Pensées d’août/À J.-J. Ampère

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Pensées d’aoûtMichel Lévy frères. (p. 255-258).

À J.-J. AMPÈRE


« Movemur enim nescio quo pacto locis ipsis, in quibus eorum quos diligimus aut admiramur adsunt vestigia. »
Cicéron, De Legibus, II, 2. (C’est Atticus qui parle.)
« Est quidem, mi Lucili, supinus et negligens qui in amici memoriam ab aliqua regione admonitus reducitur : tamen repositum in animo nostro desiderium loca interdum familiaria evocant. »
Sénèque à Lucilius (Lettre 49).


Les lieux sont beaux et grands ; ils parlent un langage
À d’abord étonner, à remplir sans partage,

À faire qu’on s’arrête à leur gloire soumis,
Et qu’Ithaque un instant s’oublie, et les amis.
Et pourtant, et bientôt, cette nature immense
Laisse un grand vide au cœur et le tient à distance,
Et tous ces monts glacés qu’à l’horizon je vois,
Four m’y bercer de loin, n’ont pas même les bois.
Oh ! j’ai besoin toujours, quelque lieu qui m’appelle,
De l’homme et des amis, du souvenir fidèle,
De ressaisir au cœur l’écho du cœur sorti,
De chercher au sentier ce qu’un autre a senti !
De ce cadre si fier par les monts qu’il assemble,
Dans un détail chéri, l’on goûte mieux l’ensemble.
En y prenant pour guide un rayon préféré,
Le tout plus tendrement s’éclaire à notre gré.
Un banc au bord du lac, un ombrage, une allée
Où d’avance l’on sait qu’une âme, un jour voilée,
S’est assise en pleurant ; des rocs nus et déserts,
Mais qu’un chantre qu’on aime a nommés dans ses vers ;
Ces places, à nous seuls longtemps recommandées,
Mêlant au vaste aspect la douceur des idées,
Voilà, dans ces grands lieux, à l’écart et sans bruit,
Ce que ma fuite espère et tout d’abord poursuit.

Laissant les bords nombreux où le regard hésite,
Aussitôt arrivé, j’ai donc choisi mon site
Aux bosquets odorants d’une blanche villa,
Cherchant l’endroit, le banc, et me disant : C’est là !
Il était soir ; le jour, dans sa pénible trace,
Avait chargé le lac d’orage et de menace ;
Mais, comme dans la vie on voit souvent aussi,
Le couchant soulevait ce lourd voile éclairci.
Je m’assis solitaire, et là, pensant à Celle
Qui m’avait dit d’aller et de m’asseoir comme elle,
Je méditais les flots et le ciel suspendu,

Le silence lui seul et le calme entendu,
La couleur des reflets. La nue un peu brisée
Jetait un gris de perle à la vague irisée,
Et le lac infini fuyait dans sa longueur.
Cette tranquillité me distillait au cœur
Un charme, qui d’abord aux larmes nous convie :
« Oh ! disais-je en mon vœu, rien qu’une telle vie,
Rien qu’un destin pareil au jour qu’on vient d’avoir,
Lourd, orageux aussi, mais avec un tel soir ! »

À Lausanne, aussitôt que la barque m’y jette,
Qu’ai-je fait ? tout d’un bond j’ai cherché la Retraite,
C’est le nom (près de là) de la douce maison,
Où des amis bien chers ont fait une saison.
Ils m’en parlaient toujours d’une secrète joie.
Le lac vu du jardin, ces grands monts de Savoie
Tout en face, si beaux au couchant enflammé,…
J’ai voulu prendre un peu de ce qu’ils ont aimé.
Je suis allé, courant comme à la découverte,
Demandant le chemin à chaque maison verte,
Tant que, lisant le nom sur la barrière écrit,
Je m’y sois arrêté d’un regard qui sourit ;
Et, sans entrer plus loin (car si matin je n’ose),
J’ai tout vu du dehors, comme hélas ! toute chose.
Enfin j’ai côtoyé, j’ai compris ce doux lieu ;
À mes amis, un soir d’hiver, au coin du feu,
Je dirai : Je l’ai vu ; je pourrai leur répondre,
Et, sur un point de plus, l’âme ira se confondre.

À Thoun, miroir si pur, de granit encadré,
Je voguais, à la main tenant mon cher André,
Négligemment, sans but… Tout d’un coup, à la page
Où je lisais le moins, je saisis un passage :
Ô Thoun, onde sacrée ! [1] — Il a vu ces grands bords ;

Jeune, il a dénombré leurs sauvages trésors.
Il les voulait revoir, quand l’amour infidèle
Le délaissait en proie à sa flamme moins belle ;
Il s’y voulait guérir ! — L’eau, les monts et les cieux
Ont redoublé d’attrait. Le roc mystérieux
Qu’il m’indique en ses vers, et le creux qui s’enfonce,
Le voilà, plus présent quand c’est lui qui l’annonce.
Il y cherchait, blessé, comme un asile sûr.
Mon cœur, aux mêmes lieux trainons mon deuil obscur !

Ainsi, je vais en art, en amitié secrète,
Observant les sentiers. Ainsi, fais, Ô poëte,
Ainsi, fais de tes jours ! et quand l’homme bruyant,
Qu’on répute là-bas solide et patient,
Jusqu’à trois fois peut-être, en sa lourde carrière,
Change d’opinions et de vaine bannière,
Toi qui parais volage et souvent égaré,
Passe ta vie à suivre un vestige adoré !


  1. André Chénier, Élégie 40°.