Cher cœur humain !/Texte entier

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Calmann-Lévy éditeurs.

COLETTE YVER

CHER
CŒUR HUMAIN !

COLLECTION NOUVELLE
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

CHER CŒUR HUMAIN !

CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

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 1 —
COLETTE YVER

CHER CŒUR HUMAIN !

PARIS


CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS


3, RUE AUBER, 3




1932


Droits de traduction et de reproduction
réservés pour tous les pays

Copyright 1932, by Calmann-Lévy

LE TRAIN BLEU

Ginette, la dactylo du cinquième, habillée d’un coupon de soie cerise, les mollets ronds d’une petite fille, le chef casqué d’un feutre à visière, fit son entrée dans le cabinet du maître H…, de l’Académie Goncourt, en dégageant la double odeur des ondulations permanentes et de la moleskine chauffée sous son bras, dans laquelle gisait le fruit de son labeur.

— Monsieur, traita-t-elle d’égal à égal, je vous rapporte le Train Bleu, à trois exemplaires au papier carbone.

— Mademoiselle Ginette, dit le romancier qui, de la main, la priait de s’asseoir, vous n’avez pas oublié que les verbes au pluriel…

— Prennent un s ? Non, monsieur, interrompit-elle, énervée de ce manque de confiance.

H… sourit. Il était dans la force épaisse de la soixantaine, très rive droite, très dix-huitième, (dix-huitième arrondissement), sentant l’Académie sans épée, l’avant-guerre sans souci, la gloire sans tambour ni trompette. La sienne datait de l’affaire Dreyfus. Elle était contemporaine de Cyrano de Bergerac, des chignons en cimier, des lampes modern style, des portiques du métro, des premiers ministères panachés et d’un radicalisme sans panache. Elle était née sous le soleil de Fachoda, sous les Évangiles de Zola, sous l’Aurore de Clemenceau, sous le Crépuscule de la Rose-Croix, sous le signe de l’Hymne russe et de la conférence de la Haye. Elle était de l’époque où l’on baptisait les petites filles sous le nom d’Olga et où les grands garçons de vingt-cinq ans ignoraient les apothéoses littéraires. Bien surpris quand son premier roman s’était vendu à trois mille exemplaires, salué par les articles d’une critique munificente et prodigue qui n’avait pas encore connu de conseils judiciaires.

Sa course dans la carrière s’était poursuivie régulièrement, épousant les grands accidents du terrain historique, l’enfantement du jeune siècle, qui venait au monde comme un Arlequin, né qu’il était de la pire confusion des idées et des faits ; les convulsions anticléricales des premières années ; l’agonie de l’École naturaliste : les premiers symboles et les premiers ballets russes ; les premiers Péguy et les premières vrilles de l’analyse psychologique ; les premiers avions ; les premières tolérances politiques ; les premiers silences de Déroulède, enfin la première guerre mondiale.

H… avait accompli, avec de si neufs et de si éclatants événements, les échanges d’usage, gardant néanmoins en sa cervelle ce diapason charmant sonné un jour, à ses vingt ans, par le Chat Noir, et ce sourire sur ses belles dents, photogravé dans tous les illustrés. Il ne s’affligeait pas de vieillir parce qu’il demeurait jeune. Mais depuis que s’était ouvert le nouveau siècle littéraire qui retardait de douze ans environ sur le calendrier, les quatorze lettres de son nom célèbre se volatilisaient lentement, insensiblement. Une jeunesse hâtive, forcée dans les serres de l’après-guerre, envahissait aujourd’hui les librairies, et, dans une féroce innocence, supprimait silencieusement les gloires anciennes. H… publiait encore de beaux livres, mais posthumes, et que la nouvelle génération apportait une sorte de zèle à ignorer.

Bien qu’il soit triste de ne pouvoir plus compter que sur ses contemporains, H… conservait son spirituel sourire et ne refusait pas les dons de ceux qui repoussaient les siens, se nourrissant, au contraire, de cette génération rapide et printanière qu’il appelait le « Train Bleu », l’adorant sans rancune, allant jusqu’à lui consacrer ce roman, fruit encore acide et frais de sa verte soixantaine, et que Ginette lui rapportait aujourd’hui sous les traits nouveaux de sa dactylographie soignée.

Le vieil auteur feuilleta son œuvre ; quelques passages crépitants de vivacité allumèrent sur son visage des reflets cinématographiques ; puis il dit à la dactylo :

— Maintenant, mademoiselle Ginette, je vais vous demander encore un léger service.

La jeune bouche carminée s’ouvrit en point d’interrogation.

— Ce serait de me signer ce manuscrit.

— C’est fait, monsieur.

— De mon nom, oui ; mais pas du vôtre.

Sa bouche carminée, ses yeux bleus, ses narines fragiles, toute son anémique figure de dactylo parisienne s’arrondit de surprise, pendant qu’elle se récriait. Un secrétaire aurait cru que le maître devenait fou. Ginette, instantanément, pensa qu’il était amoureux d’elle, que sa vertu était en danger, mais que sa position était faite ; qu’elle ne pourrait jamais aimer ce vieillard, mais que le choix était flatteur ; bref, les pensées ordinaires d’une dactylo en pareil cas. À la façon nouvelle dont elle prononça : « Oh ! pourquoi ? » H… devina sa méprise. Qu’il était loin pourtant de songer à ce qu’elle croyait !

— Ma chère enfant, lui dit-il, j’ai des raisons pour ne pas signer ce roman. Si vous n’y voyez pour vous aucun opprobre, vous annoncerez à tout le monde que vous l’avez fait, vous le porterez vous-même à la firme éditoriale qui sert depuis longtemps de bergerie à mes moutons, et vous direz que le Train Bleu est le fruit de votre génie précoce. Si ces messieurs s’étonnent de la maturité de votre talent et vous demandent comment vous avez conçu Ce livre, vous répondrez, comme l’ont souvent dit vos pareilles, que cela s’est accompli en vous sans que vous sachiez comment. Retenez bien, je vous en prie, cette réponse prête à toute éventualité, et qui comblera d’aise vos interlocuteurs : « Cela m’est venu tout seul » et ne craignez jamais que l’on pousse plus loin la curiosité, trop heureux que vous fournissiez vous-même au prodige une explication aussi adéquate à la religion de l’Instinct et de l’Inconscient

— Mais, dit Ginette, je ne possède que mon certificat d’études et n’ai pas beaucoup de conversation. On ne voudra pas croire…

— Détrompez-vous, mademoiselle Ginette, reprit l’écrivain. L’on se dira simplement qu’il y a un écart admirable entre votre personnalité et le démon qui vous habite.

— C’est, dit Ginette, que je ne voudrais pas trop que l’on dise que je suis habitée par un démon. Cela peut nuire à une jeune fille pour son établissement.

— Si vous voulez m’en croire, mon enfant, le démon dont il s’agit ne vous causera que du bien. Je vous abandonnerai, bien entendu, le ou les profits de cette œuvre. Un traité sera dressé à votre nom, et vous vous engagerez sur papier timbré à fournir à votre éditeur d’autres volumes auxquels je pourvoirai.

Ginette était la fille de la crémière du rez-de-chaussée, qui vendait les meilleurs fromages de toute la rue Pigalle. Cette enfant avait installé sa crépitante industrie au cinquième, dans la chambre Louis XV de ses parents, mais n’était pas étrangère au commerce maternel. Une question sincère et limpide lui vint alors aux lèvres :

— Si ce roman ne doit vous rapporter ni gloire ni argent, alors, monsieur, pourquoi l’avez-vous écrit ?

H… considéra Ginette, hésita un moment à lui confier qu’il ne récusait nullement la gloire, mais que le seul public dont un véritable écrivain l’attende, c’est soi-même ; et qu’en cherchant bien dans le sous-sol de ses intentions l’on trouve qu’on n’a jamais écrit qu’en vue de la couronne finale que le moi vous décerne. Qu’il lui suffisait, en conséquence, aujourd’hui, d’analyser dans une expérience scientifiquement menée les ultimes réalisations vitales de son succès et de savoir s’il respirait encore artificiellement, grâce à la réputation irréductible d’autrefois, ou par ses propres moyens, — que la fausse et absurde paternité de Ginette révélerait. De cette réaction finale naîtrait sa conviction ; et l’intime louange, qui seule satisfait, pourrait peut-être encore monter des profondeurs de lui-même vers lui-même.

Mais il préféra répondre à Ginette :

— Ma chère enfant, à mon âge, on est désabusé. Je préfère voir la jeunesse, que j’aime tant, profiter d’une gloire insipide…

Ginette attendait encore autre chose. Elle ne savait quoi. Rien ne vint. Elle crut bon de baiser alors la main de l’homme illustre qui la confondait.

H… eut un cri de pudeur offensée :

— Oh ! ne me remerciez pas.

Vous craignez peut-être que le secret de H… ne soit guère en sûreté dans cette tête légère aux cheveux drus et si pleine d’autres grelots. Détrompez-vous. H… connaissait sa Ginette. Il savait où il allait. Il commença par lui faire jurer sur les jours de son petit frère qu’elle ne dévoilerait à quiconque en ce monde la mystification à laquelle on l’avait conviée. Ginette, quoique sans contrôle, n’était pas fille à se parjurer dès le premier jour, si démangée qu’elle en fût, auprès de sa mère, la crémière du rez-de-chaussée. Et elle se mit à lire le Train Bleu avec un étonnement ravissant — car vous entendez bien que taper un roman n’est pas l’avoir lu. Et elle s’avisa que dans cette histoire d’amour maintes idées étaient les siennes, notamment celle-là que l’amour a quelque chose de plus succulent, ravi au verger d’une autre. Le Train Bleu étant l’histoire de six jeunes filles et de trois grands garçons, donnait lieu, par la mathématique même, à de tumultueux partages, sans cesse défaits. Ce roman n’avait que neuf personnages ; pour l’équilibre, il en eût fallu douze. Cette instabilité rendait le son même de la jeunesse, toujours angoissée, toujours à la recherche de son axe et se lançant à la poursuite de son assiette avec la furie des grands express. Ginette se sentait un penchant pour les choses qui ne vont pas toutes seules en amour. La seconde nuit n’était pas venue qu’elle avait reconnu, devant l’état civil de son propre jugement, toutes les affirmations contenues dans ce livre, se demandant comment il se pouvait que le grand écrivain et elle pensassent si pareillement.

Il n’était déjà plus question de confier le secret à sa famille.

Chez l’éditeur, Ginette, reçue par un secrétaire adjoint, n’avait pas été prise au sérieux, malgré l’assurance que lui conférait la propriété de ce qu’elle portait sous le bras. En effet, elle avait beau n’avoir pas écrit ce roman, il lui appartenait par l’expresse volonté de l’auteur, par dotation, par substitution, par analogie, par hypothèse. Elle n’usurpait pas un titre d’auteur, qui lui avait été donné par l’auteur lui-même. De même, un père putatif et de complaisance prend un bel et bon droit légal sur ce qu’il n’a pas engendré. Il n’y avait eu ni vol, ni dol. Ginette pouvait s’abandonner sans scrupule à la satisfaction de passer pour un génie aux yeux de la maison d’édition. Mais, à la voir, on ne la complimenta que sur son extrême jeunesse. Et le manuscrit reçu de ses mains avec la plus parfaite défiance, fut plongé pour des mois dans un placard.

Un jour de désœuvrement, quelqu’un l’ouvrit, le lut.

Ce fut un coup de théâtre. On se passa le Train Bleu de main en main. On recherchait qui avait reçu Ginette, qui avait vu de ses yeux le jeune prodige ?

— Vingt ans, peut-être, dépeignit le secrétaire adjoint.

Ces mots faisaient crépiter l’admiration comme le sel, le feu.

— Ah ! dit le lecteur principal, je m’explique à présent cette sensation de fraîcheur, d’ingénuité, que j’ai connue en lisant ces pages, et qui ne peuvent être le fait que de l’extrême jeunesse.

On voulait revoir Ginette sur-le-champ. On s’enquit de son numéro de téléphone.

— Le téléphone ! s’exclama le secrétaire adjoint, je vous dis qu’il s’agit d’une malheureuse petite dactylo.

— Oh ! admirable ! admirable ! répétait toute la maison.

Ginette, à sa seconde visite, fut fêtée comme un jeune Mozart, comme un Michel-Ange enfant. Chaque bureau en eut la curiosité. Le vieux chef de la maison l’accueillit solennellement, lui prédit un bel avenir, la questionna. Ginette avec une modestie véritable, ouvrait sa petite bouche peinte, répétait à qui voulait l’entendre :

— J’ai écrit cela tout naturellement. Cela m’est venu sans peine.

— Mon enfant, lui dit le vieillard, il vous faut travailler beaucoup encore, mais nous ferons de vous quelque chose.

Plus tard, quand il revit H… :

— Mon cher ami, vous avez dans votre propre maison une fille sans le sou qui nous a donné un petit chef-d’œuvre.

— Vraiment ?

H… n’en dit pas plus, mais il souriait. Ses fortes lèvres glissaient sur sa denture célèbre. Ce n’était ni de l’ironie, ni du désenchantement, ni du dépit, ni de la malice, mais une belle joie jeune du succès. C’était le succès tout vert et tout cru qu’il avait connu à vingt-cinq ans. C’était le succès de l’étonnement, de la surprise. On le découvrait de nouveau. Il pouvait encore, avec son vieux talent, devenu officiel, frapper le public, en tirer ce cri qu’il ne pousse qu’une fois : le jour où il vous a décelé. H… se disait :

— Ainsi, j’aurai eu deux débuts…

— Et vous, mon cher, quand nous donnerez-vous enfin un roman ? Vous devenez bien paresseux ?

— Oh ! moi, dit H…, vous savez bien que je suis fini.

— Comment, comment… Mais vous avez toujours une vente très honorable…

— Mais enfin, dit à sa fille la crémière de la rue Pigalle, quand le Train Bleu eut paru, où as-tu pris toutes les idées que tu as mises là dedans !

— Ah ! dit Ginette, qui commençait à modifier son explication, voilà bien longtemps que je les portais en moi. Ainsi, le caractère de Monique, à seize ans, j’y pensais déjà.

Elle s’arrêtait devant la vitrine des libraires, y contemplait le Train Bleu avec un léger frémissement. Ce n’était plus le sentiment de la propriété, mais celui de la possession. Elle en était à se voir penchée sur ses feuillets blancs, écrivant ces lignes pathétiques, le cas de « Monique », celui d’« Angeline » ou le suicide de « Paul-Henri ».

Enfin la critique se déclencha. Il y eut un assaut de chroniqueurs littéraires à qui couronnerait Ginette le premier. H… s’astreignait à lire tous les journaux. Un feuilletoniste du matin écrivait :

« Mademoiselle, je ne vous chicanerai pas sur votre charmante inexpérience. Si vous aviez seulement dix ans de plus, il est évident que vous n’auriez pas écrit que Monique… etc. »

Un autre :

« Pourquoi reprocher à l’auteur du Train Bleu cette mièvrerie, cette sensiblerie féminine qui suggère, par exemple dans la mort de « Paul-Henri », une émotion à la Desbordes-Valmore ? C’est bien le moins qu’une jeune fille de vingt ans écrive en femme et rende dans la littérature sa note spéciale. »

H…, après les critiques du matin, lisait ceux du soir :

« Cette jeune fille possède de beaux dons et irrécusables, et, chose rare, connaît à fond son dictionnaire. Mais, bon Dieu ! qu’elle apprenne à construire un roman et qu’elle attende au moins sa majorité pour publier, avec un peu plus de métier, ses rêveries d’adolescente. »

Le portrait de Ginette, aux cheveux drus, à la petite bouche ronde, aux yeux figés par le tirage à la rotative sur papier mince, illustrait ces articles. Elle pouvait se contempler à loisir là où elle avait envié naguère les reines de la Mi-Carême, les prix de beauté ou les vedettes des grands films.

Parfois, au déjeuner, elle restait prostrée devant son assiette vide.

— Tu ne manges pas ? disait la crémière.

— J’ai mal à l’estomac, disait Ginette. J’ai lu un éreintement de mon livre ce matin.

Elle relisait le Train Bleu à la lumière des critiques. Influencée d’aventure par une sentence acerbe, elle maudissait H…, l’accusant d’avoir « saboté » son œuvre. Mais quand le mot de génie revenait dans les articles, elle souriait à son portrait comme à un miroir et se trouvait un front inspiré.

Il vint à Paris une délégation des critiques des États-Unis. Leurs confrères parisiens les reçurent, qui désirèrent leur montrer les curiosités de la Ville. Ils demandèrent à voir la Chambre des députés, la Conciergerie et l’auteur du Train Bleu, afin de l’interviewer.

Un jour, sept personnages en quête d’auteur furent introduits dans la salle à manger Henri II où Ginette les attendait en petite robe de crêpe Georgette à pois roses. Il y avait deux journalistes parisiens, deux critiques de Chicago, deux de Philadelphie et le septième venait de la Floride. Ils fixèrent sur le plus jeune écrivain de toute l’Europe ces lunettes d’écaille qui entravent le regard et lui interdisent toute divagation. Ginette prit une jolie pose et ce sont les Américains qui furent intimidés. Chacun possédait son questionnaire écrit et l’interrogea. Ginette répondait du tac au tac. Et la conversation se présentait ainsi :

D. — Quelle est votre conception du roman ?

R. — Couverture jaune avec illustration en noir.

D. — Quels ont été vos maîtres en littérature ?

R. — Victor Hugo et Gaston Leroux.

D. — Que pensez-vous du néo-symbolisme ?

R. — Tout ce qui est immoral me dégoûte.

D. — Êtes-vous une infra-intellectuelle ?

R. — Je n’ai jamais eu que des mœurs très bien.

D. — Votre définition de l’Amour ?

R. — Un déjeuner au Val d’Or et une promenade au clair de lune.

D. — Faites-vous parfois des vers ?

R. — Oui, mais jamais qu’un seul à la fois.

D. — Êtes-vous partisan de l’autonomie des littératures indigènes ou de la compénétration générale ?

R. — Je ne pourrai de ma vie aimer un noir.

Ces réponses, faites avec l’audace ingénue que contentement de soi confère aux femmes, suscitaient chez les sept hommes rassemblés autour de Ginette l’admiration de l’esprit de synthèse. Mais les journalistes français surtout ne se possédaient pas de joie à découvrir cet agnosticisme chez la petite fleur du pavé parisien. Cette opposition spirituelle d’une ironie narquoise avec le pédantisme du questionnaire, les ravissait. Et ils invitèrent la géniale enfant à déjeuner pour le lendemain.

— Elle est tellement intelligente, disaient-ils en descendant l’escalier, qu’elle a trouvé d’elle-même l’art de ramener tout un système à une formule imprévue.

Un public sans nombre se délectait du Train Bleu. H… connaissait la plus belle époque de sa vie littéraire. Il dégustait la gloire en sorbet, pure, glaciale, savoureuse ; l’essence de la gloire après les succès synthétiques. Finies la fadeur des compliments, la chaude et artificielle publicité de son nom, la sympathie conventionnelle des auditoires. Solitaire dans son cabinet de travail, il supputait toutes les éditions nouvelles de son livre qui se succédaient sans relâche mi profit. C’était la gloire dépouillée de l’argent, et qu’il voyait pour la première fois toute nue.

Cependant, Ginette quitta son cinquième et acheta un petit appartement sur la cour dans le seizième, où elle eut des réceptions. H… fut invité. Il y but des tasses de thé et y croqua des gâteaux sur un divan plein de coussins, dans un minuscule salon tendu de tissus cubistes. Des journalistes et de jeunes romanciers disaient entre eux :

— Quel numéro, cette Ginette !

H… l’attira dans une embrasure et lui dit :

— Mon enfant, avec ce train de maison, vous allez m’épuiser.

— Mais, dit Ginette, je suis engagée pour une tournée de conférences en Amérique et je vais gagner beaucoup d’argent.

— Que direz-vous donc ! bégaya l’écrivain affolé.

— N’importe quoi. Après un livre comme le Train Bleu, on n’est pas à court d’idées.

« Tout va bien, pensa H… et je n’ai plus rien à craindre touchant mon secret. Ce que j’avais prévu arrive plus vite que je n’aurais cru, et Ginette est déjà devenue, devant sa conscience, le propre auteur de ce roman. »

Mais il se croyait obligé de travailler comme un bœuf de labour, inquiet des dépenses de Ginette, et se sentant une responsabilité effroyable pour l’y avoir engagée. Et il riait en se disant que c’était la première fois qu’il se tuait pour une femme.

À son retour d’Amérique, six mois plus tard, Ginette vint lui dire :

— Je vais me marier, j’épouse un jeune homme dans les affaires.

Elle était du temps des colliers de perles, des quarante-chevaux, de la vie-cinéma, des gains rapides et des hâtives cultures. H… la reconnaissait à peine. Elle avait pris un regard d’acier, une pointe d’accent anglais, un air renchéri, s’enveloppait d’écharpes indéfinissables, blaguait la petitesse de la France.

— Mademoiselle Ginette, lui demanda l’écrivain, avez-vous au moins confié à votre fiancé

l’innocente supercherie à laquelle nous nous sommes livrés de concert à propos du Train Bleu ?

— Pensez-vous, mon cher maître ! dit Ginette, avisée.

— Mon enfant, dit H…, c’était pourtant de première nécessité. À celui qui sera votre mari vous ne pouvez laisser croire… Enfin, tôt ou tard il s’apercevra… ce pourrait être un drame, par exemple, quand il découvrira que je vous passe mes manuscrits.

— Mais vous ne me les passerez plus, mon cher maître.

— Peut-être, dit H…, rassuré, votre fiancé exige-t-il que vous renonciez au métier de femme de lettres ?

— Il est bien trop intelligent, dit Ginette. Mais, désormais, j’écrirai mes manuscrits moi-même. Vous m’avez mis la littérature dans le sang. J’ai beaucoup lu, beaucoup causé. J’ai déjà écrit les deux tiers de mon nouveau roman. Il s’appellera Betsy et traitera des mœurs américaines…

L’écrivain l’écoutait se raconter elle-même et y prenait un vif divertissement. Il aimait Ginette parce qu’elle avait été son expérience et la confirmation de son talent. Quand elle partit, il la baisa au front en lui disant :

« Adieu, mon Train Bleu ! »

Ginette pensa en américain :

— Adieu, pauvre vieille chose !

H… regarda les pages noircies qui s’entassaient sur son bureau et songea que, contrairement à ce qu’il avait présumé, il les signerait simplement de son nom.

Et il crut s’apercevoir qu’il en ressentait un secret plaisir. Tel l’homme qui rentre chez lui

après-un petit voyage…

LA MÉMOIRE DU JUSTE…

Il s’éteignit le 24 décembre, à trois heures de l’après-midi, sans avoir repris connaissance. Sa noble tête, si familière aux intellectuels semblait glisser encore en arrière, sur les chemins de l’éternité où l’âme l’avait tirée en sortant. Ses deux jeunes secrétaires, Fleuriot et Mandrier debout aux deux côtés du lit s’entre-regardèrent pour s’interroger mutuellement. Mandrier, qui n’avait jamais connu la Mort, semblait douter encore. Fleuriot à bout de chagrin voilà de ses deux mains son visage plus sensible et fondit en pleurs. Puis ils se reprirent et fermèrent ces yeux qui durant soixante-huit années avaient de si haut contemplé la terre.

Mandrier pensa enfin à sonner. Fleuriot, toujours debout, ne quittait pas du regard cette figure qui se durcissait en pierre, soudain, et il lui récitait intérieurement une litanie aimante et désolée Mon Maître admirable… Mon Maître infiniment bon… Mon Maître parvenu à la perfection… Mon Maître conscience formidable… C’était tout ce qu’il pouvait penser. Mais Le Goff, le valet de chambre, ouvrit brusquement la porte :

— Monsieur a-t-il passé ?

— Oui, Le Goff, dirent les deux jeunes gens, à l’instant même.

— J’aurais dû être là, dit Le Goff, en secouant la tête.

Le Goff était vieux, d’une figure marine, le menton rugueux comme du granit et les yeux bleus de paysan léonard. Il s’approcha du lit. Fleuriot et Mandrier s’écartèrent.

— En vingt ans de temps, murmura le serviteur fidèle, il ne m’avait pas dit une mauvaise parole.

Puis, des larmes arrêtées dans les rides de ses joues râpeuses, il dit à Fleuriot :

— La salle à manger et le cabinet de Monsieur sont bondés de journalistes. Faut vite faire ce qu’il faut. Ensuite on appellera le monde. Fleuriot et lui commencèrent les rites funéraires pendant que Mandrier téléphonait à l’Institut, à la Présidence du Conseil, à la Faculté, à l’Institut Pasteur, au professeur Housselin, le médecin traitant, Le Goff ouvrit la fenêtre. Le boulevard coulait en bas, car celui qui a été le plus fervent citoyen de Paris s’était fixé là où, il y à quarante ans, battait encore le cœur de la Ville. La masse des autos s’étalait et coulait avec la liquidité de l’eau, entre les murailles multicolores de la publicité lumineuse, qu’on allume aujourd’hui avant qu’il ne fasse nuit, de telle sorte que le jour finisse en lueur d’émeraude. Le Goff ferma les volets.

Fleuriot pénétra dans la salle de bains — la seule pièce où il fasse toujours matin ; et pour la dernière fois, dans une odeur aromatique, l’eau servante coula tiède à l’usage d’un corps que nul soin. Mistral ne sauverait bientôt plus du sort impur de la matière.

Parce que tout Breton est, de nature, nécrophore, Le Goff avait des gestes précis pour rendre docile à ses volontés la lourde masse de ce corps inanimé. Fleuriot, arrêté par un sentiment de sacrilège, l’aidait mal.

Quand la funèbre parade fut achevée, Le Goff demanda :

— Je lui mettrai un crucifix dans les mains ?

— Mandrier ? interpella Fleuriot, que faire ?

— Il n’était pas religieux, dit Mandrier.

— Mais il aimait tant le Christianisme ! dit Fleuriot.

Et par révérence envers le vieux valet qui plus longtemps qu’eux, les serviteurs intellectuels, avait épousé la vie du Maître, ils dirent ensemble :

— Comme vous voudrez, Le Goff.

Le Goff s’en fut et revint avec une petite croix qu’il introduisit entre les doigts encore souples du Savant.

À la lueur des bougies, le corps en habit de ville paraissait énorme ; les épaules étaient herculéennes, le cou engoncé dans la cravate de commandeur. Et le masque bourbonien sous la chevelure grise toujours flambante, semblait d’une statue plus grande que nature.

Alors, une quinzaine de personnes entrèrent à pas feutrés, promenant leurs regards sur le mobilier banal, plus curieuses, aurait-on dit, de l’armoire à glace et des fauteuils provenant du faubourg Saint-Antoine, signes éloquents qui. alimenteraient leur reportage, que du grand homme qui ne leur dirait plus rien Quelle corde à faire vibrer que cette simplicité de vieux moraliste ! Les uns s’emparaient de Mandrier, les autres de Fleuriot,

— Qui est ce portrait d’homme ? Et cette ravissante jeune femme à la mode de 1900 ? Et de qui tous ces paysages ? Et cette bibliothèque ? le trop-plein des livres amassés dans son studio sans doute ?

Et pendant que certains allaient jusqu’à entrebâiller la porte de la salle de bains, les secrétaires répondaient :

— Oui, son père, le Ministre, qui s’était rallié à l’Empire avec Émile Ollivier. — Sa femme, morte à vingt-huit ans. — Pas d’enfants, non jamais. — Non, il ne s’est pas remarié. — Ici, ses livres préférés. Il vivait beaucoup dans sa chambre. — Oui, il a presque toujours écrit sur cette petite table. — Cette toile, elle est d’Albert Besnard, son ami, mais toutes les autres, de jeunes peintres inconnus. — Oui, il achetait beaucoup de peinture à des artistes dans la gêne. — Non, ce n’était pas toujours fameux.

Les reporters des journaux du soir disparaissaient déjà dans l’espoir d’attraper la troisième édition. D’autres survenaient. Fleuriot paraissant le plus communicatif, on allait à sa jeune figure tendre et ravagée. On lui demandait à voir le manuscrit de la fameuse Pathologie Thibétaine, celui de La Théorie Éducative et de l’étrange Psychologie du Cancer. On s’attardait à l’observation de cette écriture un peu géométrique, indice d’une main à la fois puissante et lente ; on s’accrochait aux corrections : on déchiffrait impudemment les mots biffés. Fleuriot entr’ouvrit les feuillets du manuscrit interrompu : « Essai sur la Destinée Humaine ». Il disait à mi-voix combien son maître avait, ces dernières années, resserré le cercle de ses curiosités innombrables, autour des problèmes de l’immortalité, devenant surtout platonicien, puisant aussi, après les antiques religions asiatiques étudiées pendant son séjour de huit années au Thibet, dans le Judaïsme et le Catholicisme, comme si, disait Fleuriot, il revenait avec bonheur se coucher dans le lit de son enfance.

Mais ceux qui ne cessaient d’arriver à cette heure et pénétraient, par la brèche de la Mort, dans cette intimité autour de laquelle le public avait tourné quarante ans sans trouver d’issue, semblaient moins allumés d’envie pour les secrets de ce noble esprit que pour les modalités de vie que du fond de son mystère avait voulues l’homme. Plusieurs allaient droit à la plus triviale indiscrétion.

— Il devait être fort riche, hein ?

Ni Mandrier, ni Fleuriot ne connaissaient sa fortune. Mandrier dit :

— Il surveillait de près ses dépenses.

L’interlocuteur sentit là une amertume de subalterne insuffisamment rétribué et le poussa dans un coin pour plus de détails.

Fleuriot expliquait :

— La valeur de son revenu avait pratiquement beaucoup diminué depuis dix ans. IL était extrêmement sollicité et ne refusait jamais. Combien de chèques de dix mille francs, de quinze mille, j’ai remis de sa part. J’ai l’impression qu’il prenait sur son avoir dans ces cas-là.

Housselier de l’Institut, le médecin du défunt entra. Sa longue silhouette noire dont les croquis de journaux ont encore exagéré la sécheresse friable s’immobilisa au pied du lit. Sa mèche de cheveux célèbre coupait un front aussi blême que celui du mort. Il devait demeurer là plus d’une heure, non moins immobile que celui auquel il rendait visite. Autour de ce tête-à-tête, un piétinement continuait et l’on entendait toujours le torrent des automobiles rouler dans 0 ravin étincelant du boulevard.

Après que la troisième édition des journaux du soir eut été répandue, on vit arriver un public différent ; des dames de charité juives, des étudiantes de la Sorbonne qui apportaient des bouquets de violettes de Parme, des Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul dont les cornettes s’abattirent sur le drap, mouettes en prières. C’était la seconde vague, la vague profonde de Paris qui déferlait cette fois, amenant Montparnasse et le seizième, et ; d’aventure, des notaires de province en voyage.

L’employé des pompes funèbres croyant avoir affaire aux fils du défunt parlait aux secrétaires avec des termes de condoléance. Fleuriot et Mandrier ignoraient les intentions de leur maître concernant les obsèques. Mandrier avait une fois eu entre les mains une enveloppe portant comme suscription : « Mes dernières volontés. » Fleuriot et lui la cherchèrent dans le cartonnier du cabinet de travail, la trouvèrent, mirent au jour le testament et des indications précises comme : « Je désire être enterré simplement, c’est-à-dire sans ostentation, ni de richesse, ni de pauvreté. Je demande des obsèques religieuses estimant qu’elles Ôtent à la mort l’horreur à laquelle je voudrais soustraire ceux qui m’ont aimé. »

À ce moment, il y eut un léger mouvement dans la chambre mortuaire. On entendait comme un roucoulement saccadé, les sanglots d’une femme. Fleuriot et Mandrier poussèrent la porte et dans la pénombre, au milieu de cinq à six personnes debout virent un grand garçon de quinze à dix-sept ans que sa mère, d’allures assez étranges, tenait penché sur la dépouille du grand homme pour qu’il l’embrassât. Elle était vêtue d’une mauvaise fourrure, d’un chapeau excentrique, exhibait des cheveux teints et cette physionomie farouche, dure, inconsolable des femmes qui furent trop belles.

Le garçon semblait un jeune ouvrier avec un pardessus jeté sur ses habits de travail. Sa timidité et l’effroi qu’il avait des manques de réserve sans doute habituels à sa mère, se lisaient dans le soin qu’il apportait à ne regarder personne, et pas même ce grand corps gisant si solennel dont il avait baisé le front glacial. Alors la femme en fourrures s’abattit à genoux au chevet du lit et donna les signes d’une douleur incoercible.

— Qui est-ce ? demanda Mandrier à Fleuriot avec un coup d’œil insistant.

Et comme Fleuriot ne répondait rien, ils revinrent à l’employé des pompes funèbres, pour régler des obsèques de troisième classe. Le colloque achevé, Mandrier reconduisit le visiteur. La femme en fourrures et le jeune garçon au fuyant visage se retrouvèrent là, dans le vestibule, avec Le Goff qui leur parlait sec. Mandrier entendit la femme pathétique demander plaintivement :

— Mais le testament ? A-t-on ouvert le testament ?

— Ah ! dit Le Goff, la paix ! C’est l’affaire du notaire.

Et il les poussait dehors en disant à la femme qu’elle serait convoquée s’il était utile.

La porte refermée sur eux, Mandrier regarda Le Goff avec une expression mixte d’ironie et d’interrogation. Le vieux serviteur s’attarda une minute à partager d’un œil mi-clos la moquerie du secrétaire ; cependant, on sentait, derrière son granit, un amas de souvenirs autrement sérieux bouillonner. À la fin, il haussa les épaules et rentra dans sa cuisine.

Mandrier rejoignit un peu plus vite que de raison Fleuriot demeuré seul dans le cabinet de travail. Il commença dès en ouvrant la porte :

— Mon vieux, le type, là, tout à l’heure.

Le cabinet de travail, quoique chargé d’un excès de pensée, saturé des opérations de l’Esprit, ne ressemblait pas à celui des grands hommes ordinaires. Le bureau était une solide table carrée houssée de drap bleu à franges. Les livres occupaient les rayonnages sur trois faces. Deux fenêtres ouvrant sur le boulevard laissaient pénétrer le grondement du torrent aux vagues émaillées, qui ne cessait de rouler en bas.

Et assis à la table de travail, le dos au cartonnier qui s’accotait au trumeau entre les deux fenêtres, Fleuriot, le front entre ses mains, n’avait pas relevé la tête. Mandrier qui, à le voir ainsi, s’était arrêté net, s’approcha, regarda par-dessus l’épaule de son camarade les papiers issus de l’enveloppe aux dernières volontés. C’est ainsi qu’il lut les trois courtes phrases du testament :

Je lèque le peu de valeurs qui demeureront après ma mort à la Cité Universitaire.

Ma bibliothèque à mes secrétaires, Fleuriot et Mandrier, qui en disposeront à leur gré.

Le produit de la vente de mes meubles et de mes tableaux à Le Goff, mon valet de chambre.

Mandrier, instinctivement, leva les yeux sur ces murailles d’éditions princières, de reliures rares. Fleuriot dégagea enfin son front. Le lustre à trois lampes illumina son visage large aux tempes, qui se terminait par des maxillaires fragiles et encore enfantins. Ses yeux sans larmes mais navrés cherchaient ceux de Mandrier.

— Il a vécu d’avance, pour nous, la minute présente. Il a voulu que fût fixé un instant, dans le temps, qui éternisât le sentiment qu’il avait pour nous.

— Évidemment, dit Mandrier.

— Il n’y a que cinq ans pour toi, et pour moi, trois, que nous étions avec lui.

— Les appointements n’étaient pas énormes.

— Ah ! peux-tu évaluer en un pareil moment des raisons d’un ordre si misérable.

— On est bien acculé à reconnaître que ton grand homme avait de petits côtés, mon pauvre vieux…

— Et puis, qu’importe ?

— … Qu’il a pratiqué surtout la générosité posthume.

— Un homme qui s’est dépouillé de tout !

— Parce que, dans sa situation, il ne pouvait en agir autrement.

— Parce qu’il a approché et d’aussi près que ce soit possible, la perfection.

— Fleuriot, comme tu es jeune ! Il n’était point parfait, tu sais. Comprends-moi bien : je n’ai pas de blâme pour lui. Mais je m’applique à voir les êtres tels qu’ils sont. Et tu sais, ce pauvre type que sa mère forçait à l’embrasser, il y a un instant, ce malheureux qui, avec la bonne femme, suait la gêne et la saleté, c’était son fils…

— Que dis-tu ?

— Je te jure. Je les ai retrouvés à la porte, lui et l’ancienne maîtresse qui venait pour renifler l’héritage, qui réclamait le testament. Ah ! mon cher, que n’as-tu vu Le Goff, lui la vieille doublure du patron, reproduisant exactement ses rancunes, ses haines, la mettre salement dehors avec le triste gosse légitime…

— Ce n’est pas vrai ! dit Fleuriot avec un éclair de maturité anticipée dans le visage, surtout dans ses yeux soudain métallisés.

Mandrier, sans répondre, sonna. Le valet de chambre, presque instantanément, parce qu’il ne demandait qu’à n’être pas seul, apparut.

— Le Goff, dit Mandrier, monsieur Fleuriot refuse de croire que c’étaient l’ancienne amie et l’enfant du Patron, là tout à l’heure.

— Ah ! dit Le Goff, avec une nausée de mauvais souvenirs qui fit tressaillir les muscles mal grattés de ses joues, c’est une vieille affaire que c’est. Monsieur avait dans les quarante-huit. Savez bien ce qui arrive souvent. C’était une femme de rien qu’il a essayé de redresser. Superbe qu’elle était alors, avec des yeux comme une pouliche de dix mois ; mais elle n’avait pas de savoir-vivre. Ça venait jusqu’ici relancer Monsieur, malgré sa défense. Une fois, il lui a fait ce ch’ti garçon. Il en était bien le plus contrarié. Il a voulu prendre pour lui seul le marmot qui n’était pas cause. Mais cet enfant, ça lui devenait une tirelire à cette p… N’a point consenti. Ils se sont butés là-dessus. Autant d’argent comme elle a voulu qu’il a d’abord donné. Puis un beau jour, bonsoir ! Il était saoul d’elle. Ordre de lui fermer la porte au nez quand elle venait. Cette année-là, faisait pas bon l’approcher, Monsieur…

Mandrier demanda :

— Le gosse, on ne le voyait jamais ici ?

— Vous n’auriez pas voulu, monsieur Mandrier. Pour monsieur, la devise était : « Tout ou rien. » C’est buté je vous dis, qu’il était.

Le Goff disparu, Mandrier dit à Fleuriot silencieux :

— Quelle trouble histoire, hein ? L’enfant complètement abandonné, croupissant dans le ruisseau, devenu manœuvre ; pas un mot sur lui dans le testament, on a beau, par respect pour un homme qui n’est plus, se contenir, rien n’empêche qu’on ne le juge là-dessus, et malgré soi.

— Moi, je lui fais crédit, déclara Fleuriot d’une voix altérée.

Et il revint seul dans la chambre mortuaire pendant que Mandrier rangeait les papiers.

C’était l’heure du repas : les visites avaient tari, laissant en se retirant un voile de fleurs sur la dépouille gisante. Le mort était seul. Fleuriot reprit au pied du lit la place de Housselier et contempla son maître. Le jeune homme sentait sa vie trembler en lui. Il se demandait maintenant s’il n’avait pas été trompé par ce facies héroïque, par cette idéologie transcendante, par cette vie humaine apparemment exemplaire.

La légende de la fidélité poétique à une morte, croulait. Le Maître n’avait pas échappé aux lois charnelles. Et des images s’imposaient à l’imagination de Fleuriot, évoquées par les mots de Le Goff. Tout un moment le visage de la femme aperçue dans la chambre, l’obséda. Il lui redonnait ses trente ans, ses yeux de pouliche de dix mois. Puis il reconstitua l’affreux baiser contraint donné par le jeune ouvrier malingre à son père mort, seul instant où celui-ci n’ait pu s’en défendre et où il ait consenti même passivement à reconnaître ses responsabilités déclinées.

— Il n’y a pas de grands hommes, conclut Fleuriot.

Le Maître devenait lâche et faible. Il mourait en Fleuriot d’une nouvelle manière bien plus terrible que la première. Il lui causait là un chagrin auprès duquel celui de disparaître n’avait été que douceur et tendresse.

Au lieu de s’apaiser, le tumulte du boulevard charriant des glaçons géométriques et noirs, s’accroissait avec l’effervescence des veilles de Noël. On voyait des fulgurances vertes et rouges à travers les lames des volets, Fleuriot se rapprocha du mort. Sa foi ne parvenait pas à s’éteindre, il demanda conseil ainsi qu’autrefois, à ce masque royal qui ne pouvait décidément pas faire figure d’inculpé.

Cette courbe du front monumental, signe flagrant de fierté humaine, imposa silence aux imaginations du subalterne ; et aussi la châsse profonde des yeux ; et aussi ce nez altier qui avait pris soixante-huit ans l’air terrestre comme son propre, en dominateur ; aussi cette bouche serrée, issue aujourd’hui cousue d’une âme puissante ; et aussi son menton si épais que sa grande main en était pleine, naguère, quand il l’empaumait en réfléchissant.

Et Fleuriot comprit que ce sage lui disait :

— Mon petit, ne savais-tu pas que j’étais un homme ?

La porte s’ouvrit, Mandrier entra, brandissant deux lettres. Il dit assez bas pour que le mort n’entendit pas :

— Regarde, lis cela. Des peintres, de jeunes artistes qui l’accusent de les avoir exploités. On achetait leurs toiles pour un morceau de pain. Ils les réclament aujourd’hui, arguant que : le prix versé n’était à tout prendre qu’un prêt sur gage. Dommage qu’un homme pareil n’ait été au fond qu’un grippe-sou.

Fleuriot sourit comme sous l’effet d’une ivresse intérieure.

— Oui, je crois aussi qu’il était un peu attaché à l’argent. Mais donne ces lettres que je les déchire.

— Mon cher ! Un tel document !

— Tu n’as pas l’intention de t’en servir, j’espère ?

— Pourquoi pas ? La Vérité est sacrée. Elle doit éclater, toujours. Il faut que l’humanité apprenne à juger ses idoles. On ne peut la tromper en tolérant son culte pour de faux prophètes.

Mandrier fut interrompu par Le Goff qui venait insister pour que ces messieurs prissent un léger repas, car il était déjà dix heures.

— Merci, Le Goff, dit Fleuriot, mais nous n’avons pas faim. Ouvrez-nous seulement la fenêtre car on sent un peu trop les fleurs ici.

Une bouffée sonore de cloches entra par-dessus le bruit du torrent ; les cloches des messes de minuit attachent chaque année entre les hommes des liens étranges — une heure par an ; — des liens qui, à l’infini, accroissent l’individu. Mandrier vit une église de village toute transparente de lumière dans la nuit. Fleuriot, une petite galoche d’enfant d’où sortait un paquet rose.

Il se défit de sa réminiscence comme d’un duvet qui vous colle aux habits et dit à Mandrier :

— Tu médites d’écrire sa vie. Ne le nie pas. Une vie sincère, n’est-ce pas, où tu le montreras tel qu’il fut, avec l’ulcère qu’il eut à la jambe droite, il y a trois ans et que Le Goff, les bras pleins de linges, soignait en cachette, et les tares humaines qu’il portait plus secrètement encore : une liaison indigne, un abandon d’enfant et surtout, ce qui le ruinera davantage dans l’enthousiasme national, cette faiblesse qu’il eut vis-à-vis de l’argent, une petitesse, un ridicule. Le bruit qu’il déchaînera en s’écroulant, ce tonnerre, c’est toi qui l’auras lancé. Mais, tu ne feras pas ça, Mandrier, parce qu’alors, c’est toi qui duperais les hommes. Là où il y eut un génie, un idéal, un modèle, à la même place, tu introduirais un mannequin mesquin et grimaçant. Tu mentirais, mon vieux, car tu sais bien, au fond, toi qui le connaissais, qui l’as vu trois cent soixante-cinq fois par an, le matin, qu’il fit pluie ou soleil, que lui fût malade ou bien portant, te tendre la main avec ce sourire égal des grands êtres, tu sais bien — et il n’y a pas de petits côtés qui tiennent là devant — qu’il était supérieur. Tu l’as vu chercher dans les Pères de l’Église, chercher dans Platon, chercher dans Moïse, aspirer la vérité avec cette candeur animale, cette sincérité religieuse du cheval à l’abreuvoir. Tu l’as vu à table, qui ne cessait de parler en mangeant, comme les nobles. Tu te souviens quel trait c’était de lui que cette formule familière qu’il avait sans cesse aux lèvres : « Je crois que ce serait mieux d’agir ainsi », tant il était dominé par l’idée du meilleur. Tu l’as connu sans vanité, satisfait d’un logement de petit bourgeois, au risque de passer pour pingre, mais comblant les grandes entreprises philanthropiques de dotations anonymes. Il avait un penchant à épargner. Oui, d’accord. Mais tu n’ignores pas qu’il donnait tous les mois en bourse, des ordres de vente. L’a-t-on vu jamais acheter ?

» Il a été la proie d’une femme vulgaire et il a commis cette faute inexplicable d’ignorer un enfant né de lui, de sorte que celui qui doit le continuer ici-bas, le prolongera trivialement dans les bistros et lui enfantera une descendance dans un taudis, avec une mécanicienne d’usine ayant roulé, comme partenaire.

» Mais il a écrit la Pathologie Thibétaine, jetant une torche d’Asie dans notre pâle médecine d’Occident, et la Psychologie du Cancer où son génie a trouvé le premier les paroles décisives sur le mal inconnu. D’être un penseur héroïque ne l’a pas empêché de sombrer dans la moins belle des faiblesses passionnelles. D’être un moraliste ne l’a pas sauvé de la peur des risques. Il a craint ce fils qui lui attacherait une mère ignoble. Il a certains jours été un pauvre homme. Mais, je t’en prie, Mandrier, ne le dis pas. Si demain les journaux publiaient son portrait avec la vision de son ulcère à la jambe, la masse des regards délaissant sa figure de bel animal humain se précipiterait sur la reproduction de ses plaies pour s’en repaître. Si sous prétexte de vérité tu divulgues ses fautes, le public, dans la jubilation de détruire la statue du demi-dieu, crachera sur sa mémoire et ne connaîtra plus son vrai visage. L’Humanité qui n’a pas en elle-même tant d’objets de culte ni de fierté, perdra celui qui l’honorait justement davantage pour ne s’être élevé au-dessus d’elle qu’alourdi encore de tous les mauvais désirs, de toutes les lâchetés du vulgaire.

Il y eut une accalmie ; en bas, le flot devint étale. On entendit les éclatements rythmés du bourdon de la Madeleine. Mandrier se dit que ses petites sœurs se rendaient en capeline à la crèche. Ce fut son tour de s’approcher du mort et de le

contempler sans rien dire…

LA GRANDE MADEMOISELLE

Olive Fontaygue de Charlemart prenait seize ans le jour où manqua le mariage de sa sœur Bertrande avec le marquis de Morancy. De sa chambre logée dans la tour gauche du château de Charlemart, elle avait vu le jeune sous-lieutenant de hussards passer à bac la Lozère, gravir la route à l’allure dansante de son demi-sang, lui échapper en pénétrant sous la voûte ogivale de l’entrée ; après quoi un colloque avait été tenu dans le cabinet du duc Charles sans que la frissonnante Bertrande, qui n’avait pas moins bien aperçu son fiancé que sa sœur, fût mandée.

Ce cabinet de travail était l’ancienne chambre d’Athis Fontaygue de Charlemart, ami d’enfance d’Henri IV et son plus cher capitaine, tué au siège de Rouen. La lettre du Roi à sa veuve, encadrée d’argent, pendait au mur de l’est et l’on avait gardé le meuble du temps, y compris le lit à baldaquin dont trois siècles avaient détissé le damas bleu ; on en voyait la chaîne déteinte qui appelait le battant et la navette.

Le jeune officier, assis entre les pattes torses d’une table qui s’en allait en poudre, faisait face au duc timide à la moustache blanche. Il abattit ses cartes. Sa jeunesse fringante, plus assurée que les soixante ans de l’ancien sénateur, alla droit aux chiffres. Il aimait mademoiselle de Charlemart, certes. Mais les Morancy étaient pauvres, bien que remontant comme les Charlemart à saint Louis… Ici le duc sourit à cet enfant ignorant. Hésitant et comme écrasé sous l’avalanche héréditaire de gloire et de pureté qui s’abattait sur lui chaque fois qu’il invoquait ce sommet, le doigt sur le nez, il rectifia :

— Charles Martel, nous autres.

Le jeune homme reçut aussi la commotion. Il n’était personne qui, à entendre ce nom, n’en subît comme un choc la puissance légendaire. Quoi ! connaissait-il si mal l’armorial ? Ce grand monsieur ivoirin était du sang de ce lion, l’assommeur des Sarrasins et le père herculéen de la Patrie ?

Puis, encore ébloui, le jeune marquis s’exécuta cavalièrement. Il reprit son discours au point où la formidable apparition lui avait clos la bouche, bien décidé à en finir. Done, il ne soutenait son rang qu’avec peine ; son père était la proie des prêteurs. S’il était vrai que mademoiselle de Charlemart n’eût pas la dot qu’il croyait, il devrait avoir le courage de se briser le cœur.

Le père de Bertrande se redressa comme sl reprenait ses dimensions véritables.

— Ma fille n’a pas de dot, monsieur ; les Charlemart sont plus ruinés que les Morancy, ayant un fardeau plus lourd à porter.

Là-dessus, si l’on n’avait perçu aucun éclat de voix, c’est que les murs de Charlemart avaient une aune mesurée d’épaisseur. Puis Olive, au carreau de sa fenêtre à meneaux, avait vu le dolman bleu redescendre la colline, et la voix de l’officier était montée au bout de dix minutes, qui hélait le bac pour traverser la Lozère.

De ce drame secret, après dix ans la pâle Bertrande languissait encore. Mais la plus blessée avait été Olive. Une Charlemart refusée faute de dot, c’était un affront à sa fierté aussi bien qu’à celle de la tendre intéressée. Encore Olive rendait-elle des réactions plus violentes. Elle avait le sang de son aïeule Artémise qui, dans ce même château, en 93, le duc une fois guillotiné, s’était enfermée avec ses paysans pour tenir le siège contre les sans-culottes jusqu’à la fin de Robespierre. Et de cette Charlemart qu’aima Louis XI V et qui ne l’aima point. Et de celle qu’on appela le duc Henriette pour ce que, son mari tué par les Anglais à la bataille de Castillon, elle était montée sur le cheval en déroute du feu duc pour entraîner sa troupe fuyarde et reconquérir la Guyenne. Et de cette aïeule, Léonor, qui accompagna Marguerite de Provence en Palestine et mourut lépreuse pour avoir soigné les pauvres à la maladrerie. Et de cette Berthe d’Aquitaine qui épousa le quatrième duc, cousin de Charlemagne et qui chassait l’ours. Et de cette Brunhilde la Navarraise qui avait apporté le fief de Fontaygue au dernier-né débile de Charles Martel et fondé, dit-on, en force la dynastie. Olive disait d’elle-même : « Je suis une Mérovingienne. »

Elle savait lire, compter, parler anglais, pêcher, chasser, nager, monter à cheval, sauter des torrents, jouer au tennis, conduire, labourer. C’était tout. Une Charlemart ne s’abêtit pas sur des livres de science. Ce grand surgeon de la race millénaire mesurait un mètre soixante-quinze.

Elle avait les jambes de Diane, la souplesse d’Hébé, les cheveux de Vénus, couleur de marron d’Inde et qui descendaient jusqu’à ses genoux. Sa femme de chambre, qui les portait à la garçonne, lui ayant demandé pourquoi elle ne les faisait point couper à la mode du jour, cette intrépide créature, qui bravait tous les éléments, eut comme l’effroi du ciseau. Elle frissonna et répondit à la manière de la reine Clotilde : « J’aimerais mieux mourir que d’être tondue. »

Faute d’argent, elle n’était jamais allée à Paris, mais elle faisait venir des robes en confection des Galeries Modernes, et son corps était si parfait que les costumes de chasse ou les tuniques de crêpe Georgette s’y appliquaient étroitement, comme le linge mouillé sur la statue de glaise.

Bottée, le fusil à l’épaule, elle chassait le lièvre en octobre, la bécasse en novembre, le faisan en janvier, la poule d’eau en mars, et, dès l’avril, le canard sauvage. C’est elle qui garnissait la table familiale de venaisons, comme la mélancolique Bertrande, plus potagère, des produits de son jardin. Aussi, grâce à ses filles qui chaque jour apportaient la provende, l’ancien sénateur de la Lozère pouvait-il consacrer ses derniers revenus aux soins constants que réclamait, en son grand âge, l’aïeul sacré, le château.

Charlemart, par ses meubles, datait du dixseptième siècle, par ses cheminées, du seizième, par ses créneaux, du quinzième, par ses tours à poivrières, du quatorzième, par ses murailles, : du douzième, par ses fondations et les colonnes renflées de sa chapelle, du neuvième. L’histoire ne rapportait pas que, l’espace d’un lustre, d’autres occupants que les Charlemart en eussent sali les murs loyaux. Cathédrale jamais désaffectée, aucun culte étranger à celui de la race mérovingienne n’y avait été célébré.

Mais, malgré l’appoint que le gouvernement de la République, dans la personne du ministre des Beaux-Arts, fournissait à l’entretien de ce monument historique, le duc devait sans cesse concourir à la réparation d’un escalier en vis, d’un plafond, d’un toit. Ses dernières ressources y passaient. Îl avait beau faire couper ses bois, vendre ses chevaux, hypothéquer ses fermes, les factures d’entrepreneurs dataient de deux ans, de trois ans. À cause des prix élevés du charbon, on avait, depuis la guerre, supprimé le chauffage central. Mais c’était un cercle vicieux, car l’humidité des derniers hivers avait, manque de feu, pourri les planchers de l’aile ouest. Le duc, aujourd’hui veuf, sans le soutien de sa bonne compagne née de Morphant d’Andry, en devenait fou.

Son fils aîné, le jeune duc Charles, capitaine aviateur qui avait dû quitter cette arme lorsque son puiné, Pierre, avait été tué au Maroc (car un fils unique chez les Charlemart n’a pas le droit de s’exposer avant de pouvoir laisser une progéniture), était maintenant d’État-Major. Son mariage avec une de Pancé avait coûté le collier de perles de sa mère, plus cinq hectares de chênes sur la Lozère, plus cent actions des Chemins de fer de Tombouctou tombées à trois cent cinquante francs à cetie époque. Il est vrai qu’un mariage riche avec une fille de l’industrie n’eût pas accéléré ainsi la ruine de son père ; mais il n’avait jamais été dit qu’un Charlemart se fût mésallié. D’ailleurs, bien qu’il y eût dans l’aristocratie des partis moins pauvres que mademoiselle de Pancé, les Charlemart étaient tellement oubliés dans leur passé vivant, depuis que le duc, reculant devant les frais des campagnes électorales, avait dù renoncer au Luxembourg, que nul ne se fût occupé de bien marier Charles.

Olive avait laissé couler sa dix-huitième, puis sa vingtième, et jusqu’à sa vingt-cinquième année dans sa sauvage et violente existence paysanne, forçant les oiseaux dans les marécages, sentant la vase des étangs comme une macreuse, se chauffant le soir, dans sa glaciale chambre de la tour Ouest, d’une brassée de sarments, ravaudant elle-même ses bas depuis qu’on avait renvoyé la dernière chambrière, contente de se dire, chaque fois qu’elle se piquait le doigt et qu’une perle de sang apparaissait :

— C’est le sang de Charles Martel.

Que ce sang mourût en elle et ne fût point transmis, peu importait, puisque le jeune duc Charles avait déjà, de mademoiselle de Pancé, trois fils bien faits et gaillards. Elle savait le peu d’importance d’une fille dans une dynastie et choisissait de ne jamais penser au mariage plutôt que de risquer l’injure faite à Bertrande. Sa bouche grande et aimable qui riait magnifiquement sur ses dents de proie, saluait de gaîté tous les coups du sort. Elle avait ri quand on en était venu à faire cirer les parquets par l’homme de campagne ; quand son unique redingote de chasse avait été fendue de la hanche à l’épaule d’un coup de dard donné par un hallier sournois ; quand on avait hypothéqué la dernière ferme : que le boucher de Marvejols, à qui l’on devait trois mille francs, avait refusé la fourniture d’un gigot, et lorsque la fille de basse-cour vint servir à table.

Mais un jour s’ouvrit la porte incurvée de sa chambre ronde. Son père entra. Il avait la minceur d’un portrait de Vélasquez, et dépassait Olive de toute la tête. Le monocle tombé, son œil eut un éclair narquois qu’il réservait à son ennemi le Destin. Sa longue taille ondula un peu, par hésitation ; puis il se lissa la moustache, en rectifia le pli neigeux, et dit :

— Je viens de prendre une décision : il faut vendre Philosophe.

— Ah ! dit Olive, quelle plaisanterie ! Une bête qui ne trotte même plus.

— On m’en offre huit mille, et puisqu’il t’appartient, je viens te consulter.

— Un Charlemart n’a jamais vendu son cheval.

Le vieux duc cligna de l’œil. Son ironie ne faisait pas face à sa fille, mais au mauvais sort qui n’avait jamais non plus serré d’aussi près aucun ancêtre.

— Il vaut mieux, dit-il, vendre Philosophe que le château. Or, les Beaux-Arts m’ont fait des ouvertures pour Charlemart en même temps que le fils du minotier pour ton cheval.

— Eh bien, vendez mes turquoises.

— Ce sont de trop beaux gages ; il faut garder les pierres pour les prêts.

Le duc reprenait une assurance cornélienne. Comme sa fille restait silencieuse :

— Enfin, consens-tu ?

— Il le faut, dit Olive sans changer de figure.

— C’est bon. Au surplus, bien t’en prend, ma chère Olive, car le fils du minotier a emporté ton cheval il y a une heure, et j’ai déjà payé le maître maçon : trois mille sept cent soixante-trois francs.

— C’est bien cher, dit Olive.

Et ils gardèrent, comme les peuples, une minute de silence.

Tout à coup, après la perte de Philosophe, Olive ressentit de la honte pour tant d’abandons consentis au Destin sans batailler. Que le duc, laissant tomber son monocle, le toisât en lui cédant, c’était de son âge. Mais, dans ses vingt-six ans, Olive de Fontaygue de Charlemart devait-elle s’avouer sans défense, alors que des roturières, comme la fille du conservateur des hypothèques de Mende, faisaient leur médecine ; comme celle du colonel de son frère remportaient des succès au Barreau ; et alors qu’à Paris, Olive le savait bien en les considérant de loin comme un troupeau inférieur de travailleuses, des centaines de jeunes bourgeoises étaient dans l’arène avec les hommes, toutes armées pour maintenir leur petit rang. Les unes, inféodées à l’administration de la République, dirigeaient des bureaux au ministère, les autres devenaient secrétaires d’ambassadeur, chefs de laboratoire dans les usines. Est-ce que, sur les chantiers du nouveau pont de la Lozère, Olive n’avait pas vu de ses yeux une jeune Parisienne de son âge qui commandait aux entrepreneurs ?

« Ma lignée à moi est donc trop lourde à soutenir ? » se demanda Olive.

Il ne s’agissait plus chez elle d’une mesquine dynastie de notaires ou de péagers de l’État. Douze cents ans durant, on avait pu conserver intacte dans sa famille la plus pure noblesse, laissant à d’autres le soin de besogner ; nul Charlemart n’avait jamais rendu à l’économie sociale d’autre service que celui des armes. Ainsi Olive demeurait-elle dans la tradition des siens quand elle s’en allait, le fusil à l’épaule, chercher la provende du lendemain. Elle avait, comme les Américains et les chevaliers du douzième siècle, la religion des armes. L’arme, épée ou arquebuse, pistolet ou fusil, c’était comme un membre surajouté à l’homme noble et prolongeant sa force : un signe de puissance, un serviteur chéri. Ainsi que le forgeron aime son marteau et le charpentier sa bonne scie, le noble aime son épée et Olive aimait son fusil.

Une Charlemart ne pouvait mettre le sang qui coulait si intact dans ses veines au service d’un maître, qu’il fût ministre, industriel ou savant. Pourtant ce sang bouillait en elle quand elle pensait aux luttes des autres jeunes filles.

Mille ans plus tôt elle se serait faite forgeron et eût martelé des épées pour gagner sa vie, Car il est des matières nobles dont le contact n’avilit pas. Mais les armes, aujourd’hui, sortent d’usines cyclopéennes et rien n’était plus éloigné d’Olive, ce personnage de tapisserie, que les chevaux électriques actionnant les marteaux-pilons pour emboutir l’acier, les moteurs mystérieux qui font tourner les fraiseuses pour décolleter les canons de fusil et les enclumes mécaniques pour fabriquer les baïonnettes en série.

Comme elle se rongeait en sa tour, un soir, au retour de la chasse, la fille de basse-cour vint lui dire qu’une dame demandait à être introduite, Olive, désœuvrée, n’eût eu garde de refuser une visite.

Entra dans la chambre en rotonde où l’eau gelait dans les cruches une jeune fille émerveillée qui levait un menton gracile pour apercevoir sous son petit chapeau la hauteur des plafonds. Elle portait une mallette noire à laquelle la nécessité de ses buts la ramena bientôt. Avant de s’asseoir comme Olive l’en priait, elle ouvrit cette malle et y plongea ses doigts d’où coulèrent aussitôt des ruisseaux de dentelles. Et en même temps, cette inconnue déclarait qu’elle voyageait pour une maison du Nord, que tous ces points différents étaient des échantillons et qu’elle venait prendre les commandes de mademoiselle de Charlemart.

Olive, renversant la tête en arrière, éclata de rire. Rentrant des marais, elle était encore en culotte de drap fauve avec un gilet de chasse tricoté.

— Ah ! mademoiselle, dit-elle, autant offrir vos fanfreluches à un maréchal de France. Pour lui comme pour moi, ce n’est plus la mode des dentelles.

Mais la déception de la jeune voyageuse de commerce la chagrina. Elle qui n’avait pas dans les poches de sa culotte cinquante francs pour acheter un mètre d’entre-deux, pouvait toujours recevoir royalement qui lui plaisait. Elle s’assit les jambes croisées, en mousquetaire, près de l’inconnue et la força, sans le lui avoir demandé, de raconter son histoire. Ainsi apprit-elle que c’était la fille d’un général tué à Verdun. Point bachelière, nullement scientifique, et n’ayant trouvé pour gagner sa vie que la représentation commerciale, elle visitait tous les châteaux de France, ayant déjà gagné sa petite auto qui la menait partout.

— Je vous admire, dit Olive.

— Il n’y a pas de quoi, répondit cette vaillante fille, puisque je n’ai pas été capable de vous placer une pièce de dentelle.

— C’est qu’il existe à cela des raisons profondes, dit Olive.

Au bout d’une heure, la voyageuse partait charmée.

Le lendemain matin, le duc vit Olive vêtue en femme, bas de soie et talons Louis XV, son corps précieux serré dans un étui de drap beige garni d’un ancien renard de la duchesse ; s’étant coupé en trois coups de ciseau, un chapeau dans son feutre de chasse ; sa bicyclette au flanc dont sa main gantée serrait le guidon.

— Je vais me promener, dit-elle.

Le vieux Charlemart, qui aimait regarder sa race dans Olive, avait pour cette fille directe de Charles Martel un respect galant qui l’empêchait de questionner dès qu’elle paraissait dissimuler ses intentions. Mais, ne s’étant dispersé dans aucune science ni obturé dans aucune étude concrète, il restait clairvoyant, et devina qu’Olive partait pour une expédition décisive.

Mademoiselle de Charlemart prit possession de sa bicyclette et, passé l’avenue de châtaigniers, se lança sur la route dont la lente chute s’achevait près de la rivière, héla le bac, tressaillit à voir fuir les canards sauvages au col plus long que la queue et qui paraissent voler en arrière. Elle traversa des marécages où elle dénombra les oiseaux à leur cri, des bourgades où sa roue épargna des canards domestiques, des rivières qui la sollicitaient pour la chasse au héron. Les bornes kilométriques fuyaient éperdument à son passage. Elle contourna des montagnes et en gravit d’autres. À la dernière, elle aperçut à l’horizon de longs cigares graciles qui fumaient parmi de noires brumes. C’était la cité industrielle des armes de Florac.

Le plus riche industriel de France, possesseur de ces usines, penchant sur son bureau un vaste front chargé de soucis, cherchait des mots croisés quand on le dérangea pour mettre sous ses yeux le papier où Olive, de sa haute écriture, avait tracé son nom. Ses beaux traits épanouis d’homme heureux, coiffés de cheveux blancs, passèrent de la colère à la stupeur. Il avait reçu maintes fois des présidents de la République ; quant aux ministres, C’était en chapelet ! Mais jamais un Charlemart ne s’était dérangé pour lui faire visite. Ces Mérovingiens qu’on n’avait jamais vus semblaient vivre dans leur château comme dans un musée. Ils appartenaient à la légende. Le constructeur aurait imaginé volontiers Olive dans une vitrine. Mais elle était là, derrière la porte. Et quand il eut commandé de l’introduire, il vit une belle fille habillée du même manteau que sa dactylographe.

Cet homme altier s’inclina aussi bas qu’il avait fait un jour devant Sa Majesté la reine d’Espagne. Il se rappela à propos que la demoiselle de Charlemart était chasseresse, et lui dit qu’il était confus qu’elle se fût dérangée, qu’elle n’aurait eu qu’à parler pour qu’une nuée de représentants allassent lui proposer les plus derniers modèles de fusils de chasse, embellis de perfectionnements saisissants.

Mais Olive, montrant ses dents de proie, rit largement, renversée en arrière, bien assise en sa race, femme à qui douze siècles ont fait des courbettes et que rien ne peut diminuer.

— Il s’agit bien d’acheter un fusil, monsieur, dit-elle à ce roturier. Mon père est totalement ruiné par l’entretien de Charlemart et je veux gagner ma vie. Je sais que vous employez des voyageurs pour placer les produits de votre manufacture. Je viens vous demander de me prendre. Je connais les armes, je les aime. L’acier me plaît plus que l’or, et j’ai l’œil assez bon quand il s’agit de viser. Je tire les canards au vol comme les autres femmes enfilent leurs aiguilles. Le plus vieux pistolet, le plus petit revolver ne peuvent m’être indifférents. Je suis née armurière. De tous les représentants que vous déléguez à travers la France, monsieur, pas un ne sait comme moi ce qu’est une arme. Je vous offre mes services.

Ce commerçant français n’avait pas coutume de bousculer les usages ni l’ordre établi. Sa raison chancelait. Il aurait fort bien vu mademoiselle de Charlemart se cachant dans sa tour pour de clandestins travaux de broderie où elle se fût perdu les yeux sans y gagner par mois le prix d’une paire de bottes. Mais il était trop vingtième siècle pour comprendre la barbare loyauté d’Olive annonçant au monde qu’elle devait gagner sa vie. Il fit un aveu exactement sincère :

— Une femme comme vous, mademoiselle… Je n’oserai jamais.

Olive dit :

— Puisque j’ose moi-même, vous pouvez oser aussi.

— Je pense, dit cet homme désemparé, que vous prendrez un faux nom ?

— Monsieur ! se récria Olive, je n’ai jamais menti.

— Avez-vous songé, mademoiselle, à ces petits armuriers de province qui ne sauront ni l’honneur que vous leur ferez, ni la considération qu’ils vous doivent ?

— C’est une chose que je me charge de leur apprendre.

— Le métier sera trop dur pour votre délicatesse.

— Les femmes, chez les Charlemart, sont rudes et de force à lutter contre de päles commis voyageurs. Je suis une paludière et une Mérovingienne.

— Et si quelque marchand malotru vous manquait…

— Voilà ce que je voudrais bien voir ! dit Olive.

Il y avait sur le réseau de l’Ouest-État une représentation vacante. Elle l’obtint ce jour même du grand maître de la manufacture, hésitant et tremblant, qui lui dit :

— Mademoiselle, je me sens commettre un sacrilège.

— Soyez-en absous, dit Olive. Au reste, fiez-vous-en aux Charlemart pour sauvegarder l’honneur héréditaire de leur nom.

Les sous-préfectures, les chefs-lieux de canton de l’Orne, de la Sarthe, de l’Eure-et-Loir, de la Mayenne connaissent tous le passage éclatant et fabuleux de cette grande jeune femme vêtue de cuir au volant de sa torpédo. Elle arrive enveloppée d’un nuage de poussière, freine brusquement sur la grande place, sur le boulevard Gambetta, enfin là où s’étalent, derrière la vitrine du coutelier, les nickels et les aciers des revolvers, et les canons de fusils, rangés comme des tuyaux d’orgue. Alors, elle bondit à terre, le genou droit comme Diane en marche, pose la main souverainement sur le bec-de-cane de la porte. Au fond de la boutique apparaît l’homme débonnaire qui détient les poudres, cartouches et engins meurtriers de toute la région.

La première déception passée pour lui, quand il a dû reconnaître dans cette visiteuse, au lieu de la cliente opulente, la représentante des manufactures de Florac, subjugué malgré tout devant mademoiselle de Charlemart, il se flatte de vivre là quelques minutes précieuses. On envoie le commis querir la malle d’échantillons gisant au fond de la torpédo. Et, dès qu’Olive a retrouvé ses fusils, se déroule aux yeux de l’armurier ébloui le tableau vivant de cette jeune fille épaulant vers une proie hypothétique, basculant l’arme à la force du poignet comme on désarticule le jarret d’un chevreuil, mettant à nu le chien intérieur, l’éjecteur, les ressorts à boudin, tous les viscères luisants et gras du fusil dernier modèle. Puis c’est le cantique à l’outil merveilleux qui se charge, se décharge instantanément, qui, par une sorte d’intelligence métallique, bloque de soi-même ses chiens percuteurs. Parfois il s’agit des pistolets de tir, des revolvers de poche, des carabines de dames. Olive s’assoit : elle rassemble les armes de petit calibre sur ses genoux et les caresse comme des animaux familiers.

Elle n’accomplit pas ce trafic défendu aux nobles : elle ne fait pas commerce. Une fois prononcé son éloge des armes, elle les remporte, pièces de son musée ambulant, au fond de sa voiture, et elle disparaît dans son nuage.

Jamais, cependant, que ce soit à Nogent-le-Rotrou ou à la Flèche, à Laigle ou à Château-Gon-tier, elle n’a quitté une boutique d’armes ou de couteaux qu’elle n’ait reçu quelque folle commande. Pas un armurier ne résiste à sa persuasion. C’est un pouvoir indiscernable qu’aucun voyageur de commerce n’a encore exercé sur eux. Ignorants du sang qui l’anime, ce nom de Charlemart ne leur disant rien, sans aucun prestige préconçu et l’imagination libre de toute pression, ils subissent en sa présence une domination singulière. Jamais la maison de Florac n’a vendu tant de fusils ni de cartouches dans l’Ouest. Si bien que le tant pour cent mensuel de cette petite-fille de Pépin d’Héristal atteignait au bout d’un an un tel chiffre, que la manufacture, effrayée, décida de le limiter par un fixe.

On lui en fit par lettre proposition. Cette fois, mademoiselle de Charlemart, tournant sa torpédo, traversa la France pour se rendre à Florac. Des appointements l’eussent humiliée, sentant leur maître. Autrement c’étaient ses bons fusils qui, chacun, la payait loyalement, dès qu’elle avait assuré leur sort. Sur une lettre, le directeur eût regimbé. Mais quand elle dicta en personne ses volontés : « Je conserverai mon tant pour cent ou je partirai », on répondit amen. C’était à prendre ou à laisser. Puis elle remonta vers la Beauce.

Elle eut vingt-sept ans, se hâla au vent des routes, embellit au soleil et à la liberté, sans fard, sans poudre, sans rouge, sans bleu, sans souci.

Elle envoyait une partie de ses gains à Bertrande. L’ancien sénateur de la Lozère gardait dans ce cas-là un silence mortel. Mais sa moustache désolée, qu’il lissait d’une main ivoirine, disait sa défaite : Vercingétorix vaincu par les temps nouveaux. — Qu’Olive alliât en elle avec tant de vitalité le passé millénaire et le plus moderne présent lui semblait une apostasie — encore que, secrètement, il vit assez bien son aïeule Brunhilde, en pareil cas, vendant des francisques aux guerriers d’Aquitaine.

Cependant on avait payé le boucher de Marvejols.

Un jour, dans un chef-lieu de canton de Neustrie, comme Olive venait de remonter au volant de sa voiture et tirait déjà sur Chartres en faisant du quatre-vingt-dix, un client de l’armurier, demeuré dans la boutique où flottait encore l’odeur féminine de la lavande, questionna le marchand.

— Qui est cette femme ?

Lui appartenait à ce genre de garçons nés tout entiers d’aujourd’hui, comme l’indique leur regard neuf et qui, posés sur le siècle sans fondations, ignorent même comment vécut le père de leur père. Il était habillé comme un riche jeune homme sportif, personnage de catalogue pour maisons anglaises, bas américains, culotte large, pull-over chatoyant, casquette de marque. C’était le fils du marchand de bois habitant le château sur la colline et vingt hectares de parc. Une famille éclose depuis la guerre.

Venu pour acheter des cartouches, il avait assisté à l’apparition d’Olive. Il avait vu son feutre en bataille forçant son lourd chignon, ses grands yeux rieurs et ses dents de proie ; son geste d’épauler, de faire ensuite basculer le fusil, d’en montrer l’intérieur. Il avait entendu sa voix de déesse chanter poétiquement l’arme vivante. Elle lui avait d’abord donné l’irrésistible envie de posséder ce fusil, et sur-le-champ, il en avait commandé deux au marchand. Maintenant il demeurait là, comme pour retenir un peu de la vision disparue.

— Oui, qui est-elle, cette femme ?

— La représentante de…

— J’entends. Mais de quel pays, de quelle époque arrive-t-elle ? On dirait une jeune fille d’il y a trente ans. Elle s’appelle ?

— De Charlemart.

— Je ne connais pas, dit le jeune homme.

— Cependant, dit le marchand, personne ne l’ignore dans la région, et les armuriers du Mans, qu’elle visite trois ou quatre fois la saison, lui ont donné un sobriquet ; ils disent : la Grande Mademoiselle.

— Très joli ! dit le fils du marchand de bois.

Et ce mot lui fit soudain entrevoir que l’extraordinaire jeune fille datait bien de dix fois trente ans.

— On l’imagine volontiers au canon de la Bastille.

Et il fut dévoré d’une curiosité plus incoercible.

— Ne savez-vous pas où elle s’en est allée ?

— À Chartres, dit le marchand.

— Au revoir ! dit le jeune homme.

Et il disparut comme un lunatique.

Une autre torpédo faisant du cent glissait maintenant, une demi-heure après la première, sur la route de Chartres ombragée d’ormeaux. Et ces deux voitures, y inscrivant un problème charmant, posaient aux petits écoliers qui passaient une question familière, pour peu qu’ils eussent appris à lire les bornes kilométriques : Dans combien de temps la seconde torpédo rencontrera-t-elle la première ?

En définitive, elles ne se rencontrèrent point. Olive de Charlemart volait sur le macadam et Jacques Bocquillon y creva vers la quinzième borne. Mais il fut assez habile, en achetant de la poudre chez le principal armurier de la ville, pour faire durer le marché jusqu’à l’arrivée de celle qui ne pouvait manquer de visiter la boutique.

Elle le regarda, stupéfaite de le retrouver. Le jeune Bocquillon rougit. C’était un brun, vif de peau, d’une figure géométrique et dessinée d’un pinceau net, les sourcils d’un seul trait et les cheveux descendant assez bas sur le front. Olive, qui, depuis le mariage manqué de Bertrande, traitait de haut les hommes, dit :

— Encore ici ?

— C’est, dit Jacques, que vous y êtes également.

— Je ne comprends pas, dit Olive.

— … Et que j’avais envie d’un pistolet de Florac, ajouta Jacques pour se justifier.

— Voici mes échantillons, dit Olive.

Il y en avait pour la poche, pour la police, pour l’armée. « En voici pour les noctambules, disait Olive en riant, et en voici pour les désespérés ou les vindicatifs. » Ses belles mains les ouvraient comme un écrin, montrant dans la crosse le magasin de cinq, de huit cartouches superposées.

— Et une détente si douce ! ajoutait-elle.

— Comme vous aimez les armes ! dit ce garçon étonné.

— Mais vous aussi, je pense, dit Olive.

Alors il avoua que c’était sa passion, sa curiosité, son seul objet d’envie. Il aurait souhaité d’être Mexicain pour porter qualorze pistolets à sa ceinture. La rondeur d’un canon d’acier lui paraissait le terme de la beauté.

— Moi, disait Olive, j’adore le tonnerre de l’éclatement.

Avec mille précautions l’armurier entourait de silence cette conversation : il aurait voulu qu’elle durât toujours, qu’un haut-parleur la diffusât, que tous ses clients l’entendissent.

Pour Olive, ni romanesque, ni sentimentale, elle ne pouvait s’empêcher de penser :

« Si je m’étais mariée, j’aurais aimé que mon mari parlât ainsi. »

Mais il n’est ici-bas rien de durable. Olive, ayant reçu du marchand la plus magnifique commande, dut ranger ses armes et partir. Il semblait que ce fût avec une pointe de regret. Le jeune Bocquillon le crut du moins. Il était fou de la Grande Mademoiselle. Elle lui dit « adieu » à la mode du Midi.

— Adieu ? s’écria-t-il. Ne devons-nous point nous revoir ?

— Pourquoi nous revoir ? questionna Olive ingénue.

— Parce que, dit Bocquillon à voix basse, je ne pourrais plus vivre si je ne vous revoyais pas.

Les seigneurs que mademoiselle de Charlemart recevait en son château usaient peu de ce ton. Plus d’un en aurait peut-être eu l’envie, car Olive ravissait son monde. Mais eussent-ils même résolu de l’épouser pauvre, qu’ils eussent imposé à leur conquête les délais convenables. De surprise, Olive rit de nouveau.

— Je n’ai nulle envie de vous tuer, lui dit-elle. Mais il faut que je parte vers d’autres villes. Ainsi le veut mon métier.

— Ce métier n’est pas fait pour vous, dit Bocquillon.

— Un métier dont la matière est noble ne déshonore pas un noble.

— Vous ne devriez pas travailler.

— Aucun travail n’est vil et je trouve de l’honneur au mien.

Ils avaient gagné la bordure du trottoir où les deux autos voisinaient, et Olive parlait, la main déjà sur le bec-de-cane de la portière.

— Accordez-moi au moins la grâce de venir chasser dimanche chez mes parents.

Comme il ne s’agissait pas d’un jour ouvrable et que ce jeune homme sans détour, sans habileté, sans patience, sans résignation, lui plaisait, pas autant néanmoins que la chasse même, elle accepta. Il fixa le rendez-vous au château des Bocquillon, et elle donna sa promesse loyale d’y être à l’heure dite.

Monsieur et madame Bocquillon l’attendaient au perron d’une habitation bâtie à la diable vers 1880. On n’y avait jamais vu d’autre marquise que ce globe de verre et de fonte qui abritait présentement, comme un sujet de vitrine, ce Philémon haut en couleur et cette Baucis plantureuse. C’était la première fois qu’on attendait Olive au degré d’un perron, au seuil d’une maison. Aucun armurier n’avait fait cela pour elle. Comme une déesse en visite chez des mortels affectueux et dévoués, qui sent s’amollir en elle les empois et les rigueurs de l’Olympe, Olive s’émut. Elle serra la main rugueuse du bücheron riche et celle de la bûcheronne en taffetas bleu qui lui faisaient compliment sur son costume de chasseresse. Elle s’abandonna à la douceur de leur piété et de leurs louanges, à l’empressement du jeune Bocquillon, à la chère variée et inattendue du repas, au plaisir de flatter et de monter Arly, le pur sang qu’on lui amena tout sellé. Monsieur remarqua avec finesse que la robe du cheval était du même brun que la culotte d’Olive. Impatient, Jacques avait déjà enfourché la mère blanche et encore fine de ce beau cheval. Les chiens jappaient pour l’invitation au départ. Ils disparurent au trot sous la futaie.

Olive s’occupait à vaincre sa langueur heureuse. Manque d’habitude, elle se méfiait de ces journées trop faciles où l’on se meut sans effort. Ils allaient en silence, sous les sapins, retenant la bride.

Une buse décolla d’une cime avec un cri horrible. Olive, la bride au poignet, saisit son arme, tira au vol comme elle en avait coutume. Mais la buse ne tomba point, il n’y eut qu’une nuée d’oiseaux qui s’envole avec des pépiements de terreur. Olive, mortifiée, sentit toute sa joie s’étendre.

— Vous m’avez porté malheur, dit-elle à son compagnon.

Il se rapprocha d’elle.

— Non, ce n’est pas du malheur que je vous apporte. Toute ma vie sera consacrée à vous rendre heureuse si vous voulez bien être ma femme.

La Grande Mademoiselle, d’une crispation sur la bride, fit de tels ravages dans la bouche de son cheval qu’il faillit la jeter par terre. Mais elle le maintint immobile devant le jeune Bocquillon qui, lui aussi, s’était arrêté, et elle dit :

— Voyons, monsieur, ce n’est pas sérieux !

— Depuis trois jours j’ai tout appris de vous, dit-il avec cette grandeur de tout homme qui se défend. Nous ne sommes plus au temps des Croisades, et le téléphone va plus vite qu’un écuyer. Je sais à quelle ancienne famille vous appartenez et je vois ainsi qu’un Bocquillon n’a pas les yeux trop mal faits, car j’avais vu du premier abord que vous n’étiez pas d’une race qu’on hante tous les jours ; la ligne de votre ascendance est incroyable. Elle remonte, je crois, à Charlemagne…

— Charles Martel ! rectifia Olive. Charlemagne n’était qu’un cousin.

Jacques Bocquillon écarta de la main la futilité de cette interruption et continua :

— Votre sang a voyagé ainsi depuis les Mérovingiens jusqu’à nos jours où il débarque en pleine démocratie. Une nouvelle noblesse s’est créée : celle de l’intelligence sous toutes ses formes. Il n’y a plus de place, aujourd’hui, pour ceux qui vivent encore sur l’honneur des aïeux. Bouillant d’un sang que des siècles de sélection ont entretenu vif, mais dont la valeur est aujourd’hui sans objet, ils sont condamnés à disparaître, à se fondre dans la masse, et à fonder ainsi une aristocratie nouvelle et pratique.

— Monsieur, dit Olive offensée, et dont la hauteur fléchit, et qui eut des larmes dans les yeux, vous ne m’auriez pas demandée en mariage si j’étais demeurée au château de mes aïeux au lieu de devenir commis voyageur.

Et sa tête pencha tristement vers le pommeau de la selle.

— Je vous aurais aimée partout où je vous aurais rencontrée.

— Vous auriez mieux compris à Charlemart l’impossibilité… Mais que n’ose-t-on pas auprès d’une fille qui travaille.

— Ma demande, alors, est une injure ?

— Je ne puis épouser qu’un noble.

— Mais je ne suis pas un garçon vil. Mes parents se sont enrichis dans un commerce honnête. J’ai été élevé dans une école choisie où mes condisciples, que de plus nombreuses générations opulentes avaient dotés de plus de raffinements, mont appris à tenir mon couteau comme un stylographe et ma pochette de soie comme un chiffon. Mais ils n’ont pas refusé de m’admettre dans leur élite. J’ai ma licence de lettres et J’adore l’esthétique des sports. J’ai le culte des femmes. Je ne suis pas un saint, mais je hais mes défauts et voudrais être mieux que je ne suis. Et, tenez, j’oubliais… J’ai fait aussi la guerre. On n’y pense plus, c’est positif. Sept citations, quatre blessures. Ah ! j’aurais dû commencer par ceci : la Légion d’honneur…

Le pur sang d’Olive dansait sur place d’impatience, ses yeux de jais hors de l’orbite et ses sabots glissant sur les aiguilles de sapins. Elle avait peine à le retenir, fumant des naseaux, le col cabré comme une licorne. Toute autre qu’elle, il l’eût emportée de colère à travers les taillis. Olive était tout excusée de ne pas répondre au jeune Bocquillon, occupée qu’elle était à maîtriser sa bête. On ne voyait pas sa figure abaissée. Cependant elle murmura :

— Je suis loin de vous mépriser…

Les oiseaux s’étaient calmés et il régnait cette paix des beaux dimanches dans le bois. Le jeune homme rapprocha sa douce jument du frémissant poitrail d’Arly, le pur sang. En se penchant légèrement sur l’encolure, il vit que la Grande Mademoiselle avait le visage d’une morte. Ce fut le plus grand orgueil de sa vie d’homme. Il l’entendit ajouter encore au triomphe qu’elle lui donnait en disant à mi-voix :

— Nos goûts sont les mêmes et vous valez mieux que moi…

Et puis, sa masculine apothéose s’anéantit. Olive, serrant les flancs d’Arly pour l’immobiliser, déclara fermement :

— Mais il n’est pas possible que je m’appelle un jour madame Bocquillon.

— Une femme comme vous ne consulte qu’elle-même.

— Une femme comme moi, répondit Olive de Charlemart, ne consulte que sa race. Nous ne vivons pas, nous autres, des vies particulières ; l’individu ne compte pas chez nous. Le seul but y est de servir la dynastie, de l’amener intacte le plus avant possible dans le temps. Nous sommes les témoins du passé, des reliques, un musée vivant. Nous sommes le Louvre et nous sommes la Sainte-Chapelle. Nous sommes les cathédrales et nous sommes la Bibliothèque nationale avec ses archives. Nous sommes l’histoire de France, monsieur. On a dit : des fossiles. C’est vrai. Mais, s’il survivait en nos jours un ichthyosaure, est-ce qu’on le croiserait avec une baleine pour rajeunir l’espèce qui s’éteint ? Non, n’est-ce pas ? Alors, défense aux Charlemart de s’allier avec qui n’a pas en lui un sang historique. La démocratie n’a rien à craindre de nous. Nous ne sommes que de trop rares échantillons et nous la servons plus qu’elle ne s’en aperçoit. C’est à elle, la France d’aujourd’hui, que nous offrons notre antiquité, notre intégrité, notre témoignage, comme on donne des livres qui traitent de l’histoire aux petits enfants des écoles. C’est la démocratie qui se repaît avec le plus de curiosité de nos châteaux, de nos vies, et des souvenirs éclatants que nous représentons. Mais que deviendrions-nous à ses yeux si nous mêlions notre sang à celui de la masse ? Quel vide dans ses rêves inconscients s’il n’y avait plus de noms inaccessibles, de familles millénaires, de princesses de légende ! Oubliez-moi, monsieur Bocquillon. En me séparant de vous — avec un peu de chagrin, je l’avoue, — je garde au peuple le sens de son antiquité nationale et je lui crée une lignée idéale. Il continuera de dire, : La patrie existe bien, puisque les colonnes sur quoi elle repose, nous en pouvons toucher de nos mains les pierres effritées…

Jacques Bocquillon retourna sa jument vers le sentier à gauche et dit d’une voix cassée :

— J’ai compris, mademoiselle. Pardonnez-moi. Ma roture épaisse m’avait aveuglé. Comme je le ressens à cette heure ! J’éprouve un grand dégoût de moi-même. Voulez-vous que je vous escorte jusqu’à votre voiture ?

— Non pas, dit Olive ; j’ai trop d’amitié pour vous désormais, et trop d’estime. Je ne puis vous quitter si vite. Nous allons chasser jusqu’à ce soir, et je ne partirai qu’au crépuscule.

Et les oiseaux perchés dans les arbres les virent passer à l’amble, avec leurs habits couleur de châtaigne, entre les fûts roses des sapins, comme dans les tapisseries.

Mademoiselle de Charlemart n’oublia pas de si tôt le jeune Bocquillon :

Il était devenu le signe de la décadence où l’avait entraînée malgré elle le métier qu’elle professait si fièrement. Le premier venu se sentait aujourd’hui son pareil. Elle en était à regarder le Destin du même œil narquois que son père.

Elle ne pénétrait plus dans les boutiques d’armes avec l’allant d’une jeune sportive qui joue grand jeu, mais en éprouvant au plus sensible d’elle-même une pointe d’humiliation.

En d’autres jours, à l’heure où, sa torpédo garée, elle venait s’asseoir aux tables d’hôte fleuries artificiellement, parmi des confrères bavards, ignorant, lorsqu’ils lui passaient cordialement le sel ou la carafe, qu’elle était l’héroïne d’une sorte de tragédie grecque ; et elle pensait à sa solitude. Elle enviait une naissance commune qui permet aux filles d’aimer qui leur plaît. Sa foi connaissait aussi des doutes.

Il lui arrivait de se poser des questions abominables :

« Et si Charles Martel n’avait jamais existé !… Et si entre le neuvième et le douzième siècle période obscure, il y avait eu solution de continuité dans ma lignée ? Avec les Croisades, on ne sait jamais ! Et les usurpations possibles ? »

Une fois dans sa chambre d’auberge, devant l’édredon d’andrinople rouge sous lequel avaient dormi des rouliers et des maquignons, elle songeait à ses aïeules qui voyageaient en deux carrosses, le second portant la literie et les tapis personnels avec la garde-robe. Sa hauteur croulait. Assise dans un fauteuil Voltaire crevé par les valises des hôtes de passage, le front entre les mains, elle se rappelait combien Jacques était un bon garçon.

Parfois la neige tombait silencieusement sur le village beauceron, et elle se demandait si elle pourrait rouler le lendemain.

Dans ces cas-là elle décidait de rentrer à Charlemart où, dès qu’elle avait touché les dalles foulées par les ancêtres, sa vaillance renaissait.

Elle y arriva un soir, bottée comme un Charlemart du quinzième siècle tout chargé de la rançon des villes ou des otages. Son portefeuille, à elle aussi, se gonflait de billets de banque républicains, car elle avait passé par Florac pour y recevoir deux ou trois mensualités. Elle décida là-dessus des réformes au cœur du château. À sa sœur Bertrande elle offrit une chambrière sous les traits d’une petite « maid » en robe courte et à tablier brodé, avec un soupçon de bonnet sur ses ondulations permanentes, qui remplaça la fille de basse-cour. Des tonnes de charbon furent commandées pour rétablir dans Charlemart le chauffage central. Ayant visité les écuries, vides maintenant et lézardées comme si le sol avait bougé, elle fit venir le maître maçon et s’en fut choisir elle-même une poulinière à la foire de Marvejols, afin que son père pût encore dans ses vieux jours monter à cheval.

— Ma chère Olive, dit le duc de son air éternel de persifler en bravant les circonstances, tu te sacrifies pour nous. Ce n’est pas juste. Je n’ai jamais estimé beaucoup le vieil Œdipe qui vendit en somme sa fille au Destin. La postérité m’eût peut-être un jour loué d’avoir pris ta place en m’étant fait commis voyageur moi-même. Et, également Œdipe s’il s’était résigné à marier Antigone et à se contenter pour lui-même d’un chien d’aveugle comme tout le monde.

— Taisez-vous, père, dit Olive. Un mâle dans notre famille ne peut descendre jusqu’à accomplir ce qu’une fille fait sans conséquences. L’essentiel pour moi, c’est que mon neveu Charles, que les de Pancé n’enrichirent guère, trouve un jour Charlemart en bon état.

— Cette vie est rude à ta délicatesse.

— Détrompez-vous. J’ai, comme les femmes d’aujourd’hui, les muscles forts et la volonté bandée de la pré-chevalerie. Ces institutions du douzième siècle, en définitive, ont eu surtout pour résultat d’amollir les femmes. Il leur a fallu huit cents ans pour en revenir au genre Frédégonde ou Brunehaut. Je vous ai dit souvent que j’étais une Mérovingienne.

— Tu ennoblis, Olive, tout ce que touchent tes mains ou ta parole…

Il advint que le plus riche industriel de France, chef des usines de Florac, émerveillé des succès que mademoiselle de Charlemart avait valus à ses armes sur le réseau de l’Ouest, lui demanda un entretien. Il lui disait qu’elle en fixerait le temps et le lieu et qu’il se rendrait là où elle daignerait le recevoir.

Olive choisit une ville Renaissance, fortifiée de boulevards éminents et de douves profondes, ornée d’un donjon trapu, embellie de tours du seizième et de maisons à colombages, qui est Verneuil-sur-Avre, ainsi nommée de ce que l’Avre n’y coule pas. Elle situa le rendez-vous à l’hôtel du Saumon, sur la place à pignons pointus de l’église. Elle était si exacte que leurs deux voitures, arrivant ensemble en sens opposés, purent se saluer devant la porte.

Le grand industriel n’avait jamais perdu de vue, à travers l’emploi modeste, la personne précieuse d’Olive ni la révérence qui lui était due. Il l’aida, de son poing levé, à descendre et la conduisit au salon de l’hôtel où, sous des palmiers en papier vert, il lui exposa sa requête.

La représentation des armes de Florac au travers de la Beauce et du Perche, où des boutiquiers de peu alliaient au noble commerce des engins de chasse celui des engins de pêche, des ciseaux à broder, des dés à coudre ou des souricières, lui semblait indigne de mademoiselle de Charlemart. Il fallait à sa personnalité un cadre mieux assorti, à son activité des buts plus excitants. Une seule place pouvait servir de théâtre à son zèle : celle de Paris. C’est là qu’elle devrait désormais circonscrire ses démarches. Elle pourrait y posséder son appartement dans un quartier noble, renoncer à ses voyages, régner sur les plus grands magasins de l’Europe, y faire reconnaître son rang et en exiger les hommages correspondants.

Olive lisait dans l’intelligence de son patron habile ce que, au surplus, il espérait tirer en profits de son activité sur les marchés de fusils dans la capitale. Elle se savait capable de vendre tous les pistolets de luxe, toutes les armes de chasse qu’elle voudrait à Paris, d’obtenir l’oreille du ministre de la Guerre et de jongler avec les mitrailleuses mêmes.

Elle réfléchit une minute et répondit avec une grande et simple sincérité :

— Je refuse. Je ne connais point Paris où de ma vie Je n’ai mis le pied. Je m’y perdrais.

— Une Charlemart à Paris est chez elle, dit le manufacturier de Florac.

Olive repartit :

— L’Opéra, les grands concerts, l’illumination nocturne, les festons électriques, les hordes d’automobiles lancées à l’assaut comme un troupeau de buffles, les établissements de crédit, les boulevards internationaux ? Non, merci. Je n’imagine que trop cette confusion. J’aime mieux garder mon rêve du Paris des Maires du Palais, grand comme Marvejols, où des bœufs traînaient la litière du roi. Qu’on ne brise pas mes visions de verre…

Et le plus riche industriel de France dut partir sans l’avoir fléchie.

Olive recommença de parcourir sa Neustrie. Elle agrandit son rayon, mordit sur la Normandie, grignota la Bretagne. L’hiver, la pluie ruisselait sur son pardessus de cuir fauve ; l’été, le soleil dorait ses bras de Diane chasseresse arqués au volant. Elle avait noué avec de vieux armuriers de Redon ou de Laigle des amitiés charmantes. Quand la maison de Florac avait créé un nouveau fusil, ils connaissaient ensemble, dans la boutique, à ouvrir l’arme, à en démonter les pièces détachées, des heures incomparables de dévots amateurs. Olive était pour eux une reine de passage qu’ils attendaient pendant des mois anxieux.

Elle devint la légende de l’Ouest. À chaque saison, dans les sous-préfectures, les gens se demandaient :

— Avez-vous aperçu la Grande Mademoiselle ? Elle a passé l’autre jour place Gambetta.

Les châtelains, les automobilistes en étaient à souhaiter qu’elle crevât sur la route pour avoir à la secourir, à lui tourner son cric, à lui passer la roue, surtout à lui parler. Mais, d’ordinaire, Olive opérait seule, sous un ormeau, souple et acrobatique comme une mécanicienne.

Un matin qu’elle procédait à cette réparation, tournant sa manivelle avec autant de grâce que Marguerite son rouet, passa pourtant une conduite intérieure, une quarante-chevaux, une mille-reflets. La voiture stoppa. Quelqu’un ressemblant au duc jusqu’au monocle, avec vingt ans de moins peut-être, la lèvre rasée, une cinquantaine alerte enfin, en sauta, chapeau bas.

— Mademoiselle de Fontaygue de Charlemart, je suppose ?

— Elle-même, monsieur.

— Ici, le comte de Kerpol.

— Les de Kerpol de Locronan ? interrogea Olive encore agenouillée.

— Ceux qui hébergèrent saint Renan à son arrivée en Cornouaille, exactement, mademoiselle.

— Les de Pancé m’ont raconté votre légende, dit Olive.

Et se relevant, elle lui tendit la main avec une sorte de commodité, d’aisance, de facilité, comme pour atteindre une rose à sa hauteur, un objet d’étagère à son niveau. C’était bien en effet la première fois qu’elle rencontrât quelqu’un qui eût autant de quartiers de noblesse qu’elle-même.

— C’est un clou ? demanda M. de Kerpol.

— Non, dit Olive, c’est une pierre.

Le comte enfila ses gants et s’empara de la manivelle.

— Je vous en prie ! dit Olive.

— Je vous en prie ! dit M. de Kerpol.

La torpédo s’élevait du sol comme le char enchanté d’un conte persan. Olive apportait la roue comme une couronne pour l’apothéose.

— Je ne permettrai pas, dit M. de Kerpol.

La roue posée, Olive questionna M. de Kerpol. Elle voulait savoir comment il avait pu la reconnaître.

— C’est que, dit le comte, vous êtes célèbre dans ces régions.

Ils ôtèrent leurs gants pour les adieux. Le comte baisa la main d’Olive. Jamais le parfum de la motricine ne lui avait paru si enivrant. Puis chacun poursuivit sa route.

Peu après ce jour commencèrent les grandes pluies de l’automne et les ouragans chargés de dépouiller les arbres. Olive aimait tendre ses joues sans fard à la tempête. Les aquilons fouettaient son sang sauvage avec d’autant plus d’énergie qu’elle se lançait dans leur tourbillon en faisant de la vitesse. Et laissant derrière elle à la course les nues échevelées de novembre, elle se croyait la divinité des cyclones, plus libre qu’une déesse, déchaînée comme le vent.

Chaque matin la laissait maîtresse de mettre le cap à sa fantaisie. Chaque soir lui offrait le retour à quelque gîte nouveau, exempt de l’attente et des reproches de qui que ce fût. Son autonomie était parfaite. Mais l’on ne pouvait nier que les fusils échantillons qui dormaient derrière elle, au fond de la voiture, ne lui tinssent affectueusement compagnie. Quand c’était son caprice et que telle auberge de la vieille France lui plaisait dans le Maine ou dans le Bocage normand, elle faisait allumer un grand feu dans sa chambre et lisait quelque revue de chasse achetée au Mans, à Rennes ; ou rédigeait ses commandes à Florac. Au dehors, la neige tombait.

S’étant une fois attardée sans utilité sur les bords de la Vilaine qui lui rappelaient Charlemart, elle dut revenir exprès à Angers où son courrier l’attendait depuis trois jours à la poste restante. Elle y trouva cette dépêche de son père :

« Ma chère Olive, reviens promptement pour une affaire qui te concerne. »

Elle pesta, tant sa liberté lui était chère et tant elle avait accoutumé de ne vivre qu’à sa guise :

« Mon père ne pouvait-il donc me laisser tranquille ! »

Mais elle n’avait pas plutôt tourné sa torpédo vers le sud que Charlemart lui sembla tout à coup un séjour douillet et désirable.

Trois jours plus tard pénètre Olive, toute de cuir vêtue, dans l’ancien appartement d’Athis de Fontaygue, converti par le duc en cabinet de travail. Le père embrasse ces joues mordues par le froid, dures et lisses comme un fruit d’hiver. Il complimente Olive sur sa mine. Elle ôte son casque où ses longs cheveux étouffent, s’assoit, sous la lettre de Henri IV, entre les pattes torses d’une table mitraillée par les vers et, sans perdre de temps :

— Voyons, père, que se passe-t-il ?

— Que le comte de Kerpol, ma chère Olive, te demande en mariage. Il m’a écrit une lettre d’une correction exemplaire, à laquelle…

— Et voilà pourquoi vous m’avez dérangée ?

— Le jeu en valait la chandelle.

— Et que n’a-t-il, ce vieux héron, traité l’affaire à l’amiable pendant qu’il boulonnait la roue de mon auto !

— Hein ? questionne le duc.

— Il ne me connaît que pour avoir « réparé » avec moi sur la route de Rennes. Sept à huit minutes environ, et je ne l’ai plus revu. Il eût pu, avec trois minutes de plus, m’éviter ce voyage.

— Ma chère Olive, je pense que depuis que te voilà dans le commerce, tu refuses beaucoup de crédit aux convenances. Un gentilhomme te devait de me demander ta main.

Olive penche la tête. Elle revoit le jeune Bocquillon qui n’était pas né, badinait avec la civilité, déclarait son amour sur la margelle d’un trottoir et que, pourtant, au bout de deux années, elle croit avoir quitté hier, tandis que le vieux Kerpol, en un mois, s’est totalement évadé de sa mémoire.

Cependant elle écoute en même temps son père.

— Les de Kerpol, ma chère Olive, sont sortis de la Table Ronde ; leur souche est enfoncée dans la légende. Ils n’ont d’autres annales qu’une tradition poétique. C’est un de Kerpol qui, lors des Croisades, ayant été pris par les Sarrasins, arriva un beau jour de Terre Sainte en pleine cour du château sur les ailes d’un goéland. C’en est un autre qui força le diable, par supercherie, à bâtir en une nuit Kerpol, qui reste encore intact aujourd’hui et paraît en effet trop merveilleux pour être l’œuvre des maçons humains. C’est une dame de Kerpol qui, pendant le séjour du comte à Versailles, enferma dans un réduit du château un seigneur de la Cour, coupable d’avoir gagé contre le mari qu’il viendrait à bout de la séduire. Les de Kerpol montrent encore le guichet par lequel cette fière Bretonne venait le narguer en lui passant des plats de bouillie au blé noir. Ils possèdent la plus belle galerie de portraits qui soit : leur château de granit sculpté par Satan paraît dans son neuf. Ils ont dù drainer à eux toutes les dots de Bretagne, car on leur attribue une solide fortune. Le comte est veuf avec quelques filles. Aucun de ses fils n’est rentré de la guerre. Il a un neveu de huit ans auquel Kerpol passera.

— Je me sens très honorée d’être choisie pour perpétuer une telle lignée, dit Olive, mais je n’épouserai pas ce vieux monsieur.

— On est encore jeune à cinquante ans, dit avec mélancolie le duc septuagénaire. Et l’alliance serait éclatante pour les Charlemart. Les Kerpol et nous représentons les deux plus anciennes noblesses de la France.

La Grande Mademoiselle change de visage. Son pardessus de cuir ôté, en tailleur de drap brun à présent, habillée à Laval ou à Redon de robes quelconques auxquelles sa prestance et sa perfection de formes donnent une belle ligne, elle considère ses bottes avec anxiété, voyant, au lieu de l’entrelacs du cordon croisé le long des petits crocs de cuivre, la majesté de sa famille qui requiert peut-être d’elle un nouvel holocauste.

— Je réfléchirai, c’est entendu, prononce-t-elle.

— Ma chère Olive, reprend le duc, dès cette concession, tu vas pouvoir méditer avec l’intéressé lui-même, car monsieur de Kerpol est mon hôte depuis dimanche et c’est sur sa supplication que je t’ai fait venir.

— Quel guet-apens ! murmura la triste Olive.

Sur un coup de sonnette, M. de Kerpol avait été introduit. Mademoiselle de Charlemart le vit entrer dans le costume d’un homme chez lui, en veston d’intérieur, fleurant encore la cigarette jetée, les maxillaires rafraichis au rasoir, mais agités d’un petit tremblement, les yeux embellis par l’émoi, quoique fripés et sur leur déclin ; en somme, avantagé par le pathétique de l’heure et dans cette attitude qu’une femme sans cruauté, comme Olive, ne traite pas durement. Le plus touchant fut qu’il lui baisa la main sans pouvoir proférer un mot. Il était de ces Bretons dépourvus d’éloquence pour qui les grands orages de l’âme n’ont pas de traduction possible.

— Nos routes ne sont pas fameuses, n’est-ce pas, monsieur ? dit Olive jovialement, pour échapper à un tour plus sentimental de la conversation.

— Elles sont longues, surtout ! dit le comte dans un bleu sourire de vieux Breton qui éclaira soudain sa figure sèche.

Et pendant qu’ils parlaient automobile, Olive réfléchissait (car une femme a le privilège de penser en même temps à deux objets opposés) que ses trois petits gaillards de neveux assureraient eux-mêmes l’honneur héréditaire de Charlemart et qu’elle servait suffisamment la race en leur ménageant, par l’argent qu’elle gagnait, une demeure consolidée et des réserves appréciables. La question ainsi tranchée, elle respira et se découvrit de la sympathie pour ce monsieur ému, que la religion de sa maison ne lui commandait plus d’épouser. Elle lui trouva des yeux rêveurs, la main encore lisse et un léger accent, d’une dureté celtique, agréable à l’oreille. L’entretien lui parut bientôt charmant ; il répondait au verbe haut d’Olive par un chuchotement qui allait s’assourdissant. Mais il en vint — pour son malheur — à parler des vicissitudes de l’existence et des épreuves d’Olive :

— Il m’est doux de penser, disait-il, que bientôt, dans un appartement tiède de ce Kerpol tout tapissé d’un géranium-lierre dont le rose se fond divinement dans ce gris nuancé du granit, vous vous reposerez enfin d’un métier qui offense toutes les hauteurs de votre incomparable aristocratie. Vous ne connaîtrez plus les affreuses chambres d’auberge, les départs précipités dans le petit matin, les intempéries hostiles à vos délicatesses, violences du vent, rages de la pluie, brûlures du soleil. Et ces effroyables courses dans les nuits sans lune, avec les pièges des ténèbres, les traquenards du brouillard répandu sur les bois. Cette sorte de désordre d’une vie sans habitudes, le dérèglement qui vous tire pour les besoins d’un vil commerce aux quatre points cardinaux feront place à une ordonnance digne de vous. On ne vous verra plus franchir le seuil odieux de ces boutiques où chaque ville vous réservait l’injure d’une déchéance. Je veux vous offrir des jours nouveaux où vous ne recevrez que des hommages. Et, dans la belle saison, il nous sera loisible d’accomplir souvent une promenade tranquille où je vous éviterai jusqu’au souci du volant. Nulle préoccupation n’effleurera jamais votre esprit ; nulle obligation ne vous sera proposée. Je veux réparer par la plus douce mollesse de vie les torts abominables que le Destin eut envers vous. Vous jouerez de l’oisiveté comme d’un sport nouveau.

— Assez, dit Olive, assez, je vous en prie !

M. de Kerpol, interdit à ce résultat de ses tendres discours, la vit, toute crispée, se lever en prononçant vertement :

— Vous me faites, monsieur, l’effet dant tortionnaire qui englue sa victime de peur qu’elle ne lui échappe.

Puis, adoucie par l’expression de malheur immense qui se marquait dans les yeux bleus du comte :

— Je ne suis pas la femme que vous croyez. Ma vertu n’a pas été si grande que de me faire accepter, dans le métier que j’ai pris, des habitudes contraires à mes goûts. Cette vie, monsieur, à laquelle vous voulez m’ôter, vous venez de me faire ressentir à quel point elle m’est chère et indispensable. Elle est la liberté ! monsieur. Quand une Charlemart comme moi y a goûté, dites-vous qu’elle est perdue pour les châteaux, les salons, l’oisiveté. La pluie est ma compagne ; le soleil, mon roi. Sur les routes, avec ma torpédo, je suis une dominatrice. Tout me cède, et je possède l’espace. Je vois le grand poème de la nature. De plus, j’ai lié amitié avec nombre de ces boutiquiers qui, à votre sens, me font l’injure d’une déchéance quand je passe leur seuil. Chacun de leurs sourires, au contraire, est un hommage à ma famille. D’ailleurs, rien ne pourrait me séparer de mes fusils. Vous en êtes encore, monsieur de Kerpol, à la chevalerie. Mais moi, avec les femmes de mon époque, je remonte plus haut, à ce temps où la compagne de l’homme n était pas une idole enfermée par lui dans le sanctuaire et dédommagée par des génuflexions, mais un être aux narines plus friandes d’air libre que d’encens. Je suis une Mérovingienne et je ne puis pas, à la prière du plus chevaleresque des aristocrates, hélas ! devenir la prisonnière adulée du château de Kerpol. Épousez ma sœur Bertrande, monsieur ; elle a plus besoin que moi de votre générosité, de votre compassion. Moi, j’ai trouvé ma voie. Je reste commis voyageur.

Olive a fait comme elle disait à M. de Kerpol. Après lui avoir placé Bertrande avec cet art consommé de l’influence et de la persuasion qu’elle avait acquis chez les armuriers de l’Ouest, elle a repris, dès le mariage béni, la représentation commerciale sur les routes de Neustrie.

Telle est l’histoire d’Olive de Fontaygue de Charlemart, la Grande Mademoiselle des temps nouveaux, dont, lors de vos villégiatures en Bretagne ou en Beauce, vous croiserez peut-être, d’aventure, la torpédo vertigineuse. Vous la reconnaîtrez à sa folle allure, à ses bras brunis au volant, à son feutre en bataille sous lequel voltigent

aujourd’hui quelques mèches grises.

V.-V. OU SANCTA SANCTIS

Sœur Rosalie était pour les malades pauvres soignés à domicile.

Cinquante ans, une sérénité à la Philippe de Champagne, des yeux d’orante, un brin de moustache, des lèvres prêtes pour le baiser au lépreux sous son grand oiseau blanc aux ailes empesées. On ne voyait qu’elle dans le sixième arrondissement, de la rue Vavin à la rue du Vieux-Colombier, purifiant le trottoir de ses souliers plats, traînant au bras son grand panier noir chargé de ventouses et de clystères.

Tous les médecins du quartier, tous les pharmaciens la connaissaient, tous les bouchers et les épiciers qu’elle rançonnait, tous les appartements riches qu’elle taxait — percepteur de Dieu près de qui ceux de la République semblaient discrets. On parlait d’elle dans les salons. Ces messieurs de la conférence Saint-Vincent de Paul, dont le président était le bon M. Février, ne niaient pas qu’elle eût guéri miraculeusement des malades. Des journalistes l’avaient interviewée. Son portrait avait paru dans le Matin. Souvent, en son couvent où elle vivait avec cinq religieuses anodines, des visites venaient contrarier sa passion, retarder ses rendez-vous avec les cancers, les lupus, avec les tuberculoses du quartier. Elle était alors sur les charbons, recevait les gens comme une femme du monde qui sait qu’un homme, pendant ce temps, se meurt de l’attendre. Mais, pour sœur Rosalie, ils étaient vingt, ils étaient trente. Et ceux-là aussi attendaient le passage de l’amour.

Un après-midi, le panier déjà au bras où brinqueballaient sa seringue de Pravaz, ses thermomètres, une verroterie barbare, elle allait franchir le seuil du couvent quand se trouva devant elle une jeune dame en peau de panthère, des souliers beiges constellés de perles, la bouche écarlate, les yeux un peu violets, qui lui parut une princesse bien jolie. Sa voiture, devant la porte, bouchait toute la rue. Elle s’arrêta, fixa sur la religieuse un regard anxieux, craintif. Une voix suave prononça :

— Vous êtes certainement sœur Rosalie.

On la fit entrer dans le parloir. Elle s’assit parcimonieusement sur la moitié de la chaise de paille, au-dessous du portrait de Sa Sainteté. Sœur Rosalie, nerveuse, coupa sans onction le silence :

— Vous avez désiré me voir, madame ? Je suis assez pressée.

— Pressée d’aller visiter des malheureux ? dit la jeune dame, dont le regard était ravissant. Mais, ma sœur, qui vous dit si ce n’est pas une malheureuse qui vous retient en ce moment ? Un cœur plus malade que les corps près de qui vous courlez ?

Dans le parloir, grâce aux rideaux blancs, elle prenait une beauté angélique. Ses pleurs coulaient avec une infinie distinction, retenus, aurait-on dit, par un fil ainsi que les perles du collier. Sœur Rosalie se sentit en présence d’une personne de la haute société.

— Vous avez peut-être perdu quelqu’un de cher ? demanda-t-elle.

— Justement, dit la jeune dame affligée.

— Nous retrouverons au ciel ceux que nous avons perdus, dit sœur Rosalie.

— Je l’espère, soupira la jeune dame, mais je ne suis pas encore au ciel et je souffre.

Sœur Rosalie observa, là-dessus, judicieusement que la jeune dame n’était pas en deuil.

— Ce n’est pas un enfant ?

La jeune dame secoua la tête.

Elle paraissait si jeune que la religieuse en conclut à un fiancé mort, pour lequel on ne se met pas en noir. Aussi décida-t-elle de l’appeler, désormais, mademoiselle.

Cependant, sur ce ton que sœur Rosalie connaissait bien, quoique cette fois, avec des termes choisis et des notations raffinées que suggèrent la naissance et l’éducation, la jeune désolée expliqua ses états d’âme. La vie lui était à charge. Aucun plaisir ne la tentait plus. Elle était incapable de travailler.

— Vous travaillez donc, mademoiselle ? dit sœur Rosalie, stupéfaite.

— Je suis artiste, ma sœur.

Sœur Rosalie l’évoqua dans un hôtel du quartier de l’Étoile, ses pinceaux à la main, sous l’œil d’un père et d’une mère éblouis.

Les artistes intéressaient la religieuse qui n’en comptait point parmi ses contribuables. Curieuse et subjuguée, elle la trouvait, de minute en minute, plus convenable, plus recommandable, plus comme il faut. Surtout quand cette pauvre jeune fille eut dit son dégoût de la vie, et sa tentative de s’y raccrocher par le contentement qu’on prétend que procure le bien accompli — cependant qu’elle glissait dans les doigts de sœur Rosalie deux billets de la plus haute valeur.

— Si vous découvriez quelque grande misère, ajouta-t-elle, écrivez-moi. Je suis Viette Valenzia, V.-V., comme on dit à Paris.

Sœur Rosalie fit un geste d’ignorance.

— V.-V., reprit la charmante jeune fille, V.-V. des Folies-Bergère. On voit bien que vous ne regardez pas les affiches, ma sœur.

Sœur Rosalie eut à son tour les larmes aux yeux, en serrant les billets de banque.

— Que Dieu vous rende un jour celui que vous avez perdu, murmura-t-elle, oraison jaculatoire, cri d’une reconnaissance intraduisible.

Et elle pressait les mains généreuses aux ongles extraordinaires.

— Ah ! soupira la jeune artiste, qu’il fasse le plus vite possible !

Le président de la conférence Saint-Vincent de Paul, le vieux M. Février, cet avocat bien connu au Palais, pour ce que, empêché par sa conscience, il n’avait jamais accepté de plaider un divorce, vit arriver un matin, dans son cabinet, sœur Rosalie, les yeux plissés d’un bon rire. Lui, rappelait assez M. Thiers avec ses lunettes. Soixante années d’une vie parfaite ne lui avaient guère laissé les loisirs de la gaîté. Il lui demanda ce qu’il y avait. Elle lui montra ses billets de mille francs et lui dit qu’elle en aurait désormais à discrétion pour ses pauvres.

— C’est, dit-elle, une ravissante petite danseuse des Folies-Bergère qui va me ravitailler à partir d’aujourd’hui.

Et même, d’un air très « vie parisienne », elle ajouta :

— Vous savez bien, V.-V…

M. Février eut l’impression que toute l’existence de la vénérable religieuse croulait dans la fange. Des affiches artistiques où les longues jambes célèbres de Viette Valenzia n’étaient, hélas ! que trop bien représentées, surgirent des ombres de son Cabinet. On la voyait en plein mouvement, vêtue seulement d’un arc-en-ciel.

— Ma sœur, murmura-t-il d’une voix sourde, comment avez-vous accepté ?

— Ah ! répliqua la religieuse, on raconte tant de choses ! Ce n’est pas écouter, c’est voir qu’il faut. Cette jeune fille-là est aussi décente, aussi modeste, aussi bien élevée que nos paroissiennes. Elle se peint un peu le visage ? La belle affaire ! Madame la vicomtesse de Badiane a, je vous le garantis, plus de rouge et plus de bleu et qui se voient davantage. Celle-là, on lit la pureté dans ses yeux, à telles enseignes qu’elle n’aspire qu’à mourir pour aller retrouver au ciel celui qu’elle a perdu.

— Qui a-t-elle perdu ? s’enquit le vieil avocat. sèchement.

Sœur Rosalie baissa les yeux ; sous sa lèvre ombreuse flotta un sourire de femme avertie :

— Assurément, pas un frère, monsieur le président. Je connais assez la vie pour discerner un chagrin d’amour. Mais je sens que cette petite pleure l’homme auquel elle allait donner sa vie. Il s’agissait certainement d’un mariage.

M. Février soupira :

Sancta sanctis, ma sœur. Tout devient pur aux yeux des saints ! Mais moi, dans ma carrière, j’ai remué assez de boue…

— Et moi, renchérit orgueilleusement sœur Rosalie, piquée au jeu, pensez-vous que je n’aie jamais soigné des femmes de mauvaise vie ?

Ainsi se renvoyaient la balle de l’innocence ces âmes candides qui se flattaient à qui mieux mieux d’avoir frôlé Satan.

Néanmoins le président des messieurs de saint Vincent de Paul décida que cet argent, étant une aumône, ne devait pas, quelle qu’en fût l’origine, être repoussé.

Viette Valenzia qu’avait quittée désespérée, voilà six semaines, le jeune chef de cabinet des Beaux-Arts, malgré ses bonnes œuvres ne le voyait pas revenir. Aucune consolation possible, aucun succès savoureux. Seule la sainteté de sœur Rosalie l’attirait. Elle retourna la voir. Comme on fait un voyage après un chagrin d’amour, elle débarquait là dans des parages inconnus qui trompaient par leur nouveauté, son ennui. Elle aima le parloir aux chaises de paille, les portraits du Pape et de la jeune sainte Thérèse, les semelles de feutre, si symboliques, pour glisser sans le souiller sur le parquet reluisant. Elle savait cet art. Un commerce charmant s’établit entre elle et la sainte religieuse. On ne parlait que des malheureux, des malades. À chaque histoire contée par sœur Rosalie, la tendre V.-V. ouvrait son petit portefeuille embaumé. Un jour elle arriva sans collier de perles et supplia la religieuse de la conduire chez les pauvres. Elle avait mis une simple robe de drap noir, un feutre noir qui épousait avec si peu de détours son visage rond, qu’elle n’avait jamais paru si ingénue. On ne lui aurait pas donné vingt-cinq ans. Les billets de cent francs ce jour-là plurent sur les grabats. Elle décida sur-le-champ d’envoyer à la campagne deux jeunes poitrinaires, se chargeant de tous les frais. Sœur Rosalie en était effarée.

— C’est trop, c’est trop ! disait-elle.

V.-V. riait de bon cœur. Il y avait longtemps ! Elle disait :

— Mais puisque j’ai vendu mon collier !

Sœur Rosalie rapporta le fait à M. Février et elle ajoutait, les yeux agrandis et d’un air d’exagérer :

— Un collier de trois ou quatre mille francs, je suis sûre !

M. Février avait les oreilles rebattues de Viette Valenzia. La diabolique apparition de l’affiche aux longues jambes avait fait place à une figure mystérieuse, étrange, qu’il cherchait à fixer. Quand on lui conta l’affaire du collier, derrière ses lunettes on crut voir ses yeux humides. Il n’était pas de repas, dans la grande salle à manger de la rue d’Assas, où il ne parlât à sa femme de cette jeune danseuse.

— Laissez-moi tranquille avec la jeunesse de cette créature, disait madame Février. Avant la guerre, elle dansait déjà.

Ou bien encore :

— Sœur Rosalie est d’une inconséquence !

— Mais, reprenait M. Février, il y a chez les femmes de théâtre d’heureuses exceptions. Plus que vous ne croyez, ma chère amie, plus que vous ne croyez ont su préserver leur innocence dans des milieux abominables.

Et M. Février rapportait chez lui tous les traits touchants de V.-V. Il les collectionnait comme les pièces d’un dossier pour une de ses plaidoiries. Il ne manqua pas d’informer madame Février de l’histoire du collier vendu. Il défendait affectueusement la jeune artiste, la protégeait de loin, prenait un secret plaisir à lui constituer une petite dot de vertus.

Cependant, il ne l’avait jamais rencontrée.

On le voyait aller plus souvent que de coutume au couvent de sœur Rosalie pour lui signaler une pneumonie rue de Vaugirard, une naissance rue Cassette. Et il disait incidemment :

— Vous n’attendez pas mademoiselle Valenzia, aujourd’hui ?

À force de jouer, il gagna. Un après-midi qu’il s’attardait au parloir, elle arriva.

Avec sa subtilité bien connue, elle avait pris déjà le ton de la maison. Elle faisait dame d’œuvres, jeune fille sociale, congréganiste. Pour un peu, elle se serait parfumée à l’encens. Elle était habillée d’un tailleur beige, qui descendait sa taille de Grecque, coupait ses admirables jambes. Le vieillard était aussi ému que si on l’eût présenté à une souveraine. C’était la première fois qu’il approchait de si près une personne vouée à Apollon. Cette femme si douce et si réservée était aussi éloignée qu’une madame Février des spécimens de la galanterie que le président de la Conférence de Saint-Vincent de Paul avait connus, étant stagiaire, sous la forme de ses clientes de Saint-Lazare. Il s’effondrait de respect devant elle, demandant tout bas pardon à cette noble créature d’avoir naguère douté de son innocence.

— Mademoiselle, dit-il, au nom de la Conférence de Saint-Vincent de Paul et de tous ces messieurs dont je vous apporte ici les hommages, laissez-moi vous remercier. Vos bienfaits sont tombés sur les malheureux comme une rosée céleste !

V.-V. connaissait là entre Sa Sainteté et la petite sœur Thérèse, entre sœur Rosalie et M. Février, une apothéose de sa vertu. Vertueuse, elle l’était rigoureusement depuis trois mois. Implacable, inexorable. Aujourd’hui, elle se sentait baigner ineffablement dans la suavité et son visage exprimait cette paix spirituelle.

— Je n’y ai aucun mérite, monsieur, dit-elle. J’ai goûté à faire un peu de bien plus de joie qu’aucun applaudissement ne m’en a jamais donné.

Et ils parlèrent de leurs pauvres.

Du jour qu’il eut entrevu mademoiselle Valenzia, M. Février fut aussi transformé que s’il avait été favorisé d’une apparition. Il ne parlait que de rendre la vertu aimable, séduisante. Il devait la voir en tailleur beige avec des yeux un peu violets. Que de fois ne s’écria-t-il pas auprès de madame Février :

— Ah ! ma chère amie ! si vous connaissiez cette jeune fille !

Madame Février finit par en être importunée. Elle s’en ouvrit à l’archiprêtre, M. l’abbé de Bréault, lui démontrant le pied que cette créature prenait dans les œuvres de la paroisse. L’archiprêtre savait que sœur Rosalie jetait à présent l’argent par les fenêtres et qu’elle le tenait d’une actrice. Il n’y voyait pas de péché. Néanmoins, il ne fut pas fâché de se renseigner sur cette femme près du président de la Conférence, homme du siècle, homme d’expérience et qui avait eu le privilège de la voir. À la première occasion, dans la sacristie, il l’interrogea.

— Cette demoiselle Valenzia, qui donne beaucoup ici, est-elle, malgré son état, suffisamment… recommandable ?

— Ah ! mon cher archiprêtre, répéta encore M. Février, transfiguré, que ne connaissez-vous cette jeune fille ! Moi-même, qui ai remué tant de misères morales, je n’aurais pas cru que l’on pût trouver là une âme si pure. C’est une de ces femmes de théâtre mûres pour le Carmel.

— Vraiment ? dit l’archiprêtre, intéressé. Et vous la voyez souvent ?

— J’ai eu l’honneur de la rencontrer trois fois chez sœur Rosalie, lorsqu’elle lui apportait ses largesses…

— C’est une âme à suivre, dit M. de Bréault.

M. l’archiprêtre de Bréault, à soixante-six ans, n’avait, de sa vie, contemplé de ses yeux une actrice. Leurs noms frappaient sans cesse ses oreilles de vieux Parisien. Les théâtres hantaient sa vue comme de mauvais lieux, mais il avait souvent regretté de ne pouvoir entendre Polyeucte à la Comédie-Française, ni, à l’Opéra, le Trouvére, dont il adorait l’ouverture. Quand il tournait autour de ces édifices, il essayait de s’en représenter l’intérieur. Puis, il offrait à Dieu le sacrifice de ces belles œuvres classiques, dont il était privé. À vrai dire, les actrices, bataillon satanique, étaient la vraie raison d’une telle prohibition. Sans la femme tentatrice, qui eût empêché les hommes consacrés à Dieu d’aller voir leurs frères représenter de beaux drames sur la scène ? Il se l’était dit maintes fois.

Aujourd’hui, voici que l’une d’elles, et qui dansait, sans doute, dans un costume indécent, comme Hérodiade, s’était insinuée au cœur de sa paroisse, animée des plus pures et des plus rénovatrices intentions. Il pensa que, malgré l’étrangeté du cas, il n’y aurait pas de mal à la voir et qu’il saurait, au contraire, lui dire quelque bonne parole. Et un jour qu’il passait devant le couvent de sœur Rosalie, le démon de la curiosité le pressa d’y entrer avec l’espoir que mademoiselle Valenzia y serait peut-être. Mais V.-V., qui permutait alors des Folies-Bergère au Moulin-Rouge, et se trouvait fort occupée de contrats et de créations, négligeait un peu sœur Rosalie. Une fois, deux fois, M. de Bréault fut déçu.

Lorsqu’il croisait M. Février, dans l’église, après la messe de sept heures, il lui demandait parfois :

— Et cette pauvre âme ?

— Toujours bienfaisante, disait le président de la Conférence ; toujours édifiante. Les deux jeunes tuberculeuses, ses protégées, sont installées à Viroflay. Elles n’ont déjà plus de température.

— C’est miraculeux ! disait l’archiprêtre, sans qu’on sût de quel miracle il voulait parler.

Cependant sa curiosité psychologique croissait et aussi l’impression qu’il allait perdre l’occasion d’une expérience d’âme extraordinaire. Enfin, il dit un matin :

— J’aimerais bien la connaître, cette pauvre âme.

Le visage de M. Thiers, qu’avait M. Février, s’irradia :

— Je n’aurais pas osé, mon cher archiprêtre ; mais puisque vous ne dédaignez pas de descendre jusqu’à elle, j’arrangerai une rencontre.

Ce fut un soir d’avril, aux environs de Pâques, dans la grande salle à manger de la rue d’Assas. Sur la nappe damassée, un surtout d’argent portait du lilas blanc et des pâquerettes ingénues. M. l’abbé de Bréault, à droite de madame Février, faisait vis-à-vis à une jeune femme en noir, à peine poudrée, comme une veuve, qui était mademoiselle Valenzia. Après le benedicite, il y eut le silence du potage ; puis la conversation s’éleva discrète, chuchotante, entre haut et bas, comme il convenait dans une telle maison, la fleur du sixième ! Mademoiselle Valenzia parla tout naturellement de sœur Rosalie. Madame Février dit qu’il était bien regrettable que les religieuses ne pussent assister à un repas. Effectivement, elle manquait ici, et chacun renchérit. Madame Février, la tête droite, soutenue par un haut faux col blanc, comme en 1900, s’appliquait à garder également les distances du rang et les attaches de la plus spontanée sympathie. Malgré les appréhensions de son mari, elle ne s’était pas refusée à ce dîner sensationnel. Elle y avait souscrit en opposant à peine quelques objections de convenance, tant son esprit se trouvait lui aussi démangé de curiosité vis-à-vis de cette danseuse convertie : mademoiselle Valenzia n’avait point paru, qu’elle aussi était tombée sous le charme. Dieux ! cette femme que son esprit ne pouvait évoquer que dans la posture d’un affreux cancan, ainsi qu’au siècle dernier, elle se montrait aujourd’hui semblable à une jeune fille de la rue Madame ou de la rue de Varenne. N’ignorant pas, au fond, que V.-V. eût passé quarante ans, madame Février la traita comme une enfant qu’on accueille affectueusement.

Viette Valenzia, animée d’une sincérité absolue vis-à-vis d’elle-même, vivait ineffablement une heure de la vie qu’elle aurait pu connaître si elle était née de monsieur et madame Février plutôt que d’un bistro de Ménilmontant. Mimétisme admirable ! elle fut vraiment à ce dîner la femme hypothétique qu’elle avait manqué à devenir. Elle ne trompait personne, ne jouait aucune comédie. Elle fut celle que l’on croyait lorsqu’elle parla des religieuses, de la vie monacale, et qu’elle soupira :

— J’ai eu souvent la nostalgie du cloître !

M. l’archiprêtre parla des Carmélites. Elle haussa la conversation jusqu’à la jeune sœur Thérèse, dont elle avait une photographie dans son livre de messe.

Elle ne but pas de vin, mangea comme un oiseau. Madame Février eut l’impression d’avoir traité un ange.

Malheureusement, dès neuf heures et demie, mademoiselle Valenzia regarda son poignet et dut se retirer. Par politesse, M. l’archiprêtre en fit autant.

— Monsieur le curé, dit-elle, j’ai ma voiture, je vous remettrai chez vous en passant.

L’archiprêtre se sentit comblé. Quand, après les adieux, il pénétra dans la monumentale auto où il mirait aux panneaux ses cheveux blancs, il éprouva un mouvement de fierté qu’il dut réprimer. Puis, mollement assis auprès de Viette Valenzia, il parla de la grâce de Dieu qui travaille insidieusement dans les âmes, et il vit la jeune femme essuyer un pleur. Quand ils furent devant le presbytère, il s’inclina respectueusement devant elle, remercia et disparut.

Alors, V.-V. se pencha et dit au chauffeur :

— Vivement au Moulin-Rouge, mon vieux, je

passe au 3 après l’entr’acte !

LES ENFANTS CRIMINELS

En feuilletant les liasses de la Gazette du Palais, on trouverait dans quelque numéro datant de 1912 ou 1913, si je ne me trompe, le document exact, comprenant lieu, date, circonstances de l’histoire Judiciaire que je vais raconter. Je n’y recours pas avant de commencer ce récit, persuadée que la substance de ce fait-divers, sa nature singulière, la leçon qu’il donne, les lois constantes qu’on peut en dégager, condensées par l’action des années au fond d’une mémoire qui reçut du drame, sur le coup, une inoubliable impression, seront mieux garanties en vérité et en vie que le texte sèchement imprimé sur du papier.

C’était une bonne vieille, habitant une maison isolée, dans un village de France.

On la voit assez bien sur cette seule donnée : il s’agit d’un type si généralement répandu dans nos campagnes ! Qui ne l’a connue ?

Voilà cinquante ans, elle fut une fraîche brunette sans timidité et de bon bec, c’est-à-dire de parler net et gai, sachant river son clou à qui le méritait et jeter en riant ces petites flèches françaises de l’esprit qui sortent droit de la race. Elle chantait, de sa jolie voix, à l’harmonium pour le mois de Marie. Elle ne manquait ni messe ni vêpres le dimanche, et son curé savait, par confession, que c’était une bonne fille, pure et droite. Travailleuse aussi, fanant et moissonnant à la saison ; l’hiver, cousant son trousseau sous la lampe à pétrole. Mais la vraie lampe qui éclairait la maison, c’était sa jeunesse.

La jeune fille a aimé. Judicieusement, elle a choisi son compagnon. Elle a joui de son affection, souffert de ses défauts, pleuré de ses rudesses d’homme, souri à sa force. Elle a mis au monde des enfants, connu l’épanouissement maternel, les angoisses des maladies, l’inexprimable douleur à la mort des petits, la fierté, puis les déchirements de l’adolescence des grands. Elle a fermé les yeux de son vieux mari gâté de violences, racheté par ce bon cœur dont elle regrette encore aujourd’hui les mouvements intermittents et seuls retenus. Elle a travaillé dans une médiocrité heureuse. Elle possède juste assez de bien pour vivre sans effroi. Ses enfants mariés, dispersés, elle habite seule sa maison propre, à l’entrée du village, et n’est pas dépourvue de petites rentes.

Et aujourd’hui, la voici presque tout à coup, — car siècles et demi-siècles ne sont point si longs qu’on pense, — cette vieille encore solide, à l’épaule épaisse sous le caraco, mais au visage travaillé par les stigmates des mille jeux de l’âme au cours d’une vie. Large visage plissé par l’habitude du rire, croirait-on à sa bonne humeur ; mais surtout par beaucoup de chagrins endurés, surmontés d’une bouche serrée, d’un front crispé, des joues creusées.

Quelle lumière pourtant dans cette figure ravagée ! La lampe de la jeunesse n’était rien : un feu follet ! Ici, il y a une source de sagesse, de bon conseil, de discrétion : Une irradiation du discernement juste. Un jaillissement de vérité. C’est son front vertical comme l’ont seules les femmes. Ce sont ses yeux dont le regard devenu tendre coule au fond de vous avec un goût maternel. C’est sa lèvre rentrée, reniant les sensualités, enseignant l’Esprit. Mais quel vain ouvrage de traduire un à un par les traits de la face les secrets de l’âme qui s’y inscrivent après une noble vie ! Il faut accepter, sans analyse, cette manifestation par la chair de la spiritualité humaine.

Qu’a-t-il fallu pour que la vivacité, la bonne tête, le goût bien formé de la petite paysanne d’antan donnent cet accomplissement et cette richesse ?

Il a fallu cinquante années du choc journalier des désirs humains contre l’épreuve. Renoncements, dévouements, résignation, constance. En résumé, fidélité. Fidélité à une règle malgré la joie ou la tristesse, la paix ou le trouble, la certitude ou l’incertitude. Voilà une belle vie et voilà son fruit.

Elle s’appelle Marie. Tout le monde respecte et, à l’occasion, consulte la Marie. Sur les chemins, elle aborde volontiers jeunes gens et jeunes filles. Le bon bec d’autrefois ne l’a pas quittée. Ses propos cascadent et pétillent. Son vert langage réjouit cette jeunesse. On entend de loin ses éclats de rire, jusqu’au bout des champs. Elle manie la raillerie contre les mijaurées, l’ironie contre les gars trop ardents au plaisir, l’allusion contre les hypocrites. Elle fait des mots sans le savoir, soit contre les méchantes filles, soit à la louange des sages. Voilà tous ses sermons. Mais on aime bien sa vieille morale et l’on craint ses sentences, si légères qu’elles se montrent. Au surplus, sa compagnie plaît plus que celle d’une jeune femme. « On n’en fait plus comme ça », disent les garçons.

C’est son esprit. C’est aussi son cœur. Les confitures qu’elle fabrique l’été, ce sont les petits enfants du pays qui les mangent, ou les femmes en couches, ou les malades. Quand une mère de famille est conduite à l’hôpital de la ville, c’est Marie qui garde la marmaille. Elle ne donne pas d’argent, ce serait contraire à l’usage ; mais c’est de sa peine qu’elle fait cadeau. Ou bien ce sont des aumônes en nature. Une poule au pot. Un pain de six livres. Les mauvaises gens la disent avare. À la vérité, elle a l’économie dans le sang. Serait-elle, autrement, la vieille Gauloise qu’elle apparaît, si typique avec sa langue hardie, sa bonne sagesse et son bas de laine ? Avare, point. Mais épargneuse ; l’esprit volontiers tourné vers le magot que ses enfants trouveront à sa mort ; grattant, pour le grossir, ici trois sous de fromage, là douze de bifteck, — sauf quand il s’agit de les porter à la ferme des Trois Pipes où gît un tuberculeux.

Marie en tout cas passe pour riche. Elle ne l’est pas, mais fait partie de ceux à qui l’on prête, à cause du beau linge dont crève son armoire de chêne, du fin mérinos de sa robe des dimanches, d’un air d’abondance qu’on respire chez elle.

C’est une petite maison cubique, la première du bourg, sur la grand’route. Il faut parcourir ensuite quarante mètres avant de trouver le maréchal ferrant. Au rez-de-chaussée, il y a la salle-cuisine et à droite la resserre pour les oignons et les haricots secs, dont la porte ouvre sur le potager. Entre les deux se branche, au fond du couloir, l’escalier de sapin, toujours blanc comme neuf, qui mène à la chambre de la Marie. Une belle chambre, vous savez, percée de quatre fenêtres, deux sur la route et deux sur le potager, avec l’armoire de chêne, dans le trumeau côté jardin, le lit gonflé de matelas, haut comme un catafalque sous son édredon d’andrinople rouge, et, au centre de la pièce, la table ronde que drape un tapis à sujets, venu de la Samaritaine de Paris.

Au-dessus n’est qu’un grenier.

Marie ne monte dans sa chambre que pour dormir. Tout le jour, elle se tient dans sa cuisine où elle coud, postée au carreau de la fenêtre, un œil sur son ouvrage et l’autre sur la route, contrôleur de tout ce qui entre dans le village ou qui en sort. Parfois, elle s’arrête, l’aiguille en l’air ; ses yeux plissés s’allument de malice sous les lunettes : une remarque bouffonne qui vient de lui traverser l’esprit au sujet d’une telle ramenant ses vaches de l’abreuvoir, ou du maire, lourdaud et cossu, qui rentre après avoir visité ses terres. Pas une auto qui, au passage, ne reçoive son épigramme ; pas un touriste qui ne soit dépeint d’un mot formé en éclair dans l’esprit endiablé de la vieille femme.

En face, de l’autre côté de la route, elle voit la grange neuve, vaste comme une église, de maître Mathieu, l’équarrisseur.

La soupe du soir couronnée d’un coup de vin, à huit heures et demie, été comme hiver, Marie monte se coucher, après avoir assujetti d’une barre de fer la porte du couloir ouvrant sur la route et les auvents de toutes les fenêtres ; verrouillé aussi la porte de la resserre qui commande le jardin.

Voici d’abord allumée l’électricité. L’ampoule épuisée par l’usage est, en outre, si ternie de souillures qu’elle ne donne plus qu’une lueur charbonneuse. Ensuite, les genoux de Marie, rouillés de rhumatismes, ploient péniblement le temps d’un Pater et aussi d’un De Profundis pour ses défunts. Et la nette bonne femme, en règle avec Dieu par cette politesse et avec ses morts par ce souvenir, S’agrippe à sa chaise pour se remettre debout. Dieu, elle n’a pas besoin de longues formules pour le saluer le soir. Familière avec lui, ce n’est pas souvent que, dans sa solitude, elle perd le sentiment de sa présence. Elle s’écrie à tout moment : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! » Du point de vue de la syntaxe même, il y a dans son idée non pas interjection, mais vocatif, c’est-à-dire prière, demande de secours, ou respectueux reproche : « Est-ce que je n’ai pas assez souffert toute ma vie pour que ces rhumatismes me tiraillent encore ! » Ou bien : « Mon Dieu ! que mes reins me font mal ! » Les gens de la ville souriraient. « Qu’est-ce que cette vieille peut bien concevoir de l’infini de Dieu ! »

Mais, gens de la ville, qu’est-ce que vous en concevez vous-mêmes ?

À ce moment, il s’agit moins pour la Marie de se dévêtir que de s’habiller en vue de la nuit. Elle se couvre de lainages et de linge bien frais. Un bonnet blanc enserre ses cheveux, une camisole à petits plis cache son gros gilet quand, péniblement, par ce soir d’hiver elle se hisse sur le catafalque où elle va s’étendre. Il n’est que de s’y prendre bien : la pointe du pied au rebord du lit, un genou plié sur la rondeur du matelas — aïe, mes rhumatismes ! — et la voilà déjà qui s’allonge en riant toute seule de son tour de force.

Elle ressemble ce soir à la mère-grand du Petit Chaperon Rouge, sur ce vaste lit de parade blanc et cramoisi, avec sa bonne figure fripée et ses joues bien rondes dans l’oreiller. C’est l’heure où le passé lui revient : la mort de son pauvre mari, le mariage de ses filles : sa bouche édentée décoche un sourire malin à l’ainé de ses gendres qui avait l’air si benêt, le jour des noces. Est-ce quatorze ou dix-sept cents francs qu’avait coûté le repas chez la mère Albert ? Et sa mémoire travaille à reconstituer le menu. L’entrée lui manque. Ce n’était pas du lapin, non…

Neuf heures sonnent à la paroisse. On dit que la bonne de M. le curé est somnambule, qu’elle va au puits tout endormie. Que doit dire M. le curé quand il entend grincer la chaîne ?

Les idées de la bonne vieille commencent à s’embrouiller. Voici que, dans son assoupissement, elle croit reconnaître ce bruit de chaîne. Puis, elle remonte un instant à la surface de la connaissance : « Mais non, ce sont les rats dans le grenier. Ils s’en donnent à cœur joie depuis que la minette a fait son petit au cellier. » Et ses yeux se referment.

Le bois craque dans la maison. Signe qu’il faut prier pour les défunts, pense Marie mal éveillée et qui n’en a plus le courage. Elle glisse enfin au profond sommeil. Onze heures sonnent sans qu’elle le sache. Alors, c’est le grand silence dans le village. Majesté du silence, solennité que nulle musique n’égale !

Il y a un long, très long cliquetis dans la serrure, grignotement du fer par une bête hésitante. Pendant un siècle, Marie l’entend dansses ténèbres mentales, l’interprète, l’impute à des causes fantaisistes : la machine à coudre de sa bru ; la faux de son fils Jules, un beau matin, abattant la masse des trèfles rouges dans un champ. Mais le cliquetis finit par limer les liens ténus du sommeil qui emprisonnent Marie. Elle s’en échappe : avec la connaissance lui vient le discernement net du travail qu’on fait à sa porte. Elle dresse un peu la tête, tend l’oreille :

— Bon sang ! les serrures ne grincent pourtant pas toutes seules !

Mais la peur, la froide peur qui désagrège l’ordre physiologique et la volonté ne l’atteint pas, ne coule pas en elle pour la paralyser. Alarmée, voilà simplement ce qu’elle paraît. Soit que le spécial équilibre de ses nerfs et de tout son corps sain repousse les ravages de l’épouvante, soit que sa vieille force, à cause de la race dont elle est une figure si représentative, ait encore un peu le goût du danger, Marie a pu connaître que quelqu’un forçait sa porte en pleine nuit, sans ressentir d’autre mouvement qu’un emportement secret de braver le péril et de le contraindre. Aucun trouble ne la défait de sa coutumière sagacité. Seulement, elle voit qu’il faut se hâter de donner l’alerte — le maréchal ferrant l’entendra-t-il ? — et elle recouvre une précipitation de jeunesse pour sortir : de son catafalque, bondir à terre, et, jambes nues, aller ouvrir la fenêtre. Dans la serrure, le travail s’est arrêté. La voici penchée au dehors qui, d’une voix puissante encore, comme les femmes habituées à se faire entendre de loin dans le grand vent des champs, s’écrie :

— Hé, là, Bertrand, au secours ! Hé, là, Bertrand, au secours ! Au secours !

Son dernier appel s’enfle, s’amplifie de tout son souffle et de toute sa volonté enragée de se faire entendre.

Mais elle ne va pas demeurer là, debout et grotesque pour attendre son brigand. La fenêtre demeure ouverte ; l’électricité allumée. Marie sent que sa seule défense est maintenant son lit, place fortifiée et, de par sa hauteur, inexpugnable. Ni rhumatisme, ni ankylose cette fois ne s’oppose à ses mouvements. Leste et souple, elle a tout fait en moins d’une minute, excitée par ce qu’elle entend à présent. En effet, derrière la porte, on parle. Soudain, un formidable bruit ; l’assaut contre la menuiserie qui cède avec un craquement de planches déchirées. Et la mère-grand du Petit Chaperon Rouge n’est pas plutôt dressée en bon ordre sur son grand catafalque, avec son bonnet de lingerie, sa camisole bien repassée et son air de vieille Gauloise qui défie le danger que les deux mauvais garçons qui depuis une heure s’essayaient à démonter sans bruit la serrure pour surprendre leur victime en son sommeil, brusquant l’attaque, le couteau à la main, sont devant elle, éblouis par la lumière, plus affolés que leur proie.

— La vieille, tu vas nous dire…

Mais elle qui les domine du haut de ce lit majestueux, les reconnaît. C’est Crozant et Lereduc, du bourg voisin, deux gamins qui n’ont pas encore fini de grandir. Elle les regarde, les interrompt :

— Qui c’est, mes pauvres enfants, qui vous a dit de venir me tuer ? Vous avez donc point de grand’mère ?

Elle les regarde toujours. Elle voit les deux ovales tout blancs de ces visages où brillent des yeux dilatés par l’alcool, l’alcool dont les garnements se sont allumés avant le « coup ». L’aîné a dix-sept ans ; ils sont en veste de semaine, le foulard au cou. Ils s’excitent à la sauvagerie, qui ne les a pas encore envahis autant qu’ils n’en grimacent pour terroriser la vieille femme, sur laquelle ils auraient déjà sauté si elle ne les eût en quelque sorte commandés du haut de ses matelas.

C’est le plus jeune, Lereduc, — car Crozant en entendant cette voix est devenu comme un somnambule qu’on réveille, — qui reprend :

— On ne te tuera pas, la vieille, si tu…

— Tais-toi, interrompt de nouveau la Marie. Parle point. Bouge point. Garde ton couteau. Ça que vous voulez faire, vous le ferez t’à l’heure. Premier, il faut qu’on cause, méchants garçons, vermine, petites vipères ! Vous n’avez point honte ? Venir tuer une vieille dans son lit ? J’ai point de tranchelard, moi ; j’ai point de fusil croché au mur ; et regardez mes mains que les rhumatismes ils ont mises de traviole. Je peux-t’y me défendre, dites, mes petits gars ? Allez, allez, vous risquez rien d’attendre un moment. Mon argent, que vous venez voler, il est là, dans l’armoire de chêne, — que je ne vous en donnerai pas la clef, que vous la défoncerez plutôt à coups de talon ! — il ne s’envolera pas. Bertrand, le maréchal, il ne m’a point entendue quand j’ai crié. Vous pouvez être bien tranquilles. Restez point là plantés comme des idiots. Approchez. C’est-y moi qui vous fais peur à cette heure ? Je vous connais bien. Toi, Crozant, t’as travaillé en face, chez maître Mathieu, l’année dernière. T’as-t-y oublié que j’allais te porter du vin dans un pot, au plus fort de la chaleur ? Et ta mère, qu’est défunte, elle était camarade avec ma plus jeune. Une bonne mère que t’avais là, mon petit gars, si douce quand elle te tartinait des confitures, quand elle te regardait de ses beaux grands yeux, comme si qu’elle avait su qu’elle te regarderait pas longtemps, et comme si qu’elle avait deviné que son petit moutard, qu’était pas méchant à l’époque, il tournerait si mal. Pauvre chère femme qu’est au ciel et qui te regarde encore… Crois-tu qu’elle pleure point en ce moment à te voir là, avec ton couteau, prêt à couper la gorge à la vieille Marie ? C’est comme toi, mon Lereduc, que ton père est pompier et que c’est un si fier bonhomme ! Lereduc, je l’ai vu s’en aller dans le feu comme moi j’entre dans mon potager, le jour que brûlait la vieille grange à Mathieu, là, en face. « Vive Lereduc ! » que les gens criaient. Tout le village en était électrisé.

Un homme net comme l’or, ton père ; juste comme la balance du pharmacien ; qu’a jamais fait tort à personne et que le sous-préfet lui tire son chapeau quand il vient au Comice. D’où, mon Dieu ! d’où qu’ils ont eu, ces parents-là, une vermine comme vous, que demain à cette heure-ci, vous serez à vous dire : « Qui que nous avons fait de tuer cette pauvre bonne femme ! »

Un phénomène s’est passé. Les deux jeunes gaillards qui arrivaient ivres de leur férocité, emportés par le mouvement propulseur d’une résolution péniblement prise, d’abord, mais douée maintenant de tout l’élan acquis, ont reçu un choc. L’effort mis en œuvre pour enfoncer la porte devait normalement les conduire jusqu’à l’accomplissement immédiat du meurtre, en un seul temps. Une autre force est intervenue là, dès l’entrée, quand la vieille a dit : « Vous avez donc point de grand’mère ? » Avant même : quand elle les a regardés de ses larges prunelles chaudes, si chargées du fluide de son âme.

Seize ans ! Dix-sept ans ! Ils ont cet âge où l’homme adolescent n’est qu’un chaos. Il y a, dans cet âge, un instant fatidique où le jeune être en formation est moins une personne qu’un prélèvement sur l’espèce, un gabarit où apparaissent toutes les possibilités de l’homme dans le mal comme dans le bien. C’est une coupe plongée dans le bouillonnant fleuve humain et qu’on retire pleine en même temps de sa vase et de sa fraicheur. Et nul ne sait ce qui va émerger dans la coupe.

Crozant et Lereduc en sont à ce stade angoissant. C’est là que le désir de l’argent les a mordus : Crozant, grand, efflanqué, et Lereduc, gringalet, l’ont ressenti vers le même temps. Journaliers agricoles, ils travaillaient souvent en équipe. Isolément, ils auraient pu refouler la boue montante. C’est la défense de l’adolescent intellectuel, à cet âge difficile, de s’enfermer en soi, d’abriter sa coupe tumultueuse des curiosités, des contacts, des influences. Taciturne, farouche, son âme accomplit solitaire le travail de décantation. Mais l’enfant du peuple cède à l’instinct de s’épancher, et, chez ces deux jeunes criminels, c’est par le limon même que les âmes avaient communiqué.

Aux fins de journées, dans leurs causeries amères, après leurs premiers contacts rudes avec la vie, empreints de cette tristesse profonde inhérente à la jeunesse, ils avaient consolidé leurs raisons de révolte, leurs théories journalistiques, leur secret désir de braver l’ordre. Comme deux tisons au feu incertain se ravivent l’un l’autre, leur sauvagerie aussi s’était allumée. Il s’en était fallu d’une circonstance — leur rencontre — qu’ils ne fussent demeurés normaux. Aujourd’hui, ni l’un, ni l’autre ne savait plus lequel avait eu le premier « l’idée ».

Et les voici arrêtés, immobiles, devant leur proie. Ont-ils été atteints, — car la chair de leur âme est encore tendre quoiqu’il paraisse, — par des arguments directs et qu’il ne sert pas de mettre en question, comme le souvenir d’une mère disparue, d’un père héroïque ? Se sont-ils souvenus, dès les premiers propos de la Marie, d’aïeules ayant choyé leur petite enfance ? Il est certaines douceurs de la vieillesse capables d’une emprise irrésistible sur l’enfant.

Ou bien seul l’aspect soudain de Marie a-t-il eu raison de leur délire criminel ? Ce n’est pas en vain qu’une vieille femme a respiré soixante années dans la paix de l’ordre et du bien, ne cessant de tenir la main au fourmillement secret des pensées méchantes, au désir des mauvaises paroles, à tout instinct suspect. Il ne se peut qu’une majesté spirituelle n’irradie sa figure. De plus, n’y a-t-il pas dans le délire même du meurtre un état de réceptivité, amplificateur de toutes les impressions, et ne peut-on croire que cette sorte de grâce qui avait jailli là d’une vieille âme claire, ait rencontré chez ces jeunes âmes sauvages la nappe des eaux souterraines et pures ? Il est aussi en psychologie une physique aux lois inéluctables.

Car ils se sont arrêtés. Le fait est là. Tous les journaux de l’époque l’ont consigné : « Les garnements avaient été retournés par les discours de la vieille dame », expliquèrent-ils seulement. Celle qui, à cette minute, devait logiquement agoniser dans son sang, tranquillement assise sur son lit, un peu penchée vers les deux bêtes féroces domptées, les considérant avec pitié, désormais les gouvernait. Mais elle ignorait encore jusqu’à quel degré elle possédait leurs âmes. Leurs mains élargies, mais toujours enfantines, n’avaient pas lâché les couteaux de boucher dont ils s’étaient munis comme pour saigner un animal. Marie ne doutait toujours pas qu’elle n’allât mourir, Seulement, elle avait eu cette suprême charité de soigner ces pauvres âmes damnées avant la sienne. Le mal, voilà ce qui l’avait terrorisée, l’esprit du mal chez des enfants et l’innocence corrompue, contraste affreux pour son vieux cœur noble. Elle avait cédé à sa tendance de conseillère, de prêcheuse, surtout d’amie de la jeunesse. Après tout, il y avait encore une conscience endormie derrière ces yeux glacés et ce regard horizontal d’enfants butés.

— Allons, reprit-elle en levant les mains, comme pour les repousser. Donnez-moi deux minutes, petits misérables, que je fasse devant Dieu mon acte de contrition, Car s’il faut que je le voie t’à l’heure, j’ai besoin, premier, qu’il me pardonne toutes mes fautes.

Ils la virent se remettre droite sur son lit, tracer sur sa camisole le signe de la croix et prendre à deux mains son visage. Lereduc, le fils du pompier, le gringalet, le plus jeune, fixait les yeux sur ces vieilles mains cordées de veines, gonflées de nœuds comme du bois de chêne ; la pointe des longs doigts atteignait les tuyaux du bonnet blanc quand la paume s’appliquait au menton. À la fin, il se détourna, sa lèvre inférieure se mit à trembler, il murmura :

— Fais comme tu voudras, moi je peux plus.

Et l’on entendit le bruit que fit son couteau jeté à terre. Mais Crozant était homme déjà, plus lent à se défaire de cette rage affreuse qui le possédait ; plus pénétré aussi de cet absurde sentiment d’honneur qui vous assujettit dans une méchanceté dont on rougirait de démordre. Il hésitait par honte du bien. Lereduc pleurait dans un coin de la chambre, mais lui restait immobile, à lutter contre la pitié. Lorsque les mains de la vieille tombèrent, il vit ses yeux bruns tout luisants et quelque chose d’irrésistible sur ses bonnes lèvres qui murmurèrent :

— Je vous pardonne, mes pauvres gars.

Et elle se tut, les doigts joints, les yeux fermés, comme morte déjà. Crozant s’en fut ramasser le couteau de Lereduc et le posa avec le sien sur le tapis de la table ronde, au milieu de la chambre.

— On ne vous fera pas de mal, dit-il, enfin dégrisé.

Le drame, à l’action toute spirituelle, à peine soulignée de quelques gestes, drame immobile, en somme, n’avait pas duré en tout plus de cinq à six minutes. Îl s’achevait dans ce silence qui régna un instant parmi les trois êtres entre qui un si extraordinaire rapport venait de s’établir. Enchifrené par les larmes, ayant encore sa figure de petit garçon en pleurs, Lereduc revint vers le lit de Marie. Crozant en fit autant. Tous deux cédaient au besoin de se rapprocher d’elle. Cette vieille femme tutélaire les attirait, les envoûtait. Ils étaient là, collés à ses matelas, les yeux levés sur elle, attendant d’elle une manne quelconque.

Pour Marie, elle avait peine à se défaire du cauchemar, à l’abolir complètement. Elle considérait les mains des enfants, puis leurs couteaux posés là-bas sur le tapis de la Samaritaine de Paris. Enfin, elle répéta sa question du début :

— Mais qui c’est qui vous avait dit de faire ça ? Ils s’entre-regardèrent avec une douceur d’agneaux. La décantation accomplie, il ne restait plus en eux — tout le limon tassé, pressé, introuvable au fond de leurs âmes — que le meilleur de l’homme, et par-dessus le meilleur, l’excellent, c’est-à-dire l’amour. Lereduc ne dit pas que Crozant avait parlé le premier « d’un coup à essayer ». Ni Crozant que Lereduc avait indiqué la mère Marie comme « intéressante ». D’ailleurs, le savaient-ils encore ? Ils prononcèrent presque ensemble la phrase qui sort, et avec sincérité, de toutes les bouches criminelles, une fois l’exorcisme du mal achevé, cette phrase que tous les avocats et les casuistes judiciaires connaissent bien :

— Nous ne savions pas ce que nous faisions. C’était plus fort que nous.

Car presque tous les coupables dégagent ainsi leur moi véritable, leur « personne » au sens absolu, du personnage qu’ils ont joué dans la période du crime, comme s’ils dénonçaient une complicité nouée un temps, dénouée ensuite, avec un partenaire maudit. Singulière attestation de l’esprit du mal et de ses mariages avec l’âme de l’homme !

Qu’ils eussent été fous, un moment donné, la simple et lucide bonne femme ne le mettait pas en doute. Et, assez forte pour avoir pardonné dans ce temps-là, et sous le couteau même, que devait-elle ressentir maintenant, après une telle conversion, pour les mauvais garçons qu’elle venait de rendre à l’ordre, d’enfanter au bien ! Elle lisait dans leurs yeux agrandis par l’angoisse, la confiance. éperdue, une supplication. Tous deux étaient là, blottis, accrochés à sa grande puissance, à sa domination. Elle saisit leurs mains, les pressa :

— Oh ! mes pauvres petits gars, faut me promettre de changer. Moi, je ne me plaindrai pas, c’est dit. Je ne soufflerai mot à quiconque du coup que vous aviez ourdi.

Et déjà sa bonne humeur renaissant, elle riait :

— Une bouche cousue, la vieille Marie ! Mais vous, les enfants, tâchez de ne pas lui faire affront. Si vous retourniez au vice à cette heure, c’est sur elle que serait la honte, elle qui a cru en vous. Soyez plus méchants. On n’est point heureux d’être méchants. À grand hasard que vous vouliez mon argent. J’en ai point tant que vous croyez. Puis encore… dites-moi : qui que vous en auriez fait ?

— C’était pour aller à Paris, dirent les deux pénitents.

Elle répéta :

Aller à Paris ! Aller à Paris ! Ou à la guillotine. Mais, une supposition que vous auriez point été arrêtés, croyez-vous pas que, l’assassin, il lui reste dans lui une guillotine invisible qui le tue à petits coups ?

Et elle parlait du remords, puis de l’autre joie contraire qui vient avec la poignée de main des honnêtes gens. Eux l’auraient écoutée jusqu’à l’aube. La grâce ruisselait en eux. Et ils se défaisaient de leur fardeau, racontaient le noir travail de leur préméditation et comment depuis cinq soirs ils rôdaient autour de la maison, étudiant les habitudes de la vieille femme, ses fermetures inattaquables, et pourquoi ils avaient résolu de s’introduire chez elle durant le jour en profitant d’une absence, car ils s’étaient assurés qu’elle laissait dans ce cas ouverte la porte de la resserre donnant sur le potager.

C’est derrière les rames des haricots qu’ils avaient trouvé une cache, au crépuscule, en attendant qu’elle allât au lait chez l’équarrisseur, Rapidement alors, ils s’étaient glissés jusqu’à la resserre avec l’idée de s’y dissimuler. Mais l’endroit n’était pas sûr. Rien ne disait que la mère Marie ne viendrait pas aussi aux oignons pour la soupe. Et ils étaient montés au grenier pour s’y blottir dans la paille jusqu’à onze heures du soir.

« Ainsi, pensait à présent Marie, tandis que je dormais si tranquille, ils étaient au-dessus de ma tête à me guetter, ces mauvais garçons ! »

Et la vieille femme frissonnait maintenant comme si, après sa magnifique bravoure, la peur prenait enfin sa revanche dans une alerte à retardement.

Mais le drame qui semblait terminé allait rebondir à l’instant même en un nouvel acte.

À l’heure où dans la nuit taciturne du village, l’appel de la vieille Marie avait retenti, Bertrand le maréchal, couché dans son lit avec sa femme, était tenu éveillé par des douleurs rhumatismales. Il eut de ses cris une perception très indistincte. Ce furent de ces sons que les sens obscurcis par le léger assoupissement nocturne n’identifient pas sur-le-champ, bien qu’en état de veille. Mais lentement, en reformant ces sons dans sa mémoire, l’homme s’alarma. Cependant, la tiédeur du lit qui engourdissait son mal le rendait paresseux. Il finit par éveiller sa femme pour savoir si elle n’avait rien entendu. Éberluée, celle-ci ne comprit pas du premier coup sa question. Il y fallut une ou deux minutes. Plus nerveuse, elle sauta du lit et s’en fut ouvrir la fenêtre. En se penchant, elle dit qu’elle voyait de la lumière chez la mère Marie et qu’elle entendait qu’on parlait dans sa chambre. Là-dessus, ils décidèrent qu’ils devaient s’y rendre. Le mari ne s’habillait qu’en mouvements ralentis. La femme partit devant disant qu’elle allait réveiller aussi le père Mathieu l’équarrisseur. Lécœur lui battait. En passant devant les fenêtres de Marie, dont l’une était demeurée ouverte, elle vit une ombre passer et crut entendre un faible gémissement. (C’était l’instant où la vieille femme, de sa bonne voix douce, faisait aux jeunes bandits sa sublime réprimande et l’on aurait dit un râle affaibli, ce débit régulier qui coulait de ses lèvres plaintivement, tout chargé de reproche.) La femme Bertrand affolée se précipita sur la porte de l’équarrisseur et l’ébranla à coups de sabots.

— Hé ! Mathieu ! on assomme la Marie !

Avant que l’équarrisseur ne fût levé et descendu, Bertrand arriva. Il dit qu’il n’avait entendu aucun bruit en passant devant la maison de Marie, mais qu’il croyait avoir vu un homme dans la chambre, bien que cependant aucune ouverture n’eût été pratiquée dans les entrées du rez-de-chaussée, tout étant demeuré clos et cadenassé.

— Prends une échelle, dit-il à l’équarrisseur, et l’on ira jeter un coup d’œil par la fenêtre.

Ce fut Mathieu, plus âgé, mais moins alourdi, qui monta. C’est ce large buste de bonhomme qui émergea soudain de la nuit et s’encadra dans la fenêtre aux yeux de ceux qu’on pouvait appeler désormais les trois amis. L’arme qu’il portait, une serpe, lui tomba des mains, quand il vit la bonne femme tranquillement assise sur son lit et catéchisant les jeunes gens, alors que les deux lames luisaient immobiles sur la table.

Mathieu sauta dans la pièce, bientôt suivi du maréchal ferrant qui achevait péniblement l’escalade. Tous deux connaissaient Lereduc et Crozant, surtout ce dernier qui travaillait plus souvent au village. Et ici, le cours naturel des choses humaines, un instant interrompu par l’inspiration miraculeuse d’une vieille femme des champs, reprit son mouvement normal. Les deux coupables, brutalisés, molestés, furent bientôt à terre sous le genou des bonshommes, en dépit des protestations de la Marie qui gémissait :

— Mais ils ne m’ont fait aucun mal, mon père Mathieu !

Jamais elle ne put faire entendre à ses rustiques chevaliers, enragés à la défendre malgré elle, le divin exorcisme qu’elle avait accompli, ni que désormais, les jeunes meurtriers, n’étaient pas plus à craindre que des anges. Pour eux, Crozant et Lereduc n’avaient que suspendu leur crime ; d’une minute à l’autre, ils pouvaient bondir sur leurs couteaux, et la voisine tomber sous leurs coups. Il ne s’en était fallu que de cette irruption du maréchal et de l’équarrisseur…

Elle eut beau faire, les deux enfants furent emmenés et conduits aux gendarmes.

De quoi la vieille Marie pleura longtemps dans son lit.

Ici, je ne peux expliquer très clairement pourquoi les deux garnements furent traduits en justice. Il ne semble pas, en effet, que l’article 2 du Code pénal : « Tentative (de meurtre) manifestée par un commencement d’exécution, n’a été suspendue où n’a manqué son effet que par des circonstances indépendantes de là volonté de son auteur », pût leur être appliqué. Il y avait bien eu dans la tentative de Crozant et Lereduc commencement d’exécution. La préméditation, les arrangements de complicité, la préparation, l’effraction, étaient réellement accomplis. Mais peut-on dénier la participation de leur volonté propre à la circonstance qui a arrêté le crime ? Sans doute furent-ils déclarés punissables pour les faits qui avaient précédé leur désistement volontaire. Quoi qu’il en fût, cette histoire se termina effectivement, dans la réalité, devant le Tribunal pour enfants.

Les principaux témoins cités furent Bertrand, Mathieu et la vieille Marie.

Lorsqu’elle fut appelée au prétoire, l’on vit dans sa belle robe de mérinos noir la grande paysanne aux larges épaules, la tête droite sous le bonnet à rubans, qui s’avançait d’un pas ferme, d’un air recueilli. L’appareil de la justice, la figure des juges, la hauteur du plafond, lui donnaient du respect et point de trouble.

Mais lorsque ses yeux qui cherchaient découvrirent à droite, dans leur box, Crozant et Lereduc entre les gendarmes, il y eut dans toute sa personne un inexprimable redressement comme en ont les mères qui voient incriminer leur enfant. Elle jeta un regard de défiance au jeune stagiaire qui allait dans un instant les défendre. Qu’allait-il dire, bon sang ! Qu’allait-il imaginer de comparable à ce qui bouillonnait dans sa poitrine à la vue de ces enfants pitoyables ! Elle les avait mis au monde des honnêtes gens ; elle y suivait toute tremblante de joie leurs premiers pas. Que ne les avait-elle entendus, lors de l’interrogatoire, à l’instant même, répondre à l’accusation par des propos de repentir et une humilité qui avaient secoué d’émotion secrète les magistrats impassibles !

Ceux-ci furent étonnés devant cette campagnarde qui prêtait serment avec tant d’aisance, dépouillée de toute gaucherie et pleinement assurée en usage : même, disons le mot, en noblesse. On lui demanda ce qu’elle savait sur les inculpés.

— Ce que je sais, monsieur le juge, ce que je sais sur eux ? Plus long que les gendarmes, et plus long que tout mon village, certes, car je les ai vus arriver sur moi comme des loups furieux ; oui, à quinze ans et demi et à dix-sept ans, ils en étaient à venir tuer une vieille femme afin d’avoir un peu d’argent. Et pour quelques bonnes paroles qui me sont sorties toutes seules du gosier devant tant de jeunesse et tant de méchanceté, j’ai eu aussitôt sous les yeux des agneaux. Fallait-il donc que jamais il n’en soit parvenu à leurs oreilles, que la première venue comme moi, pauvre bonne femme ignorante et imbécile, qui ne connaît pas deux mots de raison, les ait retournés à la minute ! Monsieur le juge, moi je dis que, jusque-là, il leur avait manqué d’être bien appris et de savoir que le mal est le mal, car vous le voyez, en a pas fallu beaucoup pour les remettre dans le bon chemin. Et maintenant qu’ils y sont, c’est pour toujours, je veux bien le jurer encore la main en l’air s’il le faut. Plus d’un coup je suis été leur rendre visite à la prison, où rien que d’apercevoir la mère Marie ils pleuraient comme des nigauds. Ils veulent bien être condamnés parce qu’ils l’ont mérité, mais moi, à votre place, monsieur le juge, je ne les condamnerais pas, cat c’est pas demain, c’est aujourd’hui qu’ils doivent montrer au monde combien qu’ils sont changés. La prison, elle leur apprendra rien de bon, tandis que s’ils restent près de la vieille Marie, ils ne voudront pas qu’il soit dit qu’ellé leur a pardonné pour rien. Je supplie ces messieurs du tribunal qu’ils soient assez bons pour les remettre en liberté. J’aurai l’œil sur eux. Je réponds d’eux. Je veux bien avoir le cou coupé à leur place s’ils recommencent.

Blêmes, immobiles, mais avec une dignité récupérée qui donnait un charme étrange à leur attitude triste, les enfants criminels, sans affectation de remords, simplement, avec la grande humilité de leur repentir, inclinaient silencieusement la tête, à plusieurs coups. On sentait qu’ils s’engageaient. Et le président vit leur regard pur.

Les journaux, en leur temps, signalèrent spécialement dans ce fait divers l’impression produite par cette plaidoirie inattendue de la victime en faveur de ses agresseurs. Tonus mentionnèrent que la vieille femme était venue à l’audience pour les innocenter et que cette défense éloquente eut sur le tribunal une action considérable. Mais il est probable que le mot « éloquent » fut bien fort et bien faible à la fois pour dépeindre le pouvoir spirituel qui avait passé sur ces lèvres usées par la vie, et qui distillaient de la justice absolue dans ce prétoire de justice humaine. L’éloquence consiste en des mots habilement disposés pour produire un fluide actif sur les esprits. Mais dans le mauvais français de la mère Marie, c’était une âme de femme qui s’imposait, une vieille âme, pétrie par soixante années de vertu, de noblesse et de charité véritable.

Les deux enfants furent acquittés et remis à sa surveillance.

Voici vingt ans que ce drame moral s’est passé. La vieille Marie n’est certainement plus, et si la guerre les a épargnés, ceux que j’appelle ici Crozant et Lereduc sont actuellement des hommes presque mûrs. Je ne suis pas informée de ce qu’ils sont devenus, ni de leur persévérance sur la route où nous les avons vus s’engager après leur crime manqué. Mais cette persévérance, je l’affirme en toute ignorance de cause. Car il ne se peut qu’un terrain humain assez sensible à la grâce pour manifester sous son action un pareil amendement, ait pu la dissiper complètement, ni que l’enfantement de cette fière vieille femme de notre race ait pu donner en fin de compte deux

cadavres.

PROSPER OU LA FAILLITE
DE LA MÉDECINE

— Je vous aime, prononce le malade éperdu, en baisant la main gantée de la visiteuse.

La marquise Camille de la Noë-Amaranthe a la tête solide comme beaucoup de femmes ; elle sait calculer, se garantir des risques. Mais elle a le cœur aussi tendre que n’importe qui. Lorsqu’elle a vu sur l’oreiller le visage de Prosper où il n’y a plus sous la peau un globule rouge, et ses yeux emplis de la grande tristesse des malades, elle lui a donné sa main en signe d’une bonne amitié qui n’a plus, hélas ! à craindre les encouragements tacites, les encouragements imprudents, les promesses inconsidérées. Prosper n’en a plus pour longtemps. Il en est à ce point où l’on ne retient plus les gages. Aucun hasard à lui abandonner cette main gantée à laquelle il murmure des serments bien vains.

Il faut rendre à Camille cette justice que depuis son veuvage, avec une probité qui ne s’est jamais démentie, elle s’est appliquée à « semer » Prosper, soit dans le monde, soit au théâtre, soit aux courses, soit à la mer. Et si, par dérogation aujourd’hui, elle est venue chez lui, c’est qu’une rumeur sinistre a commencé de rouler en ville, qui dit que Prosper ne passera pas l’été.

Cette maladie de foie qui jaunissait depuis longtemps un visage anguleux, sévère et rêveur, l’on disait communément dans la société que Prosper la devait à la bile que n’avait pas manqué de lui faire sécréter le mariage de son amie d’enfance avec le marquis de la Noë-Amaranthe, union somptueuse de trois ans et demi qui s’était terminée par l’horrible catastrophe d’automobile que tout le monde sait. Camille avait donc lieu de se tenir en même temps pour l’héroïne et la coupable d’une fin aussi prématurée me celle du jeune homme.

Et la voilà aujourd’hui, dans cette non dans les combles, à deux pas du Trocadéro dont, par la fenêtre ouverte, on apercevait les lanternes espagnoles découpées dans l’azur. L’appartement du jeune attaché de cabinet atteste une vie difficile. C’est un de ces intérieurs où un garçon moderne sait remplacer le bois, le marbre, la laque des ameublements coûteux par quelques étoffes agréablement drapées qui ne trompent personne. Prosper, ruiné par ses sœurs — cinq filles de général, qu’il a fallu doter — n’a jamais fait dans le monde qu’une figure réduite. Au surplus, son air modeste diminue encore son personnage. Même riche, il aurait conservé cette manie de passer à gauche, de saluer petitement, de parler à mi-voix, de s’asseoir au bord des chaises. Évidemment, il y a la situation : attaché de cabinet, c’est charmant. Mais encore… Et cet homme a toujours éloigné Camille qui ne prise la simplicité de la vie que chez les autres.

Camille a deux petits garçons, dont les têtes frisées ont mécaniquement appelé l’héritage du malheureux marquis. Sa part est insignifiante. Elle n’a pu se commander que quatre chapeaux ce printemps. Elle vit de privations, positivement. Hier, encore, cette robe en tussor imprimé de chez Fanchette, c’est la sœur du banquier Bresle qui la lui a soufflée. Il est évident que si Camille épouse le banquier Bresle, l’année prochaine, comme elle sent bien qu’elle ne pourra pas s’en empêcher, elle aura tous les modèles de chez Fanchette qu’elle voudra : et ce sera alors à sa future belle-sœur de jaunir d’envie. Bresle est un peu fort, c’est vrai, un peu large d’épaules ; mais, souvent, les gros hommes sont les plus sensibles. On cite le comte de M…, qui pèse cent kilos, pour s’évanouir à la naissance de chacun de ses enfants.

Les lèvres de Prosper ont dépassé depuis longtemps la manchette du gant quand elle revient à la réalité. C’est au moment où il murmure :

— Le peintre qui a peint vos yeux a changé de pinceau pour l’iris gauche où il y a du saphir plus riche. Et c’est son chef-d’œuvre. L’un est ma douceur, l’autre ma crainte. Vous me faites peur à cause de ce regard plus foncé. Vous étiez-vous doutée que je vous adorais, Camille ?

— Je savais que je vous plaisais, balbutie Camille, surprise qu’un malade puisse être si bien, l’oreiller blanc repoussant le cuivre du teint, la maigreur, les arêtes byroniennes du visage.

— Mais alors, vraiment, vous ne savez pas à quel point ?

Camille n’aime pas mentir.

— Je le devinais bien un peu…

Là-dessus, Prosper se retire, se rentre dans la coquille de ses draps en spirale. Pauvre garçon condamné, près de qui tous les mensonges étaient permis, il aurait fallu lui jouer l’étonnement : « Comment ! Comment ! Pas possible ! » afin de ne pas lui avouer un éloignement systématique et voulu. Camille s’attendrit. C’est elle qui reprend de force la main du malade. Elle promet de revenir demain.

Il est aisé de feindre l’amour auprès d’un garçon aussi bien que Prosper. Quel rôle ! Quelle divine mission pour Camille : adoucir les derniers mois du condamné ! Elle va maintenant tous les jours chez lui. Mettre son rouge, sa poudre, est pour elle un sacerdoce. Son miroir lui renvoie l’image d’une héroïne. Une fois là-bas, elle ne contredit pas aux rêves d’avenir du malade. Il dit : « L’année prochaine, année de bonheur ! » tout comme Bresle, le gros banquier ! Et Prosper un poids plume ! Faut-il que tous les hommes se ressemblent !

Aujourd’hui, deux messieurs se présentent dans l’entre-bâillement de la porte. C’est la consultation des spécialistes. Ils entrent. Ils entourent Prosper d’un air affectueux, mais résigné à tout. Sort Camille, qui disparaît pour un temps dans la salle à manger sans buffet, dans laquelle, à son amusement, on se contente d’accrocher au mur les assiettes et les plats. Elle en rirait si, à côté, deux augures n’étaient pas en train de tirer un horoscope terrifiant. Vingt minutes angoissantes et ils reparaissent, tous deux, le jeune et le vieux intéressés par la florissante Camille qui a les yeux si bien peints. On lui demande si elle est de la famille. Elle rougit en songeant à ce qu’ils pensent…

— Je suis une étrangère, mais une amie d’enfance, de notre toute petite enfance : élevés ensemble à Auteuil, porte à parte.

Le plus vieux lance alors son verdict :

— C’est grave !

Et le jeune, mettant un doigt sur sa bouche.

— La vésicule biliaire…

Et le premier avec un soupir de regret :

— Inopérable !

— Pauvre Prosper ! dit Camille.

Son cas est si désespéré qu’on lui a permis de se lever, d’aller et venir et, — mon Dieu ! à quoi bon les restrictions ! — de boire du vin.

— Chère Camille ! s’écrie là-dessus Prosper. Je vais mieux. Je sors demain. Je vais revivre.

Une idée sublime se forme aussitôt, ainsi que l’explique Vauvenargues, dans le cœur de Camille :

— Cher Prosper, dit cette tendre femme, ivre de dévouement, venez déjeuner demain chez moi, et ce sera notre repas de fiançailles.

Ne vous y trompez pas. Il ne s’agit pas ici d’une comédie destinée à illusionner un malheureux, d’une parole arrachée au comble de la pitié et qu’on oubliera plus tard. Non, non ! Camille a bel et bien résolu d’épouser in extremis son ami d’enfance. Le banquier Bresle a l’âge de toutes les patiences. Il attendra. Pour elle, c’en est fait : son tendre cœur ne laissera point disparaître le charmant Prosper sans lui avoir fait connaître quelques semaines divines. Ô romanesque générosité ! Ô soif d’abnégation ! Ô admirable économie d’une vie de femme ! Ô ordonnance parfaitement mesurée de la sagesse et de la folie, de l’abandon et du calcul ! Ô point de perfection où en est arrivée la raison féminine du siècle !

Cependant, Camille doit sonner, car voici Prosper privé de sentiment, la tête rejetée en arrière, prête à glisser vers l’abîme. Son bonheur trop grand a provoqué une syncope…

Le seizième arrondissement n’eut pas assez de mots pour louer Camille. Tous ses amis versaient des pleurs en racontant, en exemple aux jeunes femmes égoïstes, le miracle de cette jeune marquise éclatante de vie qui traînait à l’autel un moribond. Jamais Saint-Pierre de Chaillot n’avait connu pour un mariage, assistance si houleuse. Chacun voulait contempler de ses yeux le véritable héros de la cérémonie, l’inspirateur du sacrifice, Prosper, le marié in extremis. Il déçut un peu, car il marchait sans la canne fatale que l’on aurait désirée. La vie est un théâtre. Le monde aime à y voir des spectacles bien caractérisés : une Camille plantureuse, un Prosper agonisant : « Grâce au bonheur, murmurait-on à la sacristie, il durera peut-être six mois… » C’était encore trop au gré des amateurs de drame.

Le banquier Bresle, qui n’y était pas venu, se fit relater par sa sœur la cérémonie. Il s’enquit du teint de Prosper, de son amaigrissement, de la fermeté de sa démarche. Quinze jours plus tard c’était lui que les médecins envoyaient à Vichy.

Quant à Camille elle en venait à oublier totalement qu’elle avait épousé un malade. Même les écarts de régime demeuraient sans effet sur la santé de Prosper. Les médecins qui, dans la crainte d’une catastrophe, avaient défendu le moindre petit voyage de noces, déclaraient : « C’est un mieux fallacieux, un mieux trompeur. » Quand on a vingt-six ans, on exagère volontiers l’importance du présent, et celui de Camille était d’une assez belle qualité pour qu’elle ignorât alors systématiquement l’avenir.

Prosper était l’amour même. Il s’effondrait de reconnaissance aux pieds de son idole. Car enfin, c’est elle qui avait voulu hâter le mariage alors que lui parlait de temporiser, d’attendre la fin de sa convalescence, de gagner ainsi l’année prochaine.

« L’année prochaine ! hélas !… » avait pensé Camille.

Il désira se peser. La tendre Camille le détourna de ce dessein, tenant à lui cacher les signes de son dépérissement. Elle ne l’empêcha pas de se rendre en cachette chez son pharmacien et d’y cueillir, sur un carton rose, la preuve qu’il avait engraissé de cinq kilos. Le spécialiste, averti, eut un sourire sardonique. Il resta muet. Il savait depuis longtemps que ces appareils d’officine fonctionnaient mal. Pour Camille, elle crut sentir se détendre un peu l’étau dans lequel elle jouissait de l’existence.

Parfois l’après-midi, Prosper se rendait chez son ministre et expédiait une fraction du courrier. À cinq heures, l’huissier avait la charge du verre d’eau de Vichy, même si l’attaché recevait dans cet instant une solliciteuse.

Camille vendit sa quarante-chevaux. Les médecins décidèrent :

— Il peut très bien se prolonger encore un an.

Camille prenait des taxis, des couturières de second ordre, des femmes de chambre françaises, des relations dans le monde politique. Comme Prosper ne s’éteignait pas et que sa façade à elle diminuait, elle subit quelques blessures d’amour-propre. On ne l’invita pas à la chasse à courre de sa cousine de la Noë.

— La finance, passe encore, aurait dit cette châtelaine.

Camille pleura.

Chaque fois qu’elle traversait à pied, — et d’aventure sous son parapluie — la rue des Belles-Feuilles, elle était sûre de rencontrer l’Hispano du banquier Bresle. Il était enfoncé dans les coussins comme une statue de Michel-Ange. Sa haute figure, en la voyant, respirait la rage ou bien le désespoir.

Enfin, pleine du trouble où sa pauvre petite âme dansait comme un corps léger dans une eau lourde, elle écrivit au vieux médecin de ses parents en province.

C’était un grand paysan de soixante-huit ans, qui l’avait mise au monde. Il arriva un soir en chapeau melon avec un faux col et une cravate à la Flaubert, et un pardessus déteint par les pluies de la campagne. Il étendit Prosper sur le dos et lui fit tirer la langue, à l’ancienne mode. Puis, ses grosses mains interrogèrent les flancs encore maigres de l’hépatique. Cela dura fort longtemps. Des gouttes de sueur roulaient sur le front de Camille. Puis, le vieil homme éclata de rire :

— La bonne blague ! s’écria-t-il.

— N’est-ce pas que je suis guéri ? dit le patient.

— … Si jamais vous avez été malade, mon garçon ! Vous êtes un de ces gaillards de petite apparence, comme on en voit dans nos montagnes, et qui sont plus durs que le roc. Assez d’eau de Vichy. Dix heures de travail par jour, et faites-moi vite à cette petite une demi-douzaine d’enfants !

Ce fut à cet instant qu’après une année Camille épousa véritablement Prosper pour les bons et les mauvais jours, pour la bonne et la mauvaise fortune. Elle éprouva le besoin de se tourner vers son mari :

— Je vous aime, lui dit-elle.

LA CONFIDENCE DU MAL MARIÉ

Mon vieux, l’existence est intenable avec Alice. Fresnes doit paraître plus doux au repris de justice que la détention du mariage à ma pauvre vie journalière. Je suis en proie à l’humeur et à la critique impitoyables de ma femme. Tu changes de figure… tes traits s’alarment, tu ne soupçonnais pas ce mal secret ? Nous donnons le spectacle de deux êtres qui s’aiment ? Eh bien ! mon vieux, nous ne trompons pas nos amis. Alice m’est toujours bien chère et j’ai lieu de croire qu’elle ne pourrait envisager de me quitter. Mais ce terme délicat, cette troisième valeur mystérieuse, produit de la rencontre de deux âmes, notre rapport enfin est comme un fruit gâté. Une tache y est apparue. Alice l’y a mise le jour qu’elle a introduit dans cette zone divine, à ce point ineffable qui est la jonction de deux cœurs humains, le soupçon que je ne l’ai épousée que par calcul, par intérêt.

Tu me connais depuis notre quatrième, tu sais mieux que moi le peu que je vaux : l’homme qui s’emballe au petit déjeuner pour des mérites extraordinaires, pour la sérénité de sa journée, pour une hauteur d’âme à toute éventualité, et qui, au premier coup de téléphone embêtant, se dégonfle, retombe à plat, ne retrouve plus que la baudruche de son égoïsme, de son mauvais caractère, voilà ce que je suis, le même à trente-cinq ans qu’à l’âge ingrat, ni meilleur ni pire. Je ferai un vieillard sans grandeur, sans majesté. Quelque chose me force, contre mon gré, d’être médiocre. Mais enfin, il faut le reconnaître, contre mon gré, et, dis-moi, as-tu connu rien de véritablement malpropre dans ma vie ? Non, n’est-ce pas ? Mes goûts ne sont point bas et il me semble que j’ai l’âme assez claire. Jouer la comédie de l’amour pour obtenir par la femme la situation et la fortune, enfin, mon cher, est-ce de moi ? Eh bien ! voilà pourtant de quoi m’accuse Alice. Voilà sur quoi serait fondée d’après elle notre malheureuse communauté.

Il y a des maris qui soupçonnent leur femme de les empoisonner lentement. Leur palais est sans cesse en éveil. Ils trouvent un goût phosphoreux à leur pâte dentifrice, un goût de salpêtre à leur cigarette. L’eau minérale débouchée à table leur est arsénieuse. Alice souffre comme ces maris. Elle reconnaît sur mes mains, sur mes lèvres un goût de marché. Elle respire les petits présents que je lui fais, bijoux, fleurs, parfums ; ils ont une odeur de papier-monnaie. Tu comprends, j’achète toujours ma place de directeur commercial aux usines de son père ; j’achète toujours sa dot. Le moindre baiser est un chèque. Je donne signature sur signature, mais elle se dit que l’or, elle ne le verra jamais. Ne proteste pas, mon cher, ce furent ses propres paroles lors d’une de nos atroces discussions sur la nature de mes sentiments pour elle. Elle est vraiment une intoxiquée en imagination.

Tu te demandes comment elle s’est avisée de mon prétendu mensonge ? En effet, il n’en a pas toujours été ainsi et nous avons passé cinq ou six années de bonheur limpide. Comment c’est venu ? Ah ! mon vieux, tu ne connais pas Alice. Tu te figures qu’une femme comme elle, quand sa vie morale bute sur un obstacle, cela se sait ? Tu imagines que ses proches en sont informés, que son apparence change sur le coup ? Sache bien qu’au contraire ni sa prunelle ni son humeur ne bougent. Elle est dans vos bras, front contre front, on croit dévorer ses pensées jeunes, ses pensées gracieuses, ses pensées gonflées d’une sincère et loyale ivresse. Et derrière le masque de son corps, protection suprême des femmes, elle accumule secrètement contre vous toutes les pièces d’un noir dossier. Mais le procès, elle ne vous l’intentera que plus tard, à son jour.

Comment cette idée est née chez Alice ? Mais je n’en sais rien. Cela date peut-être de très longtemps. Ce que je puis te dire c’est que gratuitement un soir, elle m’a fait l’aveu de son grief à mon retour d’une soirée passée avec Laffrey. Tu te rappelles, Laffrey, ce grand qui faisait sa philo avec nous ?

Alice avait seize ans quand je l’ai épousée. Je ne sais pas si ces mots « seize ans » rendent pour toi un son extraordinaire. Pour moi, ils sont aussi enivrants qu’aubépine, azur, seigle, abeille, zéphyr. Alice peut m’exaspérer, me diminuer, me piétiner. Elle peut vieillir, je puis avoir soixante ans, je n’en aurai pas moins tenu dans mes bras une femme de seize ans qui, à tous les âges, me sera sacrée. Je suis fou encore quand j’y pense. J’en avais vingt-sept alors. J’ai communié au printemps même.

Elle était réservée et obscure comme les enfants. Une raquette de premier ordre, semblant se dépenser toute, bondissante, dansante, sur les courts de Saint-Cloud, après les balles comme une hirondelle après une mouche. Mais ce n’était que la centième partie de sa vie, de même que ses rires incoercibles devant un jeune homme gauche, une vieille dame fagotée, de même que ses vocalises capricieuses pour un rayon de soleil. Sa puérile tendresse, il fallait la lui arracher, lui demander dix fois le jour : « M’aimez-vous ? » Jamais elle ne m’embrassait que dans l’obscurité. Puis, certaines nuits, des mots de femme :

« Vous êtes mon océan. » « Oh ! Pierre, je suis si petite… »

Tu comprends, mon vieux, seize ans, ce n’est pas l’âge de la méfiance et son soupçon ne date pas de là. Mais c’est l’âge des jardins secrets. Je m’aperçus bientôt qu’elle fermait à clef la commode Louis XV de notre chambre où elle rangeait de vieilles poupées, un certain carton bleu, les gants d’une petite fille inconnue, et les photographies de son voyage en Espagne. Je la trouvais parfois à genoux devant un des tiroirs, roulant un ruban sur ses doigts. À quoi pensait-elle ? Ses livres étaient recouverts d’un papier batik. C’était pour que je ne pusse en savoir les titres. Je revois toujours son geste, quand je la surprenais plongée dans un roman, de fermer son livre comme une claquette et de l’enfermer sous son bras, mieux qu’à clef.

— Que lisiez-vous, Alice ?

— Oh ! une ineptie.

À l’entendre, elle n’aurait jamais lu que des inepties. Pas une fois elle n’a avoué de l’intérêt pour une lecture, même lorsque je lui voyais les yeux rouges et que je me mourais de son mystère. J’en suis encore à me demander si elle n’écrivait pas son journal comme les petites filles de cet âge ; un journal où il y aurait eu des langueurs, des clairs de lune, des mots comme ceci : « Pierre m’a embrassée moins fort qu’hier : il ne m’aime plus. » Je l’ai vue, un jour, précipiter en hâte un cahier dans la commode. Mais, après tout, je sais qu’elle copiait aussi des poésies, en secret.

Avec cela, bavarde comme un oiseau. Ne tarissant ni de rires ni de paroles. Elle moussait comme ces champagnes avec quoi l’on est toujours volé au moment de boire ; pas un atome d’elle-même au fond du verre. C’était des autres qu’elle parlait. As-tu remarqué, mon cher, qu’un petit enfant ne cède jamais non plus un pouce de sa vie intérieure ? Je crois qu’il faut trente ans à une femme pour qu’elle sache s’exprimer elle-même ; et alors, elle ne le sait que trop. Mais une femme-enfant, c’est difficile, mon vieux, c’est extraordinaire. Maintenant encore, avec ses vingt-quatre ans et cruelle comme elle l’est avec moi, elle a le don des inaccessibles, des impénétrables : elle est vertigineuse.

Ce que je raconte là, je ne l’ai dit à personne, même pas à Laffrey qui est devenu notre voisin à Saint-Cloud et qui croit à notre bonheur apparent. Tu comprends, Laffrey, je l’ai retrouvé il y a trois ans, comme toi, par hasard. C’était lors d’un festival Debussy à la salle Beethoven. Je marche sur le pied d’un grand monsieur, c’était Laffrey : mais un Laffrey fantôme, comme retombé au fond de lui-même et que je voyais l’instant d’après écouter le quatuor à cordes, la tête décollée de ses épaules géantes, en angle droit, le menton dans le gilet, penché comme sur un tombeau. J’ai eu l’impression que je frôlais un homme en état de choc, une douleur insigne. Le lendemain, il était à mon bureau, sans rien me dire encore de son secret, mais comme s’il avait peur de perdre l’occasion d’un sauveteur possible. Oh ! son secret n’en est pas un. Il aime une femme malade qui, à l’heure qu’il est, se soigne en Suisse et ne guérit toujours pas. La crise de Laffrey dure encore. C’est l’homme qu’il faut amuser, arracher à l’idée fixe, distraire comme un enfant. Mon triomphe, c’est lorsque je puis l’entraîner dans une partie de pèche avec moi sur la Seine, ou bien dans un restaurant de choix, et que seuls en face l’un de l’autre, je retrouve mon Laffrey d’autrefois, la tête droite sur les épaules, étincelant, son esprit de symbole revenu, faisant des gens, comme naguère, des portraits par analogies, par évocations successives. Très fort, Laffrey ! Mais le malheur que je te confie à toi ce soir, mon vieux, tu avoueras que je ne peux pas en écraser cet ami chancelant qui a loué à Saint-Cloud pour être moins éloigné du secours que je lui apporte.

Alice n’a pas de sympathie pour Laffrey. Elle n’hésite pas à me froisser en le traitant de déséquilibré et de neurasthénique. Et, Dieu sait ! Personne n’a le jugement plus corrigé, plus rectifié sur les hommes, sur les événements. Il écrit dans une revue économique des articles aux assises de ciment. Mais Alice décrie aussi ma famille, ma mère, mes sœurs, tout ce qui me touche de près. Elle m’a dit un jour : « A-t-il fallu que l’enjeu soit beau pour que vous consentiez à perdre Monique et Paulette, ces modèles ! » Une autre fois : « Sans votre mariage, vous moisiriez encore au ministère sur le propre rond de cuir de votre père. Le plus triste est qu’il a fallu prendre la fille avec l’usine des Vallées. » Voilà, mon cher, ce que je dois entendre sur une bouche que j’aime toujours, je te le jure. Oh ! dans ce cas-là, certes, je doute si je ne déteste pas ma femme. Mais, que par là-dessus elle pleure un peu, mon cœur fond, je n’ai plus envie de la quitter, de fuir, de reprendre ma liberté — parfois de brutaliser cette pauvre petite.

Dis-moi, oh, dis-moi le moyen de la convaincre que c’est elle que j’ai voulue, que je l’aurais prise en haillons rien que pour ses seize ans, sa joue en fleur, la nuit parfumée de son âme, son énigme ; que je l’aime enfin puisque depuis huit ans, crois-le ou ne le crois pas, je lui reste strictement fidèle. J’ai vu des femmes très bien ; l’idée de trahir Alice m’a toujours paru monstrueuse. Tu vois, tu ne protestes pas parce que tu me connais. Eh bien ! Alice protesterait, elle. Oui, en haillons je l’aurais adorée. Si je l’aurais épousée ? Mais… mais… je le crois mon cher. D’ailleurs la question ne se serait pas posée. Je ne t’apprends rien en te disant que nous étions sans fortune. Mes sœurs, Monique et Paulette, sont obligées de travailler dans une banque et je n’ai dû de pouvoir faire mon droit qu’à une petite place d’expéditionnaire à la Chancellerie. Bref, je n’étais pas dans les conditions de Laffrey qui est riche et qui, s’il peut arracher à la mort sa poétique Elvire, lui offrira pour la vie des lits de roses où reposer éternellement ses charmes fragiles. Il m’était interdit, à moi, d’épouser une femme qui n’eût rien. Jusqu’ici donc, je te concède que l’idée d’une dot s’incorporait malgré moi à l’idée de mariage. Une nécessité. Une loi.

Un jour, à Saint-Cloud, je suis entraîné par un voisin à une partie de tennis. Je vois, dans un rectangle découpé parmi les arbres, des jeunes femmes en blanc, des garçons immaculés et, au milieu d’eux, un être extraordinaire qui répandait de la clarté, qui semblait être la raison profonde de l’univers, un être aussi différent des autres qu’une bergère de son troupeau. Alors que les yeux des autres apercevaient tout simplement par une échancrure des frondaisons la Tour Eiffel, l’Arc de Triomphe, le dôme des Invalides, les tours de Notre-Dame, récifs du grand lac gris de Paris, les siens déchiffraient des mystères qui la faisaient sourire à l’Infini. Il y avait bien là une dizaine de personnes. Pas une seconde je ne pensai que ces jeunes femmes et ces jeunes gens pussent attirer son regard. Pas un instant je ne doutai que je ne fusse le seul, quand il aurait rencontré le mien, à pouvoir satisfaire ses curiosités divines. Ne semblais-je pas le seul à avoir deviné son essence ?

On fit pivoter les raquettes je devins son adversaire. Je fus enragé de la vaincre. C’était une frénésie, le combat de Jacob et de l’ange ! Tu conçois l’orgueil de triompher de l’ange ! Mais elle me battit. Enfin, voilà comment je connus Alice.

Aucune réflexion, aucune déduction, aucune pensée logique cet après-midi-là. Les yeux du génie charmant et les miens s’étaient rencontrés plusieurs fois. J’étais complètement ivre. J’ai raconté à Laffrey ce qui s’était passé là ; il m’a affirmé que la véritable naissance de l’amour n’est pas autre chose et que c’est ainsi que lui-même fut pris par cette belle jeune femme que la maladie lui refuse sans cesse.

Cela dura la nuit, toute la journée du lendemain : une sorte d’hypnotisme. Je dois avouer — car en ce moment, mon vieux, tout en te confiant mon cas, je l’analyse, j’examine ma conscience, je veux me rendre à moi-même un compte exact de tout — je dois avouer que deux ou trois jours sans revoir la surprenante jeune fille me dégrisèrent. L’image d’elle que je portais en moi au point de croire parfois que je lui ressemblais, s’atténua. Elle ne m’avait pris encore que spirituellement. Laffrey prétend que les premiers instants de l’amour sont toujours dégagés de la chair. Enfin ma pensée revit Alice raisonnablement, une enfant de dix-sept ans peut-être et encore toutes ses formes de petite fille.

C’est ici que se place dans les soubassements obscurs de moi-même l’incubation de mon désir et la genèse de mon projet. Je me trouvais à ce point, à cette place aiguisée et subtile entre deux décisions, où il m’eût été aussi facile de rejeter à l’abîme mon émotion que de chercher à la faire renaître. Je regrettais certainement l’ivresse disparue et j’avais envie de revoir Alice pour en sentir à nouveau le rayon. Mais ce rayon se reproduirait-il ?

Je suis obligé de reconnaître ceci, qu’en l’absence de tout renseignement je déterminais chez Alice le je ne sais quoi de certain, d’assuré, de décidé qui marque les filles riches autant que leur robe de sport ou la forme de leurs souliers de tennis. Pas un instant le problème ne se posa de savoir si elle n’appartenait pas à un milieu modeste, et si en faisant un premier pas vers ma petite joueuse de balles, je ne m’engageais pas envers quelque fille pauvre reçue par faveur dans un cercle élégant. Alice sentait la fortune. Elle l’avait dans le port de tête, dans son rire, dans sa liberté souveraine, dans son petit pied dominateur. On la voyait très bien s’engouffrant après la partie dans une salle de bains à mosaïques, parmi les flacons de cristal et d’argent, pour plonger son corps bruni de jeune oisive qui eut tout le temps de se hâler au soleil, dans une eau parfumée. Je te dis cela, c’est exactement une vision que j’eus, symbole de ses raffinements, de ses soins renchéris.

Que l’essence rare d’une fille riche soit un élément de séduction, tu ne le nieras pas. Des doigts qui n’ont jamais touché que des étoffes précieuses, que des métaux précieux, que de vraies perles, de vraies pierres ; des pieds qui n’ont jamais foulé que du vrai Beauvais, du véritable Aubusson ou des tapis persans ; des yeux habitués aux tableaux originaux, aux meubles de style, aux animaux de race, aux pur sang, aux objets de marque, des yeux qui ne voient au théâtre que les premières, aux concerts que les virtuoses, des yeux tellement nourris d’authenticités qu’ils ont le mépris de limitation, de la falsification, de la seconde main, de tous les similis, mon cher, cela crée à une jeune fille une sacrée personnalité, quelque chose qui émeut comme le mot « princesse ». Oui, c’est vrai, cette grande pureté du luxe qui émanait d’Alice m’a ébloui et l’idée qu’elle pourrait m’entraîner avec elle dans cette région irradiée de vrais diamants, de vraies perles, de vrai Louis XV, dans cette région princeps de toute littérature, de toute peinture, de toute musique, de tout art, de tout bien-être, m’a effleuré.

Qu’est-ce qui détermine un garçon de vingt-sept ans à épouser telle ou telle jeune fille ? Comment se solidifie et se cristallise en lui, aussi insensiblement qu’un grain de sel dans un marais silencieux, cette extraordinaire ambition d’attacher tous ses jours, tous ses intérêts, toutes ses humeurs aux jours, aux intérêts, aux humeurs d’une femme ? Est-ce seulement l’attrait, le désir ? Mais pourtant combien de jeunes filles qui vous charment à vous étourdir et qu’on n’épouserait pas ! Il faut que dans votre inconscient des fées aux mains de chimistes amalgament la prudence, les précautions, la prévoyance à l’enivrement en vue d’une sélection rationnelle et pratique. Je confesse qu’au bout de trois jours, avant d’avoir revu Alice, j’allai demander à mes voisins qui elle était. On me nomma le grand industriel des Vallées qui était son père et n’avait d’ailleurs pas d’autre enfant. Je mentirais si je te disais que l’idée de mariage n’était pas déjà secrètement éclose en moi. Le nom du beau-père éventuel me causa un véritable effarement. Les fées aux mains de chimiste qui travaillaient dans mon âme eurent peine à vaincre mon sentiment de impossibilité. Restait, toute-puissante, l’envie de revoir Alice, de ressentir encore le rayon d’Alice. Je sais que Laffrey aussi a connu au début de son amour cette fatalité qui, à l’heure où l’on n’est pas complètement pris encore, vous ramène de force au foyer de l’obsession. Le dimanche suivant, je retournai au tennis de Saint-Cloud et je la retrouvai.

Je la retrouvai tout entière avec ce rayon que j’étais seul à voir. Et c’est alors que je compris que c’en était fait : l’idée de l’union avec ce jeune être somptueux avait pris corps en moi. Tout ce qui est arrivé depuis lors m’apparut comme sur un écran. Je me vis épousant Alice enfant ; son père m’élevant à un poste de grand vizir dans son usine ; m’offrant des appointements fabuleux pour l’expéditionnaire que j’étais, mais qui me permettraient de mettre aux pieds d’Alice un salaire digne d’elle ; nous faisant bâtir une villa blanche face au poudroiement de Paris et notre vie conjugale se déroulant dans le décor requis par la qualité de mon amour.

Non, je n’ai pas calculé ; non, je ne fus pas avide. L’élévation de ma vie se présentait avec l’attrait d’Alice pour consolider en moi le projet du mariage. Je ne dis pas que cette élévation me fût indifférente : elle me faisait fermenter le sang quand j’y pensais. Je ne dis pas que ma raison n’embrassât étroitement ces heureuses conditions d’union et ne me soutint avec force dans la difficile conquête qu’hésitant encore, j’allais entreprendre, en ce sens que, si Alice par exemple eût été soudain privée de l’héritage et des biens de son père, mon amour sujet encore à ces fluctuations, à ces remous qui marquent le début d’une passion (Laffrey l’a observé comme moi) n’aurait peut-être pas pu résister au sentiment du déraisonnable et du périlleux qui eût lutté contre mon désir et ôté à ma folie la vigueur de se décider. Car, mon cher, tu es garçon, mais tu dois bien te douter des tergiversations où l’on peut nager à l’instant de choisir sa femme, et que toute une partie de soi-même se défend d’être dupe et vous avertit froidement des risques où l’on s’engage. Cette portion de l’individu qui sert de témoin à l’autre n’est pas attaquée par la passion. Elle est comme un parent expérimenté qui vous montre les défauts possibles de la bien-aimée, des malfaçons morales ou un caractère acariâtre : de la duplicité, de la perversité, enfin toutes les calomnies imaginables. L’amour nouveau-né, va, est un pauvre enfant qui n’a jamais l’air viable. Quelles sollicitudes pour le sauver ! Que de secrets remèdes ! Mais c’est une robuste nourrice à lui donner que la raison. Un fol amour raisonnable, voilà ce qui conduit au mariage. Eh bien ! je ne dis pas que la fortune d’Alice n’ait joué dans ma décision, mais enfin, elle n’a en somme qu’étayé mon amour.

Je me battis donc de nouveau contre Alice aux courts de Saint-Cloud. Cette fois, je la sentais un peu mienne déjà, comme un objet sur lequel on a jeté son dévolu et qu’on est à la veille d’acheter ; et je voulus perdre parce que la tendresse et la protection étaient déjà en moi. Elle m’envoya un : « Mais vous le faites exprès, monsieur ! » qui grandit mon sacrifice et me ravit. Puis, assis sur un banc rustique, nous causâmes devant Paris. Elle me demanda quels quartiers je préférais et si j’aimais mieux le Marais que la plaine Monceau ; et il se trouva que je pensais comme elle. Je sus qu’elle allait commencer sa philosophie, puis aller en Norvège l’année suivante. Je fus épouvanté des projets que j’avais à déranger. Là-dessus, j’eus l’occasion de rattacher sa sandale, je tins un instant son pied dans ma main, son pied dominateur, et à cette minute même, sans que je lui demandasse rien, elle me confia qu’elle prenait ses seize ans ce jour-là. Je ne la croyais pas si jeune. Ce coup me fit chanceler. Songe donc, à peine légalement nubile ! Je changeai de langage et pris des formules puériles pour lui parler. À la fin, elle me demanda de venir faire des balles chez elle le mercredi avec mon camarade. Elle n’était pas si petite fille qu’elle n’eût compris ma romance sans paroles. Ce n’est pas sûr que je lui eusse alors déjà plu ; mais elle aimait le goût de mon encens.

Cela dura les vacances.

Lorsque je la voyais, j’entrais dans le temple où nulle distraction n’était possible ; je m’abîmais en sa présence réelle sans la moindre réflexion. Lorsque je ne la voyais plus, j’analysais mon effrayant amour, me demandant s’il tiendrait, s’il n’était pas né d’une fantaisie de mon esprit, s’il comportait le Grand Serment, s’il Justifiait le front que j’avais d’aller le déclarer au fameux industriel des Vallées. Je doutais de moi. Je doutais aussi d’Alice. Je me surprenais à dire férocement : « Après tout, c’est peut-être une pécore ! » Mon vieux, on est ainsi. Un cœur humain est capable des pires soupçons contre ce qui lui est le plus cher. Mais cela se passait dans des régions latérales à mon amour qui croissait d’heure en heure, sans éclaboussures.

Et puis, en effet, il y avait derrière elle le luxe compensateur qui ne motivait pas ma décision mais me permettait d’accepter les éventualités troublantes qu’elle comportait ; par exemple, que la société d’Alice me devint un jour fastidieuse, que je cessasse de l’aimer, qu’elle se révélât revêche ou légère. Vois-tu, j’ai des hérédités de grands-parents riches, moi. Quand on passe sa jeunesse étouffé dans le petit appartement à huit mille francs de sa famille et qu’au moment d’asseoir pour toujours sa place sociale, à ce moment fatal du mariage, où, d’un coup, l’on va tout jouer, les visions d’une vie puissante apparaissent, est-on blâmable d’être aspiré de ce côté ? Après tout, si je me trompais sur Alice, restait la vie puissante.

Voilà ce qui servit de lisières à mon amour naissant. J’en conviens. Mais, à mesure que j’avançais dans la connaissance d’Alice, les odieuses pensées, les tentations contre elle que je t’ai dites devinrent la proie du feu. Les sécurités que me donnait cette âme de cristal suffirent à m’assurer contre la vie conjugale. Mes hésitations n’eurent plus raison d’être. Il n’en est pas moins vrai que tout un temps, je dus aux conditions qui rendaient ce mariage magnifique d’avoir lutté pour mon amour et pour le mariage contre le doute. Je jure, mon vieux, que la détermination finale, le décret de ma volonté fut donné dans un élan de passion. C’est quand je compris qu’Alice commençait à s’attacher à moi, et que, renonçant à la voir davantage sans l’assurance que son père m’agréerait, je fis présenter à ce père inconnu ma requête par mon camarade.

Je fus mandé un matin chez celui qui devint en ces jours-là le maître de mon sort, et, avant d’en décider, voulait me voir.

On arrivait à lui par un hall fleuri sur lequel s’ouvraient les portes vitrées de ses ateliers infernaux. Et au fond, c’était le cabinet de ce metteur en scène magnifique, dont la seule réelle ambition consistait à attirer tout ce qui passait à portée de sa main, affaires ou hommes. Moi-même, piètre personnage dont les vingt-sept ans n’avaient pu parvenir à rien, qui, au surplus, lui faisais l’injure de prétendre à sa fille, au lieu de m’écraser de sa surface, déjà sensationnelle dans l’Europe industrielle, il voulut avant tout me conquérir et me traita en égal.

Il avait l’attrait de ces hommes dont la fortune est encore toute jeune et toute verte, fleure encore la vie plus que les vieilles rentes. Il n’était riche que depuis quinze ans, peut-être douze ; le sourire de la réussite ne s’était pas encore figé en arrogance sur les lèvres de sa quarantaine. Il en était toujours à la période où le parvenu joue encore avec sa fraîche proie.

Il me charma : il me força d’être à mon avantage. Il me proposa de visiter son usine : sans nous arrêter aux tours, aux fraiseuses, aux décolleteuses, en passant vite, elle dura deux heures. Pas un mot d’Alice. Pas un mot de mon doctorat en droit. J’étais un noble étranger curieux d’industrie, un ambassadeur de quelque firme occulte. Mon vieux, en le quittant, je raffolais de lui.

Laffrey prétend que mon beau-père est une grande coquette et qu’il lui est impossible de ne pas plaire. Je me dis qu’il en eût peut-être agi de même avec le dernier balayeur de ses ateliers. C’est une âme pittoresque. Enfin, tu connais sa popularité.

Pendant un mois, je n’entendis parler de rien et je m’étais interdit de voir Alice. Quelle torture ! Par une sorte d’explosion à retardement l’énormité de la situation du père commençait maintenant à me foudroyer. Le seul souvenir des salles de machines, des dynamos, du bureau commercial, pulvérisait ma chétive personnalité. Je m’humiliais moi-même à plaisir. Je n’ambitionnais plus que l’éternité de ma chaise d’expéditionnaire à la Chancellerie pourvu que le père courroucé s’écriât à tout le moins : « Tenez, prenez-la, ma fille, mais sans un sou. »

Alice seule, Alice sans perles ni soie, Alice pauvre, Alice nue, voilà exactement ce que je pleurais. Et je te donne ma parole, mon vieux, qu’au point où j’en étais, le reste ne comptait plus.

Quelqu’un ouvrit un jour la porte de mon bureau, place Vendôme. Celui qui est aujourd’hui mon beau-père s’avança vers moi, les épaules carrées, sa forte tête frisée, ur port de maître. Il n’y a que lui pour vous prendre aussi affectueusement par le bras. Il souriait gentiment : « Je vous emmène dîner chez Gustave. J’ai à vous parler. » C’était pour me proposer la place que j’occupe encore à cette heure. Il m’apparut comme un dieu. C’est justement ce qu’il aime.

Pourquoi il m’a accepté comme gendre ? J’avoue qu’aujourd’hui, je ne le sais toujours pas. Peut-être parce qu’Alice l’en avait prié. Peut-être parce qu’à ma première visite, cet homme sensible comme un fil de soie a perçu en moi une adoration, parce que mon visage était émerveillé devant lui.

Maintenant, tu sais tout.

Alice m’aimait. Je ne crois pas que beaucoup d’hommes aient connu le même bonheur que moi. Je te fais juge : était-ce un bonheur impur ? Mon sentiment, comme le dit ma femme, fut-il gâté par le calcul et l’intérêt ?

Mais, dans le mariage, il n’y a pas de sentiment pur ni de décision irréfléchie. Je défie un mari de ne s’être pas, fût-ce une minute, assuré contre la personne même de sa fiancée, contre le péril des inconnues de sa fiancée (car enfin on épouse toujours la nuit féminine) par des considérations subsidiaires à l’amour. Au plus vif d’une passion, un homme ne perd jamais de vue que cette passion ne remplira pas toute sa vie. Cette secrète lucidité — et souvent inavouée — l’avertit des apports que lui fait la femme élue en vanité, en considération, en relations, en joies culinaires ou en millions. Je crois pouvoir passer à ce titre parmi les plus désintéressés. Pourquoi faut-il qu’Alice à vingt-deux ans se soit avisée sans motif de son aveuglement et de ma cupidité !

La pauvre petite souffre, prétend qu’elle n’est rien pour moi, que je n’ai jamais pu lui prouver irréfutablement mon amour, alors que, par l’emploi de mon temps, je lui ai démontré ma scrupuleuse fidélité. Qu’est-ce qu’une femme peut désirer de plus ?

Je sais ce que je pourrais lui proposer : donner ma démission à son père, quitter notre villa de Saint-Cloud, rendre la dot, aller chercher fortune avec elle au Maroc. Oh ! je suis de taille, tu sais. Le désert de Célimène et d’Alceste, un grand tralala romantique. Les femmes adorent le théâtral. Cette fois, Alice croirait en moi. Mais, voilà, mon vieux, il y a toi que je retrouve enfin après dix ans, nos vieilles causeries devant un bock dont nous allons reprendre l’habitude. Et puis, ce malheureux Laffrey qui est à la veille peut-être de perdre sa fiancée. Que deviendrait-il ?

FIN

TABLE DES MATIÈRES


BRODARD & TAUPIN
COULOMMIERS-PARIS
17915-9-32.
4305-103