À Lesbos/01

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À Lesbos (1891)
Librairie B. Simon (Paris) (p. 5-16).
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À LESBOS




I


Andrée Fernez vint au monde à Paris.

Son père, Gaston Fernez, était, au moment de la naissance d’Andrée, un employé supérieur du chemin de fer de l’Est.

Sa mère, une honnête femme, n’eût point de roman.

Elle fut tour à tour une victime ou une dévouée ; elle sut beaucoup aimer et ne rencontra qu’amères déceptions là où elle aurait dû trouver force et protection.

L’enfant fut son unique joie.

Était-ce assez ?

Andrée apporta, en naissant, une solide et saine constitution.

Aucun accident morbide n’entrava son développement intellectuel et physique.

Madame Fernez, délaissée par son mari, ne quittait jamais son enfant et se consolait près d’elle des premières souffrances de l’épouse déjà désabusée.

Andrée ne subissait donc aucune influence en dehors de celle de sa mère.

Vers l’âge de trois ans et demi, lorsqu’elle commença à manifester ses goûts et ses tendances, elle rejeta dédaigneusement les poupées qu’on lui offrait. Elle préférait jouer avec des quilles, des billes, ou des armes, que de manier des chiffons.

Lorsqu’on la menait aux fêtes villageoises, elle demandait à monter sur les chevaux de bois, et refusait obstinément d’aller dans les voitures destinées aux petites filles.

Lorsqu’Andrée le pouvait, elle suivait son père au café, elle trempait volontiers ses lèvres dans un verre d’absinthe, sans faire la grimace, et cela au désespoir de madame Fernez, qui, d’une essence supérieure, aurait voulu réprimer chez sa fille les allures garçonnières qu’elle voyait chaque jour s’accentuer davantage.

Malgré les douces remontrances de sa mère, Andrée continuait à imiter les hommes, leurs gestes, et jusqu’à leurs façons de s’asseoir, de marcher.

Dès qu’elle possédait quelques sous, elle allait acheter des cigares et des pipes en chocolat, qu’elle fumait crânement, à la grande joie de tout le monde.

Lorsqu’elle partageait les jeux d’enfants de son âge, chose qui arrivait rarement, Andrée se montrait aimable surtout pour ses petites compagnes.

Un jour, oubliant son manque de force, elle se jeta résolument sur un garçonnet plus grand qu’elle, pour défendre une gamine de ses amies.

Elle faillit être étranglée.

L’incident ne la corrigea pas.

Andrée ne connaissait pas la peur.

Malgré ces tendances nettement définies, Andrée, en grandissant, n’en conservait pas moins les formes exquises de la fillette.

M. Fernez venait d’être envoyé en disgrâce en Champagne.

Il emmena sa femme et sa fille.

Andrée avait sept ans.

Non loin de l’habitation de ses parents, dans une vaste ferme, vivait une octogénaire, ci-devant propriétaire de cette superbe exploitation agricole.

Incapable de surveiller les travaux de la ferme, la pauvre vieille avait donné, imprudemment, tout son bien à ses enfants.

Ceux-ci, comme cela arrive souvent à la campagne, trouvaient que la mère vivait trop longtemps.

N’osant commettre un crime, mais voulant aider la mort, trop lente à venir, à leur gré, ils maltraitaient l’infortunée.

On se lasse de souffrir, même au seuil de l’éternité.

Un jour, la vieille, couchée sous le lourd fardeau des ans et de la douleur, alla chercher le repos et la paix au fond de la mare voisine.

Lorsqu’on la retira de l’eau, elle avait cessé de vivre.

Ses enfants, malgré la joie qu’ils devaient éprouver d’être débarrassés d’une bouche qu’ils jugeaient inutile, refusèrent de recevoir la morte chez eux.

Le cadavre fut déposé sur un lit de paille, au fond d’une grange ouverte à tous les vents.

Ce jour-là, Andrée traversait le village, accompagnée d’un domestique. On la conduisait chez la femme du maire.

Chacun commentait l’accident.

— Je veux voir la morte, déclara fermement Andrée.

— Votre maman vous grondera, affirma le domestique.

— Que m’importe ?

— Elle me chassera.

— Non ; je lui avouerai la vérité.

— Je suis plus âgé, j’ai le devoir de vous empêcher de faire cette folie.

— Je veux la voir.

— Andrée, soyez raisonnable, la vue de ce cadavre peut vous impressionner, vous rendre malade.

— Cela m’est égal.

— Il n’en est pas de même pour moi.

— Tu me résistes, donc tu n’auras aucun reproche à t’adresser.

Et s’élançant en avant, elle se dirigea vers la maison où on avait recueilli la vieille fermière.

Le domestique la rejoignit et pénétra avec elle dans la grange.

Jamais Andrée, aujourd’hui devenue une femme d’un âge mûr, n’a oubliée la pauvre suicidée, dormant de son dernier sommeil sur une botte de paille due à la charité !

Elle sortit de là l’esprit en ébullition.

Que se passait-il sous ce crâne minuscule ?

Qu’en savons-nous ?

Quelles passions s’y livraient déjà combat, sous l’influence des événements du dehors ?

Pourtant, elle eut la prudence de ne pas parler de son escapade à la femme du maire ni à ses filles.

On l’aurait grondée.

Pendant le déjeuner, le secrétaire de la mairie vint annoncer que le curé, un vieil ivrogne au nez culotté, refusait de laisser entrer à l’église la suicidée.

Déjà, quoique sous l’Empire, les pouvoirs civils et religieux se heurtaient souvent.

Personne ne faisait attention à Andrée ; elle paraissait fort occupée à manger son dessert, arrosé d’un verre de vin mousseux.

Tout le monde, autour de l’enfant, discutait l’intolérance du prêtre.

On le désapprouvait, mais on ne parlait pas de lui résister.

Le maire, un bon vivant, ne tenait pas à troubler son existence, d’ordinaire si calme, si paisible.

Andrée avait tout entendu.

À peine eut-elle avalé sa dernière bouchée, qu’elle se leva de table et vint se camper bravement en face du maire, ses menottes croisées derrière son dos.

— Je veux, dit-elle de sa voix enfantine et charmante, que la femme soit portée à l’église.

Chacun se mit à rire.

Andrée devint pourpre de colère.

— Pourquoi demanda-t-elle, le curé se montre-t-il si méchant pour elle ?

— Parce qu’elle s’est tuée volontairement.

Andrée devint songeuse.

— Lorsqu’Alfred est mort, reprit-elle, tout le monde disait qu’il s’était tué par ses imprudences ; pourtant on l’a porté à l’église.

Alfred était le fils du maire.

Il était mort quelques mois auparavant.

En évoquant ce triste souvenir, l’enfant fit venir des larmes à tous les yeux.

— Tu as raison, répondit le magistrat ; devant la mort tous sont égaux ; nous ne devons pas juger ceux qui sont partis ; la suicidée entrera à l’église.

À quelques jours de là, Andrée, trompant la surveillance maternelle, revint jusqu’à l’auberge située près de la gare.

Elle comptait y rencontrer des compagnons de jeu.

L’aubergiste avait une fille de dix-huit ans, complètement idiote.

Au moment où Andrée entrait, l’innocente laissa tomber, de ses mains débiles, un vase en porcelaine.

Il se brisa en miettes.

La mère allongea un vigoureux soufflet à l’idiote.

Andrée s’enfuit.

Les sanglots la suffoquaient.

Elle aurait voulu pouvoir défendre la pauvre idiote contre les brutalités de cette mégère.

Ces deux exemples ne s’effacèrent jamais de l’esprit d’Andrée.

Le prêtre, par son intolérance, avait jeté en cette âme d’enfant les premiers germes du scepticisme, en même temps que le respect de la justice et de logique s’y développait.

Cette mère cruelle et injuste envers une malade, dont la souffrance n’aurait dû inspirer que la compassion, venait d’ouvrir devant cette fillette les horizons lointains, où elle devait apprendre le socialisme, et le mépris des préjugés.

Bientôt M. Fernez revint à Paris.

Cette fois, il était révoqué.

C’était un joueur, un débauché hypocrite.

Chassé de partout, repoussé par ses protecteurs et ses amis, il mettait audacieusement ses mésaventures sur le dos, par trop complaisant, de la malchance.

Se souciant aussi peu de sa femme que de son enfant, il ne songeait qu’à satisfaire ses passions.

Incapable d’une bonne action, d’un mouvement généreux, d’un instant de dévouement, quoique assoiffé de jouissances, il n’osait également se lancer dans aucune entreprise hasardeuse, véreuse même, pour s’enrichir lui et les siens.

Il était plat, petit jusque dans le mal.

Après chacune de ses fautes, lâchement, il se cachait derrière sa femme, et fuyait ses chefs, sans pour cela s’avouer coupable en face de ses victimes.

Toute sa vie, il tourna autour du code pénal.

La prison l’effrayait !

Ses parents, de braves artisans bourguignons, n’avaient eu qu’un but, faire de leur fils un monsieur ; grâce aux privations qu’ils surent s’imposer, ils parvinrent à satisfaire leur désir ambitieux.

Quoique ayant reçu une certaine éducation, M. Fernez resta peuple.

Il essaya de voiler son origine plébéienne sous la fatuité orgueilleuse d’un sot.

Il n’y réussit jamais !

Toujours le bout de l’oreille paraissait malgré ses efforts.

Pourquoi sa femme l’avait-elle épousé ? demandera-t-on.

Ces unions mal assorties font partie des mystères que révèle le cœur ou la destinée humaine.

Il détestait d’autant plus sa femme, qu’il se savait coupable envers elle.

Sournoisement, il la frappait, comme les lâches, dans l’ombre, en condamnant son enfant à une existence misérable.

Contrairement aux autres pères, il ne manifestait aucune ambition pour Andrée.

Que lui importait l’avenir de cette fillette ?

Il voulait qu’elle s’élevât sans lui coûter le moindre sacrifice.

Parfois il injuriait brutalement la mère et l’enfant.

Andrée, de son regard profond, observait son père.

Peu à peu, elle se prit à mépriser ce chef de famille, chez lequel, elle cherchait en vain, les qualités viriles, qu’imposent, si non l’affection, du moins le respect.

Chacune des injures qu’il débitait, pendant ses colères de portefaix, restaient gravées dans le cœur d’Andrée, en caractères ineffaçables.

Il passait le meilleur de son temps hors de chez lui, jouant tout, jusqu’à son honneur, déjà fort compromis.

Il vivait comme un homme n’étant pas marié.

Madame Fernez était toujours seule.

L’abandon, qui devait se consommer plus tard, était déjà commencé. Le foyer n’existait plus.

Si Andrée ne souffrait pas de la misère, c’était au dévouement maternel qu’elle le devait.

Si elle parvenait à s’instruire, c’était grâce aux efforts incessants de madame Fernez.

Mais la lutte devenait de plus en plus difficile.

L’homme, cet être soi-disant fort, n’était plus qu’une inutilité dans son existence.

Quoique d’un caractère très gai, Andrée était parfois pensive ; le chagrin la mûrissait avant l’heure ; aussi préférait-elle se mêler à la conversation des grandes personnes, surtout à celle des femmes, qu’à la compagnie bruyante des enfants de son âge.

Elle se plaisait à entendre le froufrou de la soie ; elle aimait à respirer les parfums capiteux dont se servent les élégantes.

Elle affectait une amabilité empressée qui ressemblait presque à de la galanterie.

Au lieu d’acheter des sucres d’orge, elle dépensait ses sous en fleurs qu’elle offrait aux amies de sa mère.

Madame Fernez conduisait presque chaque jour sa fille au jardin des Tuileries.

Là, elle se réunissait avec d’autres dames de ses connaissances ; un jour, l’une d’elles, madame de B., fit signe à Andrée de la suivre.

— Venez, dit-elle ; une de mes amies doit me rejoindre ici ; j’ai peur qu’elle ne sache pas me trouver ; nous allons la chercher ensemble.

Toutes deux allaient et babillaient en regardant à droite et à gauche.

— Aidez-moi dans mes recherches, recommanda madame de B.

— Je ne connais pas votre amie, répondit Andrée.

— Elle est fort jolie ; voilà, il me semble, un bon renseignement.

Puis elle ajouta :

— Aimez-vous à voir un beau visage ?

— Je n’ai qu’à vous regarder, répondit crânement Andrée.

Madame de B. demeura toute interdite.

Pourtant cette gamine, aux allures cavalières, était encore parfaitement naïve.

Elle n’obéissait qu’à des instincts qu’elle ne pouvait analyser.


À Lesbos, vignette fin de chapitre
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