À L’Yser/02

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Imprimerie nationale (p. 7-9).


II.

Le Lieutenant.


Paul Verhoef était arrivé à Ostende avec ses hommes, où le train les avait transportés, harassés de fatigue.

Le lieutenant Verhoef se trouvait en ce moment sur la digue en compagnie d’un simple soldat, Antoine Deraedt, son ami, son frère, qui lui avait sauvé la vie à Waelhem.

Verhoef qui ne craignait pas le danger et qui aiguillonnait ses hommes à la charge, avait senti s’effleurer par l’aile de la mort.

Il se trouvait dans une tranchée, lorsqu’une bombe toucha la digue et molle produisit un éboulement et l’ensevelit. Le lieutenant était évanoui… et il aurait certes été asphyxié, si Antoine Deraedt n’était pas intervenu.

Le fidèle soldat, sans souci des obus et des balles qui sifflaient autour de lui, enleva fébrilement la terre et retira son chef inerte.

La mort guettait en ce lieu. Des hommes se mouraient en gémissant.

Deraedt chargea alors son lieutenant à dos et rampa par le champ, pendant que les balles sifflaient dans l’espace. Ô, sans ce fardeau, il aurait pu facilement se sauver ! Mais il ne voulait pas abandonner son chef, il vivrait ou mourrait avec lui et ne l’abandonnerait pas à son sort.

À maintes reprises il resta couché, haletant… Il portait son fusil par la lanière entre les dents. Les balles pleuvaient autour de lui, les obus labouraient le sol, mais Antoine Deraedt tendit ses muscles et continua à ramper, comme un reptile sur la terre charruée et lorsque la tentation le prit parfois de ne songer qu’à sa propre vie, il la refoulait bien vite, tout décidé à ne pas abandonner Verhoef.

Ce voyage dura un quart d’heure. La crainte le prit qu’il transportait peut-être un cadavre… Soit… il pourrait du moins soigner la sépulture de son chef. Il serra plus fort les mains du lieutenant dans une des siennes et s’aidant de l’autre, il rampa toujours plus loin de cet endroit horrible, où des frères d’armes mouraient dans des mares de sang.

Heureusement des secours approchaient. Un soldat cria à Deraedt :

— Le lieutenant est-il blessé ?

— Je ne sais, mais il est évanoui.

— Nous le porterons ensemble et debouts…

— Oui, mais on nous verra et nous allons être le point de mire…

— Que le diable les emporte… Nous serons d’autant plus vite hors de portée.

— En avant, alors…

Et ils filèrent… pendant que les balles sifflaient plus drues autour des deux soldats.

Paul Verhoef.

Ils arrivèrent pourtant sains et saufs à l’ambulance.

Le lieutenant sorta bientôt de sa torpeur.

C’est alors qu’il apprit qui fut son sauveur et dès lors Deraedt devint son ami, son frère…

Ils étaient natifs de la même région. Le père de Deraedt était fermier au sud de Dixmude.

Et maintenant, après la retraite d’Anvers, ils se trouvaient tous deux sur la digue d’Ostende.

Des troupes anglaises débarquaient au port.

— Il est temps qu’elles arrivent, dit Deraedt, nous avons eu notre part.

Il croyait, ainsi que tant de Belges, que les Alliés poursuivraient dès lors seuls la bataille.

— Et moi, j’ai ouï dire, qu’il y a tant de troupes qui arrivent à Zeebrugge. Écoutez donc comme ils chantent, ces Anglais.

— Mais savent-ils ce que c’est que la guerre, lieutenant !

— Je ne le crois pas.

— Ils déchanteront sous peu. Je voudrais m’en rapprocher davantage.

— C’est impossible ! Le port est gardé militairement et c’est nécessaire. Il y a foule à Ostende… on n’y voit que des soldats et des fuyards ! Il y aura des accidents. Rentrons au cantonnement, il y aura peut être des ordres.

— Où vont-ils nous envoyer maintenant ? En France ou en Angleterre ?

— Attendons les évènements.

Paul Verhoef avait la taille svelte et élancée et l’uniforme lui seyait bien. Sa face s’était basanée pendant ces dernières semaines, et tout en caractérisant l’énergie, elle réflétait l’affabilité.

Il était aimé de ses hommes, était sévère mais nullement fier et se trouvait toujours le premier dans la mêlée.

Bientôt des ordres arrivèrent.

Ostende regorgeait déjà de monde. Le régiment devait partir à Stalhille, pour y prendre repos…

Ce soir, Paul Verhoef, rêvassait à la terrasse d’une vieille auberge.

Il n’était pas très distancé de Dixmude… Il aurait tant aimé embrasser Berthe, sa fiancée… Deux mois s’étaient écoulés depuis qu’il l’avait quittée toute en larmes…

Il n’avait plus de parents, et il avait reporté tout son amour sur la jeune fille, dont il ferait sa femme…

À maintes reprises la mort s’était dressée entre eux, mais il avait toujours réussi à la parer…

Pourtant…

Autour de lui les jeunes soldats, tout naïfs, commentaient les événements et estimaient que la campagne était terminée pour eux. Ils avaient vu les Anglais, et d’autre part, les Français avaient également trouvé l’occasion de former leurs effectifs.

La petite armée belge, déjà bien éprouvée, n’était qu’un fétu à côté de ces gigantesques légions… Et elle avait pourtant accompli des actions héroïques. Elle avait fait son devoir et davantage, et l’univers entier témoignait de sa gloire et de sa bravoure.

Cette fois on goûterait le repos…

C’était l’opinion générale parmi les soldats. Paul Verhoef ne partageait pourtant pas cette manière de voir. Il comprenait parfaitement que la lutte n’était pas terminée.

Les Allemands avaient envahi la Belgique et il faudrait les en déloger. Il espérait et avait foi dans l’issue finale, quoique les Alliés eussent devant eux un ennemi puissant et très bien préparé à la bataille.

Les hommes étaient fatigués maintenant et le repos les séduisait, mais ils ne pouvaient pas rester longtemps inertes et dès qu’ils auraient réparé leurs forces, ils devraient songer au passé affreux : à Orsemael, Gusenhoven, Tirlemont, Louvain, Dinant, Andenne, Malines, Termonde, aux ruines disséminées, aux fermes méchamment incendiées, aux maisons, villages et villes détruits, aux prêtres martyrisés, aux bourgeois fusillés, aux femmes et filles violées par les soudards, aux multiples tombes de leurs frères d’armes…

Il fallait la revanche.

Paul Verhoef la ressentit pénétrante.

Il avait parcouru les régions des Flandres, ces derniers jours, ces belles régions parées de leur toilette automnale, baignées d’un soleil d’or et qui, comme en un suprême adieu à ses courageux soldats, voulaient se faire encore plus belles…

Et ce malheureux pays qui étincelait, il y a quelques mois, comme une perle dans un écran, avait été lâchement foulé et violé !… Il fallait qu’on le secourût, qu’on le défendît, qu’on le protégeât, et tous ses fils devaient y concourir.

Quant à ses hommes, dès qu’ils auraient recouvré leurs forces, ils le comprendraient, ils en seraient pénétrés et ils reprendraient la lutte de plus belle…

À nouveau dans la mêlée…

Et des offres nouvelles…

Paul s’attrista. Il revit ses frères d’armes disparus… Il vit les tombes ornées d’une croix ordinaire, d’un chako ou d’un hâvre-sac…


l’indomptable Petit Belge.

La Belgique lui montrait ses entrailles… Il y avait des tertres un peu partout, mais ils se nivelleraient et le sol reprendrait son aspect verdâtre d’autrefois… Elles seraient légion celles, qui, s’intéressant à un fiancé, se poseraient la question : « Où repose-t-il ? Où ? » Les parents, les femmes, les sœurs erraient déjà de la sorte.

— Voilà ce que nous fit l’Allemagne, murmura Paul, l’Allemagne qui était si puissante… si grande, qui se glorifiait de sa civilisation et de sa culture. Elle entraîne dans cette guerre horrible la petite nation voisine, où tant de ses compatriotes jouissaient d’une si large hospitalité, où ils vivaient en pleine liberté, tels que nous-mêmes… Se méfiant des forteresses françaises, elle viola la Belgique, elle voulait vivre en parasite à nos dépens, elle voulait acheter sa gloire au prix de notre sang… de notre prospérité, de notre bonheur ! Elle imprégna de sang, de feu et de larmes, sa marche à travers notre pays.

Et qu’est-ce que l’avenir nous réserve ?…

Paul pensa de nouveau aux tombeaux…

Berthe errerait-elle peut-être aussi en demandant : « Où repose-t-il ? Où ? ».

— Ô, pourvu que cela ne soit pas, pria le lieutenant. Ne nous séparez pas, mon Dieu… Protégez-nous ; nous nous aimons tant et notre amour est si pur…

C’était comme s’il vit Berthe… Elle songeait à lui. Elle avait certainement reçu son télégramme et savait maintenant qu’il était à Ostende. Elle viendrait peut-être le voir demain… Elle y apprendrait que le régiment était actuellement ici… La verrait-il ?

Comme il aspirait à la revoir !

Paul vit Dixmude et la vallée de l’Yser, la région, de son bonheur, où il fit tant de promenades avec Berthe… C’était comme s’il entendait bruisser les joncs le long de la rivière, et que le vent soufflait sur les prés immenses et dans les hautes tours et églises, dans les fermes et jusque dans les dunes fauves de Nieuport.

Cela ranimait son courage et son amour pour la patrie, qu’il défendrait jusqu’à la dernière goutte de son sang…

Il se battrait ! Où ?

Il l’ignorait. Cette guerre n’était qu’embûche et surprises. Il ne s’y ingénierait pas davantage mais il se battrait là où son Roi, Albert le Courageux, qui symbolisait le Droit, le Devoir et l’Honneur, qui tenait haute sa fière et noble parole, l’appellerait.

Le calme se fit à Stalhille. Les habitants qui avaient fait la causette avec les soldats, rentrèrent chez eux, et les militaires se préparèrent au repos. Paul Verhoef gagna également sa chambre à l’auberge, mais il veilla bien avant dans la nuit.