À L’Yser/01

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Imprimerie nationale (p. I-7).



À L’YSER
par A. Hans


Imprimerie Nationale L. OPDEBEEK, Anvers


I.

À Dixmude


Berthe Lievens entra dans l’église St. Nicolas.

C’était lundi matin et une foule de paysannes, la plupart accompagnées de leurs filles avaient quitté le marché hebdomadaire pour se rendre au temple. Elles avaient déposé leurs paniers à beurre à côté des chaises basses sur lesquelles elles s’étaient agenouillées. Berthe se plaça devant l’autel d’une nef latérale et joignit pieusement les mains.

On implorait davantage maintenant car la guerre sévissait.

Les canons tonnaient aux alentours d’Anvers. Les citadins de la grande métropole belge arrivaient dare-dare de leur cité, fuyant le péril imminent. Ils résidaient maintenant à Coxyde, Nieuport, Oost-Duinkerque, La Panne, dans toutes les petites villes du littoral, jadis des lieux de plaisir et de repos.

Ils racontaient, ainsi que les journaux l’avaient déjà annoncé, que les Allemands faisaient le siège d’Anvers, de la dernière forteresse belge.

Et parmi ceux qui défendaient énergiquement et avec ténacité le sol violé, il y en avait beaucoup de Dixmude et de Furnes.

Berthe pensa à Paul Verhoef, son fiancé. C’était pour lui qu’elle priait… Lui aussi était soldat et portait fièrement la tenue de lieutenant d’infanterie.

Elle pria d’abord ardemment… mais bientôt ses idées vaguèrent vers d’autres horizons quoique ses lèvres marmotaient encore. Ses grands yeux restèrent fixés sur l’Adoration des Sages, de Jordaens, toile glorieuse de l’église de Dixmude.

Que de fois, Paul qui aimait l’art ne lui avait-il parlé de cette œuvre grandiose, ainsi que de ce superbe jubé qui se dressait derrière elle, ce patrimoine des aïeux qui peuplaient naguère notre littoral après l’avoir disputé à la mer !

Paul aimait à parler de toutes ces légendes et il en connaissait à profusion…

Berthe eut la sensation qu’il lui en contait encore de sa voix mélodieuse et captivante.

Elle connaissait les historiettes tant goûtées par le peuple.

Ce jubé était d’ailleurs si artistiquement ciselé et présentait une telle abondance de feuilles, de bourgeons, de fleurs, de fruits, qu’on n’aurait pu croire que la dure matière se laissât si galamment traiter. Le peuple prétendait que le jubé était pétri d’une matière malléable… et la légende contait que l’artiste avait employé du levain de seigle mélangé de blancs d’œufs. Il fut d’ailleurs mal récompensé… On lui creva les yeux pour l’empêcher de doter d’autres villes d’une pareille œuvre.

Et puis ce Jordaens. Lors de la période française, le tableau fut enlevé en France. Plus tard, Napoléon, du temps du Consulat, honora la ville d’une visite, s’attarda quelque temps devant la mairie, mais ne daigna pourtant pas quitter sa voiture. Le maire et le doyen s’empressèrent vers le Consul. Le carillon jouait à ce moment et la musique charma Napoléon. Il félicita le doyen parce que l’église avait conservé son jeu de cloches pendant cette période mouvementée de la domination française.

« Nous en sommes réellement très heureux, répondit l’ecclésiastique, mais notre joie serait encore bien plus vive si on nous rendit le glorieux tableau de Jordaens. » Et il raconta alors l’histoire de la toile. « Je soignerai à ce que le dit tableau prône bientôt dans votre église », promit le Consul et il en fit prendre note.

Quelques mois plus tard il arriva de Paris une grande caisse, mais le doyen n’y trouva pas, à sa grande désillusion, le « Jordaens », mais une toile due au pinceau d’un peintre inconnu. Une lettre annonçait que le Jordaens avait disparu mais que les habitants de Dixmude seraient certainement heureux de ce chef-d’œuvre.

Il fallut bien d’ailleurs. Guillaume 1er  soigna plus tard à ce que le vrai Jordaens occupa son ancienne place.

Paul était tout épris lorsqu’il parlait de son pays. Il se battait maintenant pour la Belgique, pour sa patrie.

Et Berthe reporta ses idées vers Anvers.

En juillet dernier elle s’était encore promenée avec son fiancé le long de


l’Escaut à Anvers, la cité commerciale, le port mouvementé, qui recèle également le siège de l’art.

Paul l’avait amenée au Musée des Beaux-Arts, au Musée Plantin et à la Cathédrale, où il lui montra deux chefs-d’œuvres de Rubens.

Et on bombardait Anvers maintenant… les obus devaient tomber dru sur les forts et peut-être sur la ville.

Et si Anvers capitulait, qu’arriverait-il ? Les Allemands marcheraient-ils alors vers l’ouest, vers l’Yser ?

Le théâtre de la guerre s’étendrait-il jusqu’à la paisible région de Furnes ? On en doutait, mais la possibilité n’était pas exclue, car il y avait Dunkerque et sa forteresse dans ces parages.

Et pourtant, la guerre dans ces régions était par la plupart des gens jugée impossible…

Pourquoi ? Berthe n’aurait pu le dire, mais c’était comme par instinct : Dixmude et Nieuport, ainsi que toute l’agglomération, revêtirent toujours un aspect si calme, si serein, si paisible, on n’y voyait quasi jamais un incident extraordinaire et on ne pouvait s’imaginer un tel bouleversement.

Cette idée s’était propagée un peu partout. Liège, Tirlemont, Namur, Dinant, Louvain, Charleroi, Aerschot, Termonde, Anvers étaient empreints des mêmes idées et pourtant tous avaient été entraînés dans le cataclysme. Berthe frissonnait lorsqu’elle songeait à ces récits affreux.

Et voilà qu’on aurait peut-être la guerre ici…

Des paysannes entraient, sortaient, le cœur oppressé, inquiètes, agitées, attristées…

Berthe quitta l’église.

De nombreux petits groupes ornaient la Grand’Place. On se montrait des lettres du front, on commentait les nouvelles, on propageait toutes sortes de bruits, on craignait et on espérait à la fois…

Berthe rencontra une amie, Marguerite Dekkers, qui lui raconta, toute heureuse, que son frère, soldat desservant un des forts d’Anvers, lui avait envoyé une lettre.

— Il se porte toujours bien, dit-elle, mais la lettre date d’il y a 10 jours et maman, qui était tout heureuse lors de la réception, est à nouveau inquiète parce l’activité rehausse autour d’Anvers.

— Les Anglais y sont allés au secours… Anvers ne tombera pas aux mains des Allemands…

— Tu as des nouvelles de Paul ?

— J’en ai reçu avant-hier, il était à Waelhem lez Malines… Le combat y est également acharné disent les journaux. J’en suis souvent toute éplorée et c’est alors que j’ai recours à la prière. Quelle misère.

— C’est cruel !

Les jeunes filles se quittèrent. Berthe hâta le pas vers la maison. Son père, jadis négociant en grains, avait gagné une jolie petite fortune et vivait actuellement en rentier. Il s’occupait maintenant de la lecture et d’antiquités, c’était un collectionneur passionné et sa maison ressemblait à un petit musée.

Madame Lievens était morte il y a deux ans. Berthe, la fille unique était un aide fidèle pour le père, et elle administrait la maison avec Pélagie, la vieille servante, qui était au service de ses parents depuis plus de vingt ans.

M. Lievens lisait le journal lorsque sa fille entra.

— Beaucoup de nouvelles, papa ? demanda-t-elle.

— Ô, ces journaux, j’en ai plein le dos ! Hier ils nous racontaient que la situation était excellente autour d’Anvers et aujourd’hui ils annoncent que la ville sera bombardée et que les habitants doivent se sauver.

— C’est donc si grave, papa ! dit la jeune fille apeurée.

— Cet Allemand doit quand même être d’une force herculéenne. Ils prendront Anvers également ! Et la forteresse n’était pas à prendre.

— Et que feront les soldats, papa ?

— Oui, les soldats !… Mais, Berthe, reprit amicalement M. Lievens, il ne faut pas précisément être très pessimiste.

L’armée peut battre en retraite…

— Vers où ?

— Vers le littoral…

— Les soldats pourraient venir ici en ce cas ?

— Qui sait… Mais où restent donc les Français et les Anglais ? Si un revirement n’intervient pas, toute la Belgique y passera.

À propos tu devrais te rendre à Furnes, cet après-midi. Ton oncle Charles m’écrit qu’il y arrivera d’Ypres. Il sera à trois heures à la Rose Noble (un restaurant fameux par son histoire). Tu lui remettras une liasse de valeurs, qu’il m’avait confiées. Je trouve ce procédé meilleur qu’en me fiant à la poste. On ne sait jamais à quoi on s’expose.

— J’irai en vélo, le temps est beau.

— C’est si loin…

— À Furnes, papa ! J’ai déjà tant de fois fait la route. En chemin de fer on est encaqué comme des harengs.

— Soit, fais à ta guise… Mais pars à temps. Je ne suis nullement à mon aise au milieu de tous ces évènements. Au début nous n’enregistrions que victoire sur victoire, mais il me semble que l’avenir ne nous réserve pas un riant horizon.

Berthe partit après le dîner. Elle aimait pédaler et trouvait ainsi l’occasion de laisser flotter ses idées. Elle croisa le Haut Pont sur l’Yser, le capricieux petit fleuve sillonnant les champs et les prés et qui a acquis une gloire immortelle.

De temps à autre Berthe était craintive et des larmes lui noyaient alors les yeux ; elle tremblait pour son fiancé, mais l’espoir et la foi prirent toujours le dessus.

Anvers capitulerait, mais l’armée pouvait opérer une retraite. La reddition de la métropole belge serait peut-être le dernier fait d’armes dans la patrie et la guerre n’engagerait plus que la France, l’Angleterre et l’Allemagne.

On n’en verrait rien ici parmi ces paisibles paysages. On ne se battrait pas au pays de Furnes…

Quant à Dunkerque, il se put que les Allemands atteignirent cette forteresse par la France.

Ici, le calme régnait. Là, à droite, on voyait Stuyvekenskerke et plus près encore, la vieille tour sans béguinage de Oud-Stuivekenskerke.

Paul aimait tant cette vieille tour solitaire, sise au milieu des prés. Lorsqu’il était en congé, il montait maintesfois au clocher pour jouir du large panorama, qui remémorait les aïeux, leur labeur et l’imposante majesté de leur œuvre séculaire.

L’histoire de ce pays recélait de nombreuses guerres, mais elles dataient depuis longtemps…

Que serait-ce maintenant ?…

Tout à coup Berthe saute de son vélo. Un soldat belge approche par un sentier poussiéreux… elle désirerait le questionner… Il est tout proche maintenant et ressemble beaucoup à un vieillard.

Et pourtant à le regarder un peu plus minutieusement, on jugerait qu’il n’a pas dépassé les 35 ans. Il a le dos voûté et la marche difficile ; mais sa face basanée par le soleil reflète un miroitement joyeux.

Le soldat redresse soudain la taille, son pas s’accentue.

— Père, père, père ! crie-t-on, et trois petits bambins s’amènent en courant.

Le militaire tend les bras. Il revoit ses petits amours, il veut les embrasser tous à la fois, les réunir en un premier baiser.

Des larmes lui coulent des joues.

— Ô mes chers petits, mes chers enfants ! dit-il, en un sanglot.

D’abord Berthe n’entendait rien que : « Père… et enfants. »

Mais voilà qu’une jeune femme s’élance, après avoir hésité un instant.

C’est son mari, mais quelle transformation !

On serait tenté de croire qu’elle est sa fille…

— Mère ! crie le soldat.

Et cette fois il les embrasse tous à l’unisson en une étreinte passionnée.

Riant et pleurant à la fois, débordante de joie, la femme conduit son mari à la maison. Elle le lavera comme un enfant, elle soignera ses pieds blessés, elle le dorlotera si tendrement. On ne pense plus maintenant à toutes les nuits d’insomnie, de crainte et de doute ! Père est là ; la guerre cruelle l’a épargné.

Berthe se représente fort bien ce tableau, mais elle ne peut pas entrer dans cette maison et y troubler cette scène d’intimité !…

Des larmes lui baignent les yeux…

Et soudain elle pense à Paul.

Sera-t-il également si vieilli, si harassé, si courbé ?

Du coup, elle ressent un saisissant effet de la guerre, ce que la lecture des journaux n’avait pas encore pu lui inspirer…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


L’Église St-Nicolas à Furnes.

Furnes sommeillait paisiblement dans sa couche de verdure. Bien au-dessus des toits aux tuiles rouges, se silhouettait la haute église Ste-Walburge, la gracieuse tour de St-Nicolas et le massif beffroi.

On ne remarquait pourtant pas le même calme qu’à l’ordinaire, à l’intérieur de la petite ville.

Tout comme à Dixmude des petits groupes de bourgeois commentaient activement les faits du jour et le sort d’Anvers :

— Anvers ne capitulera pas, jamais…

— Liège aussi ne céderait pas et les Allemands y furent avant que nous le sûmes…

Berthe entendait ces propos en passant : l’optimisme entêté et le doute ; une incertitude poignante parmi la foule.

Arrivée au vieil hôtel de La Rose Noble la jeune fille sauta de son vélo.

— Ah, te voilà, ma nièce ! cria-t-on bruyamment de l’intérieur.

Un homme bien portant, à la mine affable, l’attendait.

— Oui, mon oncle… je suis venue en vélo. Voici le paquet.

— Père a eu raison. Il ne se fie plus à la poste et on est dans l’expectative des faits qui vont arriver.

— Vous êtes également inquiet, mon oncle ?

— Oui, quelque peu. Les nouvelles sont tellement disparates… D’aucuns disent que les Allemands essuyent une défaite à Anvers et d’autres prétendent que notre armée est en retraite. Quant aux journaux, je n’y ajoute plus foi.

— Tout comme chez nous, il n’y a aucune nouvelle certaine à Ypres.

— Non, on parle beaucoup et on raconte des inepties… Et comment se porte ton père ?

— Il se porte à merveille et vous présente ses sincères amitiés.

— Il passe son temps à dépouiller les journaux ?

— En effet…

— En sait-il plus que moi ?

— Non, mon oncle…

— Et quelles nouvelles de Paul Verhoef ?

— À lire ses dernières lettres, il est toujours bien portant. Mais où est-il à présent ?

— Allons, ne t’attriste pas… Paul te reviendra sain et sauf… Et que puis-je t’offrir à boire, ma petite nièce ? J’aurais déjà dû te poser la question plus tôt.

— Un café, mon oncle… Cela me remettra du voyage. Et tante Julie est-elle toujours bien portante ?

— Oui, mais elle est attristée. Son fils Léon est également sous les drapeaux. Il est de la classe de 14 qui vient d’être rappelée. C’est ce qui la peine, mais il faut pourtant convenir, qu’un garçon comme Léon ne peut pas rester inerte en présence des événements actuels.

— À juger de la célérité avec laquelle on fait rentrer les classes, on peut supposer que la guerre ne sera pas finie de si tôt.

— Finie ? Ô, non !… N’en crois rien…

— Et si Anvers capitule…

— La guerre n’en sera pas terminée pour cela, ma petite. Nous sommes lancés dans la même embarcation que les Anglais et les Français et ces gens ne pensent même pas à la paix…

— Et où se battrait-on donc, encore ?

— Je l’ignore ! En France peut-être… Ils y sont déjà, mais ils approchent également par ici.

— Par ici… mon oncle ?

— Les Français, parfaitement… Comment, tu as tant de journaux chez toi, et tu l’ignores ?

— Je ne les lis pas et père n’en dit pas grand’chose.

— Le front de bataille s’étend, en France, et se dirige vers la mer…

— Mais pas par ici.

— Pas encore… Mais nous ne savons pas ce qu’on prépare. Il faut patienter… et bannir le pessimisme.


Le Petit Belge endigue le flot allemand.

L’oncle Charles ne rassurait pourtant pas beaucoup sa nièce. Et lorsque Berthe quitta Furnes pour rentrer chez elle, elle était plus troublée qu’à l’aller.

Que s’était-il donc passé ?

Ô, pourvu qu’elle eût des nouvelles… ! des nouvelles positives !

Les paysans qu’elle croisait en cours de route, avaient l’air méditatif ; c’était comme si une atmosphère suffoquante planait sur la région et lui donnait un tout autre aspect.

La guerre se transporterait-elle également en ces lieux ?

Faisant une halte à Oostkerke, Berthe y visita une parente, une vieille cousine de sa mère, aux idées originales.

Elle s’était rendue une seule fois à Dixmude, alla également une fois à Furnes chez des parents, et viva depuis lors seule et recluse.

Elle reçut pourtant cordialement la jeune fille.

— Ah, tu as été à Furnes ? Et tu y as vu ton oncle Charles ? Tu désires une tartine ? Non ?… Allons, permets-moi d’insister, tu viens si peu. Vraiment, tu n’en as nulle envie. Mais assieds-toi donc un instant… et causons de la guerre, évidemment… quels tristes temps, n’est-ce pas ?

— C’est cruel, cousine Mélanie.

— L’homme est quand même méchant. Mais sais-tu en réalité pourquoi on se bat ?

— J’ai lu il y a quelque temps…

— C’est à dire, dans les journaux ? interrompit la femme. Ne m’en parle plus ! Je te le dirai en deux mots, moi.

— Faites, cousine.

— Et bien, certain jour St. Pierre, le portier céleste, demanda à Dieu la permission de rendre visite à sa famille en Flandre à l’occasion du nouvel an. Sur quoi St. Pierre endossa ses plus beaux habits et descendit de bonne humeur sur la terre.

Il rentra au ciel le lendemain et le Seigneur lui demanda des nouvelles de son voyage.

— Je dois vous dire, Seigneur, que nous avons bien mangé, bien bu et que nous avons fumé une bonne pipe.

— Et qu’a-t-on dit ?

— On a parlé de l’année heureuse, qu’on avait fait une bonne moisson et que la récolte des pommes de terre et des navets avait été excellente et que d’autre part le bétail se portait bien.

— Et n’a-t-on pas parlé de moi ? demanda le bon Dieu.

St. Pierre hésita quelque peu, puis il dit plus bas :

— Non Seigneur, les gens n’ont pas parlé de vous.

— C’est bien, dit le bon Dieu.

La cousine Mélanie reprenant haleine, dit :

— L’année suivante, St. Pierre demanda à nouveau à pouvoir aller souhaiter la bonne année à sa famille, et il y fut encore autorisé. À son retour le bon Dieu lui demanda des nouvelles.

— Elles sont mauvaises, Seigneur.

— Oui et en quoi, s’il vous plait ?

— Des repas maigres et des gens tristes.

— Et sur quoi la conversation a-t-elle roulée ? demanda le bon Dieu.

— De la mauvaise année, de la maigre moisson, de la mauvaise récolte en pommes de terre et navets, et des maladies parmi le bétail.

— Et on n’a pas parlé de moi ? demanda le bon Dieu.

— Ils ont causé de quelqu’un d’autre que vous, Seigneur.

La cousine Mélanie s’arrêta un instant, puis reprit :

— Sais-tu maintenant pourquoi la guerre s’est déclanchée. Les gens vivaient trop bien : il y avait trop de gloire. On ne pensait même plus au bon Dieu. On vivait trop aisément… Mais cette fois, ils penseront bien au Seigneur !

Berthe connaissait fort bien la nuance morale de la région… C’était un fait positif qu’il y avait des péchés populaires… et s’il y avait de belles vertus, il y avait aussi des défauts inquiétants.

Il y avait des hautains et des prétentieux.

Et elle se posait la question si les Belges qui du jour cultivaient les immenses champs en France et qui couchaient la nuit dans des baraquements ; si nos mineurs qui passent leur vie sous terre, si nos dentellières, nos vachers, nos pêcheurs, nos manœuvriers, nos verriers, affichaient eux aussi une morgue ostensible…


Le Petit Belge au colosse : On ne passe pas !

Mais cette femme ne se laisserait pas persuader si facilement.

Et n’oubliait-elle pas, la vieille cousine, elle qui était si sévère en ses jugements, qu’elle avait également ses défauts ?

— Quiconque en est convaincu, peut espérer que notre pays sortira de cette guerre, pensa Berthe, en retournant chez elle. Mais pourquoi condamner de la sorte dès à présent. Tant de personnes souffrent et ressentent la douleur pénétrante de plaies fraîches et saignantes… Et d’autre part, n’est-ce pas la violation, la force brutale, l’infidélité d’une certaine puissance européenne, qui entraîna notre pays dans le cataclysme guerrier ?

Berthe rentra à Dixmude à la brune. Il y avait de l’effervescence en ville. On racontait que des soldats en retraite d’Anvers étaient déjà arrivés à Bruges et à Ostende.

La puissante forteresse serait-elle donc quand même tombée aux mains de l’ennemi ?