Wikisource:Extraits/2019/2

La bibliothèque libre.

Nathaniel Hawthorne,
La Grande Figure de pierre
dans Contes étranges 1850

Traduction Édouard-Auguste Spoll 1876


LA

GRANDE FIGURE DE PIERRE




Un jour que le soleil à son déclin dardait obliquement ses derniers rayons, une mère et son jeune fils, assis à la porte de leur chaumière, parlaient de la Grande Figure de pierre. Bien qu’éloignée de plusieurs miles, on la voyait, chaudement éclairée, se détacher, resplendissante, sur la teinte plus sombre des rochers environnants.

Qu’était-ce que la Grande Figure de pierre ?

Il y avait autrefois, entre deux hautes chaînes de montagnes, une spacieuse vallée peuplée de quelques milliers d’habitants. Les uns vivaient dans de pauvres huttes situées au milieu des forêts silencieuses et sombres qui couvraient les versants abrupts de la montagne ; d’autres en habitaient les premières croupes et le fond de la vallée, dont ils cultivaient le sol plantureux ; il y en avait, enfin, qui s’étaient groupés en populeux villages, sur le cours impétueux d’une petite rivière qui, sortie des cimes neigeuses de la montagne et domptée par l’intelligente volonté de l’homme, rongeant son frein, blanc d’écume, faisait humblement tourner les machines de plusieurs filatures. Tous ces braves gens, bûcherons, cultivateurs, ouvriers, vivaient dans une respectueuse familiarité avec la Grande Figure de pierre.

Le palladium de la vallée était une de ces œuvres qu’en un jour de majestueux enjouement la nature se plaît à créer. Quelques rochers, en apparence jetés an hasard sur un versant presque perpendiculaire de la montagne, prenaient, à une certaine distance, l’aspect d’un profil humain. On eût dit la figure d’un Titan suspendue sur l’abîme. On voyait distinctement son front colossal élevé de cent pieds, l’immense courbure de son nez et ses lèvres formidables, qui, douées de la parole, eussent couvert les roulements du tonnerre. Si l’on approchait, la figure s’évanouissait et l’on n’apercevait plus qu’un entassement de rochers monstrueux digne de l’antique chaos ; mais, en s’éloignant de nouveau, l’on voyait reparaître la merveilleuse figure, qui semblait sortir vivante de son cadre vaporeux.

Selon la croyance populaire, c’était pour les enfants un heureux présage de grandir en contemplant la Grande Figure. La noblesse de ses traits et leur expression de majestueuse douceur semblaient le reflet d’un cœur chaud et généreux, embrassant dans un vaste amour l’humanité tout entière. La regarder était tout un enseignement. On croyait généralement que la vallée lui était redevable de sa fertilité ; son regard bienveillant dissipant les nuées et versant sur elle, avec les rayons du soleil, de bienfaisants effluves.

Au moment donc où commence ce récit, une mère et son jeune garçon, assis à la porte de leur chaumière, s’entretenaient, en la regardant, de la Grande Figure de pierre.

L’enfant s’appelait Ernest.

— Mère, disait-il, pendant que le gigantesque visage du Titan semblait lui sourire, je voudrais l’entendre parler ; avec un regard si doux, sa voix doit être harmonieuse. Il me semble que si je voyais un homme qui lui ressemblât, je ne pourrais m’empêcher de l’aimer.

— Si la vieille prophétie doit un jour se réaliser, c’est un bonheur dont vous jouirez, mon fils.

— Quelle prophétie, chère maman ? demanda curieusement Ernest ; dites-la-moi, je vous prie.

Alors la mère lui raconta cette légende qu’elle tenait de sa mère à elle, récit, non d’un fait accompli, mais d’un fait à venir, et néanmoins si vieille que les Indiens, premiers habitants de la contrée, avaient entendu dire à leurs grands parents que jadis leurs ancêtres l’avaient apprise par le murmure des ruisseaux et les soupirs du vent à travers le feuillage. Un enfant devait naître dans ces parages, dont la physionomie reproduirait les traits de la Grande Figure, et qui serait le plus grand, le plus noble et le plus vertueux de son époque. Les vieillards, comme les jeunes gens, avaient toujours une foi aussi vive dans cette vieille prophétie. D’autres, cependant, connaissant mieux le monde, s’étaient lassés d’attendre inutilement un homme qui, possesseur d’une telle physionomie, fût plus grand et meilleur que ses concitoyens, et en avaient conclu que la légende n’était en réalité qu’un conte à dormir debout. Toujours est-il que le grand homme n’avait point encore fait son apparition.

— Ô mère ! fit Ernest en joignant les mains, je puis donc espérer de le voir un jour ?

La mère, en femme tendre et avisée, comprit qu’il était plus sage de ne pas décourager le généreux espoir de l’enfant ; aussi se contenta-t-elle d’ajouter :