« Bien-heureux est celuy »

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Texte établi par Adolphe Chenevière, Plon (p. 12-14).

CANTIQVE.
DONT L’ARGUMENT EST PRIS DU PREMIER
PSEAUME DE DAUID
[1].

Bien-heureux est celuy qui parmy les delices,
Dont le monde a sucré le poison de ses vices,
Et parmy tant d’apasts à mal faire allechans,
Regit si prudemment les desirs de son ame,
Que nul secret remors son courage n’entame
Pour auoir augmenté le nombre des méchans.

  Qui n’admire en son cœur rien qui soit sous la Lune
Qui ne fait point hommage au sceptre de fortune :
Qui ne luy laisse auoir nul empire sur soy :
Qui vrayement et d’effect est ce qu’il veut parestre :
Qui de nul maistrisé, de soy-mesme est le maistre,
Regnant sur ses desirs, et leur donnant la loy.

  Qui lisant iour et nuict des yeux de la pensee
La loy du Tout-puissant en son ame tracee,
Conçoit de beaux desirs, produit de beaux effects :
Et de qui le courage abhorrant la vengeance,
D’un volontaire oubly noye en sa souuenance
Les torts qu’il a receus, et les biens qu’il a faits.


Qui ne pouvant du corps s’esloigner de la pompe
Des folles vanitez dont le lustre nous trompe,
S’en va de la pensee et de l’ame esloignant :
Si bien qu’au monde mesme il est absent du monde,
Et n’a rien és grandeurs dont sa fortune abonde
De si grand qu’un grand cœur sans fard les dedaignant.

Cet homme-là ressemble à ces belles olives
Qui du fameux Jourdain bordent les vertes rives,
Et de qui nul Hyver la beauté ne destruit :
Les ruisselets d’eau vive autour d’elles gazoüillent :
Jamais leurs rameaux verds leur printemps ne despoüillent,
Et tousjours il s’y trouve ou des fleurs ou du fruit.

Nul effroy, nulle peur en sursaut ne l’éveille :
Endormy Dieu le garde, éveillé le conseille :
Conduit tous ses desseins au port de son desir :
Puis fait qu’en terminant son heureuse vieillesse,
Ce qu’il semoit en terre avec peine et tristesse,
Il le recueille au ciel en repos et plaisir.

Il n’en va pas ainsi de celuy qui mesprise
Et la loy du Seigneur, et la voix de l’Eglise,
Soy-mesme estant son Dieu, son Eglise, et sa loy :
Sa plus parfaicte joye en douleurs est feconde :
Et bien qu’il semble avoir son Paradis au monde,
Si porte-il malheureux son enfer quant et soy.

Le ver qui dans le cœur jour et nuit le consume
Tournant tous ses plaisirs en dolente amertume,
Luy fait avec horreur regarder le Soleil :
Et plein d’un desespoir qui sans cesse l’outrage,
Il voit à tous moments l’espouventable image
De l’eternelle mort errer devant son œil.

Ny pompe, ny grandeur, ny gloire, ny puissance
Ne sçauroient destourner le glaive de vengeance
Pendant dessus son chef des mains de l’Eternel,
De qui l’inevitable et severe justice
Fait qu’il est à toute heure en un mesme supplice
Tesmoin, juge et bourreau, non moins que criminel.

Non, les fiers Aquilons de leur venteuse haleine
Ne promenent pas mieux sur le dos d’une plaine
La paille rencontree au champ du laboureur,
Que Dieu le poursuivra sur le front de la terre,
Si jamais son pouvoir luy declarant la guerre
Change sa patience en ardante fureur.

Puis quand viendra le jour, le jour espouventable,
Où les peuples jugez par sa bouche equitable,
Seront de leurs forfaits eux-mesmes deceleurs :
Alors le miserable envoyé pour pasture
Au feu qui sert là bas aux ames de torture,
Payra ses courts plaisirs d’eternelles douleurs.

Car le Seigneur est juste autant que debonnaire,
Et sa saincte equité paye à tous le salaire
Que meritent leurs faits soient cogneus soient cachez :
Encor que moins enclin aux peines qu’à la grace
Tous les jours sa bonté nos merites surpasse,
Et jamais sa rigueur n’egale nos pechez.


  1. Le premier psaume de David a seulement servi de thème au poète. — La traduction exacte en a été faite par Marot.