laissé dans le bois pour s’élancer ainsi, comme s’il sortait de l’enfer ?

Le cadavre d’un homme assassiné.

Dans un fourré épais et solitaire, ce cadavre était étendu sur les feuilles de chênes et de hêtre de l’année précédente, juste comme il était tombé, tout de son long. Humectant d’une rosée de sang les feuilles qui lui servaient d’oreiller ; s’enfonçant dans le sol vaseux, comme pour échapper aux regards des hommes ; pénétrant de plus en plus à travers les feuilles qui se repliaient, se refoulant par un sentiment d’horreur, devant la tache sombre, lugubre, qui souillait cette belle nuit d’été, de la terre jusqu’au ciel.

L’auteur du crime s’élança du bois avec tant d’impétuosité, qu’il remplit l’air d’une pluie de débris de jeunes branches brisées sur son passage, et qu’il alla tomber lui-même violemment sur l’herbe. Mais il se remit vivement sur ses pieds, se courba et, passant par-dessous une haie, se dirigea en courant vers la grande route. Une fois sur la grande route, il se mit à marcher rapidement dans la direction de Londres.

Il n’avait pas de regret de ce qu’il avait fait. Il était effrayé en y songeant (et ne songeait qu’à cela ! ), mais il n’en avait pas de regret. Quand il était dans le bois, c’était le bois qui lui avait causé de la terreur, de l’épouvante ; mais maintenant qu’il en était sorti, maintenant qu’il avait commis le crime, sa frayeur, prenant un autre cours, le ramenait, par un revirement étrange, à la chambre sombre qu’il avait laissée soigneusement fermée dans sa maison. Cette chambre lui faisait plus d’horreur, infiniment plus que le bois. Et à présent qu’il y revenait, elle lui semblait bien plus sinistre, bien plus effrayante que le bois. C’est dans cette chambre que son hideux secret était renfermé : c’est là que l’attendaient toutes ses terreurs ; selon lui, ce n’était plus du tout dans le bois.

Il marcha l’espace de dix milles ; alors il s’arrêta à un cabaret pour y attendre une diligence qui devait bientôt passer par là à la destination de Londres. Il le savait, et n’ignorait pas non plus que ce n’était pas la même qu’il avait prise en venant, car celle-ci partait d’une autre ville. Il s’assit en dehors de la porte, sur un banc, à côté d’un homme qui fumait sa pipe. Ayant demandé de la bière, il en but une partie et en offrit à ce compagnon, qui le remercia et en avala une gorgée. Il ne pouvait s’empêcher de penser que, si cet homme avait été instruit de son secret, il ne se fût sans doute pas soucié de boire au même verre que lui.

« Une belle nuit, camarade ! dit l’homme. Un coucher de soleil comme on en voit peu !

– Je ne m’en suis pas aperçu, répondit vivement Jonas.

– Vous ne vous en êtes pas aperçu ? répliqua l’homme.

– Comment diable l’aurais-je vu, si je dormais ?

– Vous dormiez ! … tiens ! tiens ! »

L’homme parut surpris de l’irritabilité imprévue de son interlocuteur, et sans ajouter un mot de plus, il se remit à fumer en silence. Il n’y avait pas longtemps qu’ils étaient assis ensemble lorsqu’on entendit frapper dans la maison.

« Qu’est-ce que c’est que cela ? s’écria Jonas.

– Ma foi ! je ne sais pas, » répondit l’homme.

Jonas n’en demanda pas davantage, car cette dernière question lui avait échappé malgré lui. Mais en ce moment il songeait à la porte fermée chez lui, il pensait qu’on avait bien pu venir y frapper aussi pour une cause quelconque ; il craignait qu’on ne se fût inquiété de ne pas recevoir de réponse, et qu’on ne l’eût ouverte de vive force ; qu’on n’eût trouvé la chambre vide ; qu’on n’eût refermé la porte donnant sur la cour et qu’on ne le mît ainsi dans l’impossibilité de rentrer chez lui sans se montrer sous le costume qu’il portait ; que cela ne donnât lieu à des soupçons, les soupçons à une révélation, la révélation à la mort. C’est justement dans ce moment-là, comme tout exprès et par un enchaînement de circonstances fatales, qu’on avait frappé dans l’intérieur de la maison.

On frappait toujours ; c’était comme un écho prophétique de la réalité terrible que Jonas avait évoquée. Incapable de rester assis et d’en entendre davantage, il paya sa bière et s’éloigna. C’est ainsi qu’après avoir rôdé tout le jour dans un pays qu’il ne connaissait pas, et se trouvant dehors, la nuit, sur une route isolée, dans son travestissement, et en proie à une disposition d’esprit pleine de trouble et d’agitation, il s’arrêta plus d’une fois pour regarder autour de lui, dans l’espérance qu’il allait enfin sortir de ce mauvais rêve.

Et cependant il n’avait pas de regret. Non. Il avait trop haï Montague, il y avait trop longtemps qu’il n’avait pas d’autre pensée que de s’affranchir de son joug. Si la chose avait été à refaire, il l’eût refaite. Ses passions haineuses et vindicatives n’étaient pas de nature à se calmer si aisément ; il n’avait pas, en ce moment même, plus de regret ni de remords que lorsqu’il couvait sa vengeance.

L’angoisse et l’épouvante auxquelles il était en proie, étaient d’une violence qui l’étonnait lui-même ; il ne pouvait les dominer. Il éprouvait tant d’horreur et de crainte à l’idée de cette infernale chambre qu’il allait retrouver chez lui ! À cette pensée sombre, meurtrière et folle, il sentait qu’il avait peur non-seulement pour lui, mais encore de lui-même ; il était effrayé de faire partie de cette chambre, d’être quelque chose qu’on supposait là, et qui cependant ne s’y trouvait pas ; il se plongeait dans ses mystérieuses terreurs ; et, tandis qu’il se représentait cette chambre abominable, avec son calme hypocrite, durant les noires heures de deux nuits entières, et le lit foulé, sans qu’il fût dedans, comme on devait le croire, il devint en quelque sorte son propre spectre, son propre fantôme, le démon et le possédé tout à la fois.

La diligence arriva bientôt. Jonas fut placé alors sur la banquette, et entraîné rapidement vers sa demeure. En s’asseyant à côté des voyageurs de l’impériale, pour la plupart gens de la campagne, il avait peur qu’ils ne fussent instruits du meurtre et qu’ils ne vinssent à lui dire que le cadavre avait été découvert : et cependant, il savait bien que le temps et la distance ne permettaient pas cette supposition. Mais il avait beau le savoir, il avait beau par conséquent regarder leur ignorance du fait comme une chose toute naturelle, cette ignorance releva son courage. Il alla jusqu’à se dire qu’il était possible que le cadavre ne se retrouvât jamais, et jusqu’à faire pour l’avenir des projets en conséquence. Partant de cette espérance, et mesurant la durée sur la fougue rapide de ses pensées coupables, confondant les heures qui avaient précédé l’assassinat dans un chaos d’images incohérentes et désordonnées auxquelles il était en proie, il en vint, au point du jour, à considérer le meurtre comme un meurtre ancien déjà, et à se croire désormais en sûreté, puisque le crime n’avait pas été encore découvert. Pas encore ! quand le soleil qui maintenant regardait dans le bois et dorait de ses rayons naissants le visage de l’homme mort, avait vu la veille, au moment de son coucher, cet homme-là vivant, et avait cherché à lui inspirer une pensée du ciel, la nuit précédente ! Toujours le soleil ?

Mais le voici rentré dans les rues de Londres. Chut !

Il n’était que cinq heures du matin. Jonas avait assez de temps devant lui pour gagner sa maison sans être aperçu avant que les rues s’emplissent de monde, s’il ne s’était rien passé depuis son départ qui fît découvrir sa ruse. Il se glissa du haut de la diligence sans inviter le conducteur à arrêter ses chevaux ; puis s’élançant d’un pas rapide à travers les rues détournées qui se trouvaient sur son chemin, il approcha enfin de sa maison. Quand il en fut tout près, il redoubla de précaution, s’arrêtant d’abord pour mesurer du regard l’étendue de la rue qui s’ouvrait devant lui, puis il s’y faufila vivement et s’arrêta au bout pour examiner l’autre de même ; et ainsi de suite.

Le passage était désert quand le visage de l’assassin y apparut.

Jonas s’approcha de la porte sur la pointe du pied, comme s’il craignait de troubler son propre sommeil, son rêve imaginaire.

Il écouta. Pas de bruit. Tandis qu’il tournait la clef d’une main tremblante et poussait avec son genou la porte ouverte doucement, une crainte monstrueuse assiégea son esprit.

Si l’homme assassiné allait se trouver là devant lui !

Il promena de tout côté un regard tremblant ; mais il n’y avait rien.

Il entra, ferma la porte à double tour, trempa la clef dans les cendres humides du foyer pour la ternir de nouveau et la pendit à son clou d’autrefois. Il se dépouilla de son déguisement, le roula de manière à en faire un paquet facile à porter, afin de l’aller jeter la nuit même dans le fleuve, et le fourra dans une armoire. Ces précautions prises, il se déshabilla et se mit au lit.

La soif le brûlait, un feu intérieur le consumait, tandis qu’il était étendu entre ses draps. L’horreur de la chambre qui allait croissant lorsque Jonas se fut caché sous les couvertures, le supplice d’être toujours aux aguets au moindre bruit, de se l’exagérer et d’y voir le prélude du coup qu’on allait frapper à la porte pour annoncer la nouvelle de l’attentat ; les bonds qu’il faisait pour s’élancer de son lit et pour aller se regarder au miroir, où il s’imaginait voir son crime écrit en grandes lettres sur son visage ; puis, quand il se recouchait et s’ensevelissait de nouveau sous les couvertures, son cœur qui lui criait à chaque battement : « Assassin ! assassin ! assassin ! » dans son lit. Quelles expressions pourraient peindre ces vérités terribles ?

La matinée avançait. Des pas retentissaient dans la maison. Jonas entendit lever les jalousies et ouvrir les contrevents ; de temps en temps, on s’approchait furtivement de sa porte. Il essaya plusieurs fois d’appeler ; mais sa bouche était sèche comme si elle avait été remplie de sable brûlant. Enfin il se mit sur son séant dans son lit et cria :

« Qui est là ? »

C’était sa femme.

Il lui demanda quelle heure il était. Neuf heures.

« N’a-t-on pas… n’a-t-on pas frappé hier ? dit-il avec hésitation. J’ai bien entendu quelque chose à travers mon sommeil, mais j’aurais mieux aimé vous laisser enfoncer la porte que de me déranger pour répondre.

– Personne n’a frappé, » dit-elle…

Très-bien. Il était tout hors d’haleine jusque-là, en attendant la réponse de sa femme. Ce fut un soulagement pour lui, s’il est vrai qu’il pût éprouver quelque soulagement.

« M. Nadgett est venu pour vous voir, reprit-elle ; mais je lui ai dit que vous étiez fatigué et que vous aviez défendu qu’on vous dérangeât. Il a dit que l’affaire qui l’amenait n’avait pas grande importance, et il s’est retiré. Comme j’ouvrais ma fenêtre pour renouveler l’air, je l’ai vu qui passait dans la rue ce matin, de très-bonne heure ; mais il n’est pas revenu. »

Nadgett avait passé ce matin même dans la rue, de très-bonne heure !

Jonas trembla à l’idée que peu s’en était fallu qu’il n’eût rencontré cet homme, cet homme même qui n’avait jamais rien plus à cœur que d’éviter les gens, de se glisser sans être observé et de garder ses propres secrets, cet homme enfin qui ne voyait rien.

Il commanda à sa femme de lui tenir son petit déjeuner prêt et se prépara à monter, en ayant soin de se vêtir des habits qu’il avait quittés lorsqu’il s’était enfermé dans la chambre, et qui, depuis étaient restés derrière la porte. Dans la crainte secrète qu’il avait de se montrer aux domestiques pour la première fois, après l’acte qu’il avait commis, il se tint près de la porte sous des prétextes en l’air, afin qu’on pût l’apercevoir sans le regarder en face, et il la laissa entre-bâillée tandis qu’il s’habillait ; puis il cria qu’on vînt ouvrir les fenêtres et laver le carreau, afin que ses gens s’habituassent à sa voix. Même après avoir gagné du temps, de manière ou d’autre, si bien qu’il les eût vus tous et qu’il eût parlé à chacun d’eux, il ne put de longtemps trouver le courage d’aller et venir au milieu d’eux, se tenant collé à sa porte pour écouter le murmure lointain de leur conversation.

Cependant il ne pouvait pas toujours rester là et il alla rejoindre son monde. Le dernier regard qu’il avait jeté sur le miroir lui avait bien fait voir un visage tout prêt à le trahir, mais peut-être cela provenait-il de l’inquiétude même de ce regard. Il n’osait point regarder si les domestiques l’observaient, mais il les trouvait bien silencieux.

Et quelques précautions qu’il prît pour se contenir, il ne pouvait s’empêcher d’écouter et de montrer qu’il écoutait. Soit qu’il prêtât l’oreille à leurs discours, ou qu’il essayât de penser à autre chose, oui qu’il parlât lui-même, ou qu’il se tînt tranquille, ou qu’il comptât résolûment les lourds battements d’une pendule importune qui se trouvait derrière lui, il écoutait avec une attention de plus en plus profonde, comme si on lui avait jeté un sort… Car il savait que cela devait venir, et sa punition actuelle, sa torture et son supplice, étaient de l’écouter venir.

Chut !