À Kolomea, contes juifs et petits-russiens/Il reviendra !

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Traduction par traduits avec l’autorisation de l’auteur par A. C. Strebinger.
A Kolomea : Contes juifs et petits russiensHachette (p. 265-282).

IL REVIENDRA !



« Elle est folle », dit ma mère un soir que nous passions devant la croix de bois, au pied de laquelle la vieille Tatiana était assise, les yeux fixés sur l’horizon lointain et absorbée dans une muette contemplation. Jusque-là, je n’avais jamais pris bien garde à elle. Une vieille femme, aux yeux d’un enfant, n’est qu’une vieille femme, pas davantage. Mais, dès lors, je ne vis plus Tatiana sans éprouver un sentiment où la terreur se mêlait à la sympathie et à la curiosité. J’allai même jusqu’à faire des détours pour la rencontrer. Quand j’avais battu la lisière de la Dombrowna et jeté l’effroi parmi les bandes d’écureuils ou d’oiseaux mis en fuite par le cliquetis de mon petit fusil à un coup, je suivais volontiers le ruban capricieux de la grande route pour retourner au village, dans le simple but de me rapprocher du crucifix. Et lorsque j’apercevais la vieille femme, toujours si grave, si triste et si rêveuse, je prenais ma course, et je m’enfuyais à toutes jambes. Une fois, par hasard, qu’elle tourna la tête de mon côté et murmura un « Christ soit glorifié », j’en ressentis une telle frayeur, qu’il me sembla que ce n’était pas moi, mais une voix inconnue qui lui répondit de loin : « Éternellement ! Amen. »

Ce qu’elle faisait là, mon Dieu, c’était certainement bien horrible ! Horrible, par son excessive simplicité même. Si elle eût évoqué le diable, j’en aurais encore pris mon parti, mais ce calme froid, mais cette paix, cette immobilité de cadavre, je ne pouvais me l’expliquer, non, certes !

De loin, on l’eût prise pour une Madeleine, en bois sculpté et peinte de couleurs vives, agenouillée au pied de la croix. Elle ne parlait à personne, elle ne regardait personne, elle ne demandait pas l’aumône, elle ne priait pas, et ne pensait guère à exercer la magie. Seulement elle se tenait là, tous les soirs, devant l’image blême du crucifié, les yeux arrêtés vers l’orient, comme une mahométane qui invoque le prophète.

Elle paraissait attendre quelqu’un avec cette foi, avec cette confiance inaltérables qui caractérisent les fatalistes. Rien ne lui faisait quitter son poste. Que le soleil couchant répandît sa chaude lumière dans la vallée, et l’éblouit de ses tons criards, que la pluie tombât à flots, que la foudre sillonnât l’air de ses lacets de feu ou que la neige l’enveloppât comme d’une blanche mousseline, elle restait là, toujours grave, toujours triste, jusqu’à ce qu’il fît nuit autour d’elle, et que les étoiles couvrissent la nappe du ciel, comme autant de sequins étincelants. Elle se levait lentement, alors. Elle jetait un dernier regard vers l’orient, et s’acheminait dans la direction du hameau regagnant sa chaumière.

On la disait idiote. Elle ne l’était pas le moins du monde. On la croyait isolée, malheureuse, malade. Elle ne souffrait pas autant que le prétendaient les gens du village. Un feu étrange allumait son cerveau, faisait palpiter son cœur, entretenait chez elle l’espérance et la soutenait. Tatiana possédait simplement une dose de cette intelligence vaste, de cette seconde vue qui semble être l’apanage des rêveurs et des poètes, et que le vulgaire traite de folie. Elle voyait dans l’avenir, elle pressentait des événements qui ne devaient avoir leur accomplissement que beaucoup plus tard. Elle s’en réjouissait, elle attendait. Voilà toute sa folie.

Souvent, lorsqu’elle était assise au crépuscule, à la croisée de la route, le regard perdu dans l’horizon grisâtre, il lui arrivait de se reporter par la pensée bien avant à travers la brume des années qu’elle avait vécues. Elle se rappelait son enfance, pleine de joie et de bonheur. Les gens qu’elle avait connus jadis flottaient comme des ombres autour d’elle, tandis qu’ils reposaient depuis longtemps sous les arbres noueux dans le petit cimetière du village, où il ne restait plus d’autre souvenir d’eux que des croix déjà rongées par la mousse. Elle parlait à ces ombres, elle leur souriait, elle se revoyait toute petite, avec ses longues nattes de cheveux châtains, ses yeux pétillants, foulant de ses pieds nus les prairies émaillées, courant après les papillons, ou cherchant dans la forêt des fraises savoureuses, dont la pourpre éclatait à l’ombre transparente des genévriers.

Son père était un riche paysan. Riche autant qu’il était possible de l’être à cette époque où le robot existait encore, et où le peuple se laissait dîmer par son frère le seigneur d’abord, par sa mère l’Église et son père l’État, ensuite, enfin par les visites du cousin Moschko[1]. Tatiana était fille unique. Elle passait pour la beauté la plus remarquable de la contrée. Peut-être était-ce seulement parce qu’elle possédait les plus riches atours, parce qu’elle exhibait les plus beaux colliers de corail, que même pendant la semaine elle nouait dans ses cheveux des rubans écarlates, et que chaque jour de fête, on la voyait se rendre à l’église parée de bottes rouges et d’une peau d’agneau toutes neuves.

Le châtelain, lui aussi, la trouvait jolie. Pas plus qu’un autre il ne restait insensible à la vue des pointes aiguës de ses coraux, ou de ses fourrures de mouton à l’odeur âcre et irritante.

Tatiana était choyée tout le jour durant, ni plus ni moins qu’une chatte voluptueuse. Tantôt c’était la main blanche et couverte de grosses bagues du baron qui se posait sur son épaule, tantôt la patte rouge de l’agriculteur, tantôt les doigts crochus du tavernier juif, ou les mains rudes, calleuses des jeunes paysans de la contrée. Comme une chatte aussi, elle savait se soustraire à ces douceurs et à ces hommages. Quand un prétendant se présentait, elle ne lui laissait pas franchir le seuil de la cabane. Elle se dressait devant lui, prête à lui arracher les yeux, s’il faisait mine de broncher. Elle avait donné son cœur à un jeune gars, aussi beau et intelligent que bon et honnête, et qui n’avait qu’un défaut, celui d’être sans le sou. Il s’appelait Ugari. Elle l’avait connu pendant la moisson nocturne ; dans ce temps l’excellent édit touchant le robot n’avait pas encore été publié par l’empereur Joseph II. Il arrivait souvent que les paysans étaient obligés de remplir non seulement la part de robot indiquée par la loi, mais encore de travailler sans trêve dans les champs seigneuriaux pendant les beaux jours, jusqu’à ce que la moisson fût terminée. Dans le but de rassembler leurs propres récoltes, les paysans se réunissaient, et employaient les nuits claires de l’été à recueillir leurs grains en commun. Ils se prêtaient mutuellement leur temps et leurs forces. Les champs étaient fauchés l’un après l’autre, et les blés serrés dans chaque grenier, jusqu’à ce que chacun fût rassuré sur ses récoltes.

C’est pendant une de ces moissons que Tatiana, qui liait une gerbe en chantant un gai refrain cosaque, sentit tout à coup derrière elle deux bras l’assister dans sa besogne. Elle tourna la tête et plongea ses regards dans deux grands yeux bleus, limpides et doux. Ugari la contemplait en silence. La lune couronnait la svelte et jolie fille d’une auréole argentée. Les mains des jeunes gens se rencontrèrent. Une sensation étrange les mit mal à l’aise. Tatiana commença à rire, pour cacher son trouble, mais une chaleur inconnue lui monta au cerveau, et elle se sentit envahie par une profonde tristesse.

Le hasard fit qu’ils se virent dès lors tous les jours près du puits, un vieux puits dont la charpente semblait étendre ses bras maigres et noirs à leur rencontre. Lorsque l’heure d’aller à l’eau approchait, on voyait Tatiana venir en sautillant, comme une bergeronnette, ses beaux bras passés entre de longues perches qu’elle portait en les balançant sur ses épaules blanches.

Il se virent aussi au pâturage, près du feu des bergers, où, sur une flûte qu’il avait fabriquée lui-même, il lui jouait des airs mélancoliques dont elle chantait les paroles, d’une voix émue. Ils se rencontrèrent lorsqu’elle cueillait des baies et cherchait des champignons dans la forêt où il abattait du bois ; ils se voyaient aussi chaque dimanche à l’église. Ugari apportait des fleurs à son amoureuse. Il éleva une jeune pie et lui apprit à prononcer le nom de Tatiana. Elle, de son côté, lui attacha au cou une petite croix d’argent qui lui venait de sa marraine.

Ces enfants s’adoraient, sans se préoccuper de l’avenir.

L’année 1809 arriva. La guerre éclata. Les Russes se répandirent dans le pays, et ne le quittèrent plus. La paix fut signée, et deux communes de la Galicie orientale passèrent à l’ennemi. Puis vint 1812, de triste mémoire. Napoléon marcha contre Alexandre, son allié de 1809. La Russie entière prit les armes. Garçons, hommes, vieillards, femmes et jeunes filles, tout partit pour la guerre. Les éléments aussi, se mirent de la partie : la tourmente, la neige, le froid, le feu !

Ugari devint soldat. Il fut enrôlé avec un grand nombre. Lorsqu’ils partirent, leurs mères, leurs femmes leurs sœurs ou leurs amoureuses les accompagnèrent. Tatiana marchait à côté d’Ugari. Elle portait son sac. De grosses larmes roulaient le long de ses joues ; elle les essuyait de la paume de sa main. Lui regardait par terre, sans prononcer une parole. Arrivé au crucifix de bois, à l’entrée du village, il s’arrêta, se tourna vers elle et lui dit : « Ne te désole pas, ma chérie. Je reviendrai, quand la guerre sera terminée, ou un peu plus tard, mais je reviendrai, sois-en sûre, aie confiance en Dieu. » Tatiana sanglotait. « Je t’attends », lui répondit-elle, je te resterai fidèle. Chaque soir, je viendrai m’asseoir près de cette croix, et je t’attendrai, depuis le couchant, jusque bien tard dans la nuit. Que Dieu te protège ! »

Ils firent encore une centaine de pas, ou davantage. Tatiana reprit : « As-tu la croix que je t’ai donnée ? — Je l’ai, répondit Ugari. Je la porte sur ma poitrine, avec un petit sachet de terre que j’ai recueillie au seuil de la maison de mon père. »

Ils se tendirent la main une dernière fois en baissant la tête, puis se séparèrent. Elle se dirigea lentement vers le village. Lui, partit pour la guerre. Le tambour rendait un son voilé et pleurard, et les cloches du hameau sonnaient à toute volée, gravement.

Dans ce village perdu de la petite Russie, on entendit peu parler du drame, de la nouvelle Iliade qui se déroulait dans les steppes et les plaines glacées de la grande Russie. Aucun journal ne pénétrait dans le village. Et, y eût-il pénétré, il ne se fût trouvé personne pour le déchiffrer. Un jour le baron, tout rayonnant, raconta à table qu’un grand combat avait été livré près de Moskowa, que Napoléon était resté maître du champ de bataille et les Russes mis en pleine déroute. Puis, plus tard, au milieu de la nuit, le pasteur petit-russien éveilla sa femme, ses enfants, ses domestiques, et même le chantre du village, et leur dit : « Rendez grâces à Dieu. Les Russes ont incendié Moscou. Napoléon est forcé à la retraite. »

Ces nouvelles couraient de bouche en bouche. Des hussards autrichiens parcouraient la contrée. Le peuple les reçut et les hébergea avec enthousiasme. Un officier raconta le passage de la Bérésina, la défaite de la grande armée. De nouvelles années s’écoulèrent. Il y eut Leipzig, Laon, Waterloo.

Napoléon fut envoyé à Sainte-Hélène. Le congrès de Vienne brocanta les pays et les peuples. La paix rendit à l’Autriche les districts galiciens qu’elle avait perdus en 1809. Les citoyens qui avaient combattu sous le drapeau russe revinrent dans leurs foyers. Un jour ce fut le tour de ceux du village où demeurait Tatiana ; tout le monde courut à leur rencontre, les embrassa, et les assaillit de questions. Un tel était tombé à Borodino, un autre à Champaubert, un troisième et un quatrième avaient été faits prisonniers, et on n’en avait plus entendu parler.

— Et Ugari, demanda Tatiana, qui jusqu’alors s’était tenue à distance, pâle, et comme égarée. Est-ce qu’il est mort ?

— Non.

— Prisonnier ?

— Nous ne le croyons pas.

— Où est-il, alors ?

Nul ne le savait. L’un d’eux pourtant se rappela l’avoir vu à Kiew. On les avait séparés, enrôlés dans deux régiments différents.

— Eh bien ! il reviendra, dit Tatiana soudain rassurée. Soumise, sans verser une larme, elle rentra dans sa maison. Chaque soir, elle se rendait vers la croix de bois, et attendait Ugari. « Il reviendra, » disait-elle. Mais il ne revenait pas. L’hiver arriva. On n’en avait toujours pas de nouvelles. Un an s’écoula ; un second lui succéda, et il n’était pas encore de retour.

C’est à cette époque que le seigneur perdit sa femme. Sa galanterie se réveilla avec sa liberté. Non pas qu’il eût été jusque-là, absolument subjugué par les charmes de son épouse, au contraire. Mais la défunte, qui avait été le tyran du village, une petite Polonaise de race, frétillante, jalouse et qui aurait poussé le despotisme jusqu’à couper les ailes à l’amour lui-même, imposait terriblement à son mari qui, lui, poussait la passion de la tranquillité jusqu’à l’extrême. Il n’avait pas porté son deuil pendant six mois, qu’il commença à caresser Tatiana plus souvent et plus tendrement que jamais. Et plus elle réussissait à s’en débarrasser en s’échappant par un trou au travers d’une haie, ou en grimpant sur un arbre, plus aussi il avait envie de la posséder. De prime abord une paire de bottines rouges lui parut suffisante pour tourner la tête à la jeune fille, puis il en vint à lui offrir une fourrure d’agneau, des boucles d’oreilles en or, le trousseau entier de la défunte baronne. Il lui fit même la proposition de venir demeurer dans son château, de tenir sa maison, et de jouer à la grande dame autant qu’elle le voudrait. La femme du tavernier juif attira à chaque occasion la pauvre fille dans l’auberge. Elle lui dépeignit le luxe et la magnificence de la seigneurie, elle lui donna à boire ses liqueurs les plus fines. Mais Tatiana goûtait à tout, laissait parler la juive, et ne l’écoutait que par complaisance.

Un jour de foire, le baron l’aperçut en ville. Vite il se débarrassa de son manteau, sauta hors de sa britschka, lui acheta une longue saucisse et, quand il vit qu’elle l’acceptait avec un sourire aimable, une quantité énorme de pains d’épice avec un superbe cavalier dont le cheval était aussi gros qu’un agneau, en murmurant à son oreille : « Tataniuschka, je sais que tu as un faible pour les militaires. » Tatiana montra ses jolies dents en mordant à même la tête d’un coq en biscuit, et en enlevant d’énormes bouchées dans le superbe cavalier, mais elle se montra inflexible.

Deux mois plus tard, une autre paysanne s’installa dans la seigneurie. Elle était grande, elle se dandinait en marchant ; elle avait les cheveux et les yeux noirs. Tout le monde en avait peur. Elle battait les domestiques pour le moins autant qu’une vraie baronne. Tout cela ne fit aucune envie à Tatiana.

Un an se passa. Ugari ne revenait pas. Cela encouragea un riche paysan, le cousin Hnatek à demander Tatiana en mariage. Certes, il fallait du courage pour cela ; mais Hnatek avait été grenadier, il s’était battu à Aspern, il passait pour n’avoir aucune crainte de Letawiza et des vampires femelles. Pourquoi aurait-il craint une jolie fille, qui, en somme, malgré sa dureté apparente, possédait un excellent cœur ?

À tout son courage, l’ancien grenadier joignait la ruse diplomatique que le vieil usage de notre peuple prescrit dans une telle occasion. Personne ne gratifie quelqu’un d’un refus désagréable, sans chercher à l’adoucir par quelques paroles aimables. De même personne n’affronte ce même refus, sans avoir de bonnes garanties de consolation.

Voici comment cela se passa.

Deux starostes, vieillards du voisinage, parés de leurs habits de fête, se présentèrent dans la maison de Tatiana, tandis que Hnatek, vêtu d’une belle fourrure neuve, et tenant une grosse bouteille d’eau-de-vie, se postait devant la porte cochère. Le père de Tatiana était assis derrière la table, sa mère établie sur le banc du poêle. À l’entrée des starostes, Tatiana se glissa avec son rouet dans l’angle de la fenêtre.

« Christ soit glorifié, commencèrent les starostes.

— Éternellement ! Amen, répondirent les habitants de la chaumière.

— Asseyez-vous, je vous prie, dit le maître de la maison. Apporte l’eau-de-vie, femme. »

Les starostes s’assirent. La paysanne posa sur la table une grande bouteille verte, et de petits verres à patte.

« Nous avons l’intention, commença le plus âgé des starostes, nous avons l’intention de conclure avec vous un marché.

— Un marché ? le père dressa ses oreilles, sa femme se rapprocha de la table. Tatiana, furieuse, tira son fil, qui se cassa.

— Oui, continua le staroste. On nous a affirmé que vous avez une génisse à vendre.

— Tu as entendu, Tatiana, dit le père d’une voix grave, en se tournant vers l’angle dans lequel la fillette s’était blottie, toute tremblante. Est-ce que c’est vrai, ça, que nous avons une génisse à vendre ?

— Non, cher père, répondit Tatiana, qui s’était levée en baissant les yeux. Les gens se plaisent à inventer toute espèce d’histoires. Nous n’avons pas de génisse à vendre. »

Les starostes se regardèrent, et crachèrent par terre. Ils avaient essuyé un refus dans toute l’acception du mot. Une seule chose les consola, c’est que Hnatek les attendait dehors, avec sa gourde pleine.

« Hnatek est un brave garçon, dit le père, lorsque les starostes eurent quitté la chaumière. Quant à ton Ugari, Dieu seul connaît la place où son cadavre a été déchiqueté par les corbeaux.

— Il reviendra, » répondit Tatiana. Elle n’ajouta rien de plus.

Et tous les soirs elle se rend vers le crucifix. Les soirées s’écoulent, et les années. Ses joues pâlissent, son œil s’éteint. Elle attend toujours. Son père meurt, elle enterre sa mère ; elle voit partir tous ceux de sa famille. Elle reste seule, dans sa chaumière, elle cultive le petit bien dont elle a hérité. De temps en temps un prétendant se présente. Elle l’écoute et sourit. Elle attend Ugari. Il reviendra : elle en est sûre.

Voici presque un demi-siècle écoulé. Tatiana a vu les troupes polonaises, poursuivies par les Russes en 1831, envahir le sol autrichien, et y déposer leurs armes. Elle a vu tomber sous les faux des paysans les insurgés de 1846, elle a assisté à l’émancipation des serfs, elle a vu chacun de ses concitoyens redevenir libre, dans un pays libre. Elle a vieilli ; des fils d’argent brillent maintenant dans sa chevelure, des rides légères sillonnent son visage frais et séduisant encore, malgré les années. Elle se tient droite et travaille de l’aurore au crépuscule ; elle est diligente, infatigable. Aucun terrain n’est aussi bien cultivé que le sien. Sa maison est aussi propre qu’une écuelle léchée par un chat. Quand le soir tombe, elle sort du village et s’assied au pied du crucifix. Elle attend son fiancé.

C’est pour cela que tous la croient folle, bien que ses actions soient très naturelles, et ses idées fort lucides.

Lorsque le soleil, entouré d’une auréole de nuées roses, s’abaisse à l’horizon, rayant le crépuscule de ses lueurs claires et gaies, lorsque le gazouillement de l’alouette s’élève des champs de jeune blé ondoyant sur lesquels frissonne l’ombre des pommiers en fleur qui sont plantés tout autour, elle va s’agenouiller devant l’image du Christ. Il semble abaisser sur elle un regard de pitié. Et elle reste froide au milieu de toutes ces magnificences, devant le ciel tout resplendissant des clartés qu’il reflète, devant l’espace où le soleil transforme les nuages en pluie dorée. Tatiana écoute le cri de la caille, le chant strident des cigales. Autour d’elle tourbillonnent des mouches de toutes couleurs, des scarabées, des phalènes, et les pies gourmandes de la forêt, jusqu’à ce que l’ombre se fasse sur la plaine, que tout s’endorme, et que le rossignol soupire sa plainte amoureuse.

Rien ne tire l’étrange femme de son immobilité, ni les bandes d’hirondelles qui planent en criant sur les champs de vaine pâture, ni les mouches qui voltigent dans un dernier rayon de soleil, ni les vautours, ni les grues, ni les cigognes, ni les oies sauvages qui traversent l’air. Elle n’abandonne pas sa place, même quand le givre étoile les joues et la barbe du Christ de sa mousse argentée. Elle reste sous le dais qui le protége, et dont le bord se garnit de pourpre comme un portique d’or. Son regard se perd au loin, sur l’hermine de l’immense tapis de neige. Les corbeaux et les corneilles coassent dans les arbres, le coq de bruyère se promène dans les buissons neigeux ; à quelque distance, un renard surveille l’oiseau perché sur un saule, au bord de quelque ruisseau gelé, et l’on voit étinceler de reflets fauves les yeux du chat qui guette sa proie.

Le temps passe. Tatiana reste fidèle. Tous les soirs, on la trouve au pied de la croix. Rien ne la décourage ni la pluie qui étend sur la vallée son manteau brillant de gouttes limpides, ni le soleil blafard, ni les ruisseaux torrentiels qui coulent dans les ornières, ni les éclairs qui déchirent le ciel, ni même les éclats de tonnerre et ses grondements sonores. Parfois la grêle dépouille les arbres de leurs feuilles, hache les moissons, écrase les fruits ; l’ouragan furieux de la steppe entraîne des nuages aux tons chauds, aux formes variées, de la poussière, des branches, des arbres dans son tourbillon infernal ; il courbe les arbres et ricane dans leurs feuilles avec un bruit de cloches ; parfois la neige tourbillonne autour de la pauvre femme et l’enveloppe d’un humide manteau. Tatiana ne s’émeut pas. Elle reste à sa place, pensive sereine ; l’espoir au front, elle attend, elle patiente. L’obscurité tombe, les astres paraissent l’un après l’autre, et la clarté argentée de la lune ruisselle sur les arbres et les taillis.

Si un passant, étonné de voir une femme occupée sur le chemin à une heure aussi tardive, l’interpelle et lui demande : « Que faites-vous ici ? Attendez-vous quelqu’un ? » elle répond : « J’attends mon fiancé. » De même si un vieillard qui la reconnaît s’arrête près d’elle et murmure en secouant la tête :

« Eh bien ! attends-tu toujours Ugari ? » Un fin sourire entr’ouvre ses lèvres, et elle dit :

« — Certes, je l’attends. Il reviendra. »

Chaque jour, avant de se rendre à son poste, elle balaye sa chambre et orne ses fenêtres de fleurs. S’il fait froid, elle allume un bon feu dans son grand poêle gris ; vrai palais, ce poêle, résidence princière d’une masse innombrable de souris, de couleuvres et de grillons. Elle met sur la table deux couverts, sa nappe la plus fine, et ses plus belles assiettes de porcelaine blanche, semées de roses rouges et de myosotis. Elle place sa lampe bleue sous les images des saints qui tapissent la muraille. À son retour, elle s’assied à table, elle mange, elle songe. Et alors elle ne sent plus son isolement, elle rêve, elle croit entendre le sable de l’avenue crier sous un pas connu, elle croit sentir une main chérie s’appuyer sur son épaule, une haleine tiède effleurer son visage, tandis qu’une voix douce murmure à son oreille des paroles d’espérance et de consolation.

Un soir, un vieillard arriva, marchant péniblement sur la chaussée. Il venait de Russie. Il portait un uniforme défraîchi ; il avait sur son dos une besace, à la main un bâton. Lorsqu’il vit Tatiana assise au pied de la croix, il s’arrêta court, et fixa sur elle son regard éteint, sans parler.

Elle se leva, et s’écria : « Ugari !

— Tatiana ! » répondit-il, en sortant sa main hâlée de la manche en lambeaux de son vieux manteau militaire. Elle saisit cette main, qui trembla doucement dans la sienne. Il regarda longuement avec attendrissement dans ses grands yeux sincères. Il ne vit ni les fils d’argent qui sillonnaient la chevelure de la vieille femme, ni les rides profondes qui se croisaient sur son visage. Elle lui parut plus jolie encore que dans sa jeunesse.

« Dieu soit béni ! Te voilà enfin, dit-elle à demi-voix.

— Tu m’attendais, reprit-il.

— Oui, chaque soir.

— Depuis si longtemps !

— Je savais que tu reviendrais, dit-elle simplement. »

Il respira profondément.

« Ma mère vit-elle encore, demanda-t-il d’un ton ému ? »

Elle secoua doucement la tête.

« Il ne reste plus un seul membre de ma famille ?

— Tous sont morts. Paix à leurs cendres.

— Amen. »

Ils se signèrent. Puis ils prirent la route du village.

Ils marchaient sans parler. Ils longèrent les chaumières où l’on voyait vaciller de faibles lumières ou de petits feux clairs, et se dirigèrent vers la maison de Tatiana. Arrivés devant la porte, elle l’ouvrit et entra la première. Il la suivit. Dans la chambre, il ôta sa casquette et s’agenouilla devant les saintes images, puis il s’étendit le visage contre terre, et embrassa passionnément le sol natal. Elle s’agenouilla à côté de lui, et ils prièrent longtemps ensemble. Lorsqu’enfin il se leva, elle s’empressa de le débarrasser de sa casquette, de son bâton et de sa capote déchirée.

Ugari se tenait au milieu de la chambre, dans son uniforme russe, d’un vert foncé. Il joignait les mains avec extase. Il regarda la table avec ses deux couverts, et sourit. Elle, vaquait aux soins du ménage avec un joyeux empressement. Elle plaça sur la nappe une soupière fumante et une cruche d’eau-de-vie, elle y ajouta du pain et du sel, s’assit avec lui, et commença à manger.

Au bout d’un instant, elle éloigna doucement son potage, croisa les bras, qu’elle appuya doucement sur le bord de la table et regarda Ugari se rassasier avec un bon et chaud sourire. Elle lui servit de l’eau-de-vie plus pure que l’atmosphère d’un jour de printemps, elle effleura de ses lèvres le verre et le lui tendit.

« À ta santé, » dit-il en se levant et en vidant la coupe, dont il lança gaiement les dernières gouttes au plafond, il se rassit et commença à narrer ses aventures.

Il lui raconta comment, en 1812, il avait été conduit à Kiew et installé sur une flotte. Il lui parla de la vie en mer, de cet Océan bleu, sans bornes, en y mettant toute la poésie dont les Cosaques colorent leurs légendes. Lorsque sa patrie rentra sous la domination de l’Autriche, il se trouvait à bord d’un navire qui venait de toucher la côte russe du nord de l’Amérique. Comment la nouvelle de sa délivrance lui serait-elle parvenue ? On l’oublia, il s’oublia lui-même ; il ne s’informa pas, il supporta son joug sans se plaindre ; les années se passèrent. À cette époque, en Russie, quand on était soldat, c’était pour la vie. Il lui expliqua comment, le 13 avril 1829, pendant le conflit entre la Russie et la Turquie, il fut fait prisonnier à bord du Raphaël, puis conduit à Constantinople, et vendu comme esclave. Il raconta ses souffrances, les mauvais traitements qu’il avait subis jusqu’à son entrée chez le Sultan, où il avait servi comme jardinier. Il lui raconta aussi les préparatifs que les Turcs avaient faits avant le combat, après la marche des Russes vers la Moldau, comment tous ceux qui étaient marins furent embarqués sur des vaisseaux, par quelle circonstance il fut placé sur celui de l’amiral, et comment, le 30 novembre 1853, après l’anéantissement de la flotte turque, par les Russes, au port de Sinope, il reconquit sa liberté et fut renvoyé dans sa patrie.

Il parla bien tard dans la nuit. Il s’écoutait causer comme s’il eût narré des légendes ou les contes héroïques d’Igar et d’Illia Munometz. Tatiana prêtait une oreille avide. Elle ne disait rien. C’est à peine si de temps en temps elle approuvait légèrement de la tête, ou se balançait sur son siége. Elle dévorait du regard Ugari ; elle ne se lassait pas de le contempler.

Une petite souris sortit de derrière le poêle, et ramassa en poussant des cris plaintifs, les miettes éparses sur les dalles. Les grillons fredonnaient leur chanson. Les aboiements des chiens du village résonnaient dans la campagne. La lune brillait, ronde et claire. L’arome des fleurs entrait par la fenêtre ouverte.

Ils restèrent assis. Ugari continua ses récits, et Tatiana l’écouta parler, jusqu’à ce que la clarté blanche de l’aube pénétrât dans la chambre à travers ses petites vitres enchâssées de plomb, jusqu’à ce que les coqs s’éveillassent et que le doux ramage des oiseaux éclatât sous la feuillée. Un bruissement frais courut dans les branches des grands ormes. Le soleil rasa de ses flèches d’or la cime des arbres.


  1. Quolibet donné à l’usurier juif.