Wikisource:Extraits/2024/13

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Judith Gautier, Isoline et la Fleur Serpent 1882


LA FLEUR-SERPENT


Dans le court espace qui sépare Naples de Portici, tandis que la barque qui m’emportait coupait sans bruit l’azur immobile du golfe, mon esprit, faisant en arrière un bond de quelques années, revoyait le jour où m’était apparue pour la dernière fois la femme que j’allais visiter.

Cinq ans déjà ? ou plutôt cinq ans seulement, car ce temps si bien rempli pour moi me paraissait avoir été beaucoup plus long : les jours vides, les mois de paresse glissent certainement bien plus vite dans le passé et sans laisser de souvenir, que les temps de labeur, d’activité, de voyages surtout. En avais-je vu des pays, dans ces dernières années ! le Japon, le Cambodge, toute l’Inde. Que de mœurs surprenantes ! que de beautés, que de laideurs ! combien de types étranges ou charmants ! Cependant sous toutes ces visions nouvelles l’image de Claudia Viotti ne s’était pas effacée, elle avait grandi plutôt et, de loin, dominait mes souvenirs ; elle était devenue un des charmes attirants de la patrie absente, la personnifiant, pour ainsi dire.

J’avais été fort amoureux d’elle, en secret, sans le lui dire jamais, sans aucun espoir ; et, bien que cet amour fût depuis longtemps guéri, ce n’était pas sans quelque trouble que je revenais vers elle, que j’allais affronter de nouveau le danger de sa beauté.

Déjà j’apercevais la villa Viotti dont le parc s’achève, du côté de la mer, en une longue terrasse de laquelle descend un large escalier de pierres entre des vases sculptés, hérissés de cactus difformes.

Au moment où je sautai de la barque sur le sable de la plage, j’entendis un bruit de voix en haut de l’escalier, et Claudia apparut au bord de la terrasse, accompagnée de trois personnes qui lui rendaient visite, sans doute. Je reconnus sans hésiter son élégante silhouette, se détachant sur un fond de verdure sombre.