À Lesbos/02
II
Andrée atteignit sa treizième année.
À cette époque elle fut mise au couvent.
Sa mère espérait qu’elle pourrait terminer son éducation à peine commencée.
D’abord Andrée se trouva toute dépaysée, au milieu de ces enfants qui la regardaient en dessous, en l’appelant :
« La nouvelle. »
On voulut se moquer d’elle.
Habituée à vivre presque toujours seule, intimidée par tous ces visages inconnus, elle n’osa répliquer de suite.
Les gamines, mauvaises par instinct, espérèrent s’amuser aux dépens d’Andrée et réitérèrent leurs taquineries.
Andrée, affolée de colère, se souvint qu’elle avait été élevée comme un garçon.
Une jeune fille blonde, fort élégante dans son uniforme tout noir, se montra plus impitoyable que les autres.
Aussi paya-t-elle pour toutes.
Andrée bondit sur elle et lui administra une verte correction.
La malheureuse, renversée à terre, demandait grâce et appelait au secours.
Les bonnes petites amies, voyant comment les choses tournaient, s’enfuyaient, craignant la colère de la nouvelle. Jamais le jardin du pieux et paisible monastère n’avait été le théâtre d’un pareil événement.
Si les élèves — de vraies futures femmes — se déchiraient parfois, ce n’était qu’à coup de dents.
Les maîtresses accoururent en se signant et en faisant bruire les grains de leurs rosaires.
Il fallut dégager l’élève.
On y parvint avec peine. Andrée avait de la poigne.
Berthe Patrez, telle se nommait la demoiselle, était dans un piteux état.
On la conduisit à l’infirmerie.
Elle avait le visage couvert de bleus.
Andrée, un peu honteuse de s’être laissé dominer par la colère, fut emmenée chez la mère supérieure.
C’était une vieille religieuse froide et austère sous sa guimpe toute blanche.
Ses yeux, encore très vifs, étaient abrités par des lunettes bleues.
Cette femme semblait toujours pontifier, même lorsqu’elle se mouchait.
Elle regarda sévèrement Andrée, dont la toilette en désordre indiquait un forfait.
La religieuse raconta avec force détails le combat dont elle n’avait pas été témoin.
Ce récit fantaisiste portait sur les nerfs d’Andrée.
Elle ne pouvait souffrir le mensonge.
Aussi interrompit-elle irrespectueusement la religieuse.
— Pardon, ma mère, dit-elle, madame n’était pas près de moi, lorsque mademoiselle Patrez a commencé de me taquiner ; elle ne peut donc savoir comment j’ai été amenée à battre une de mes compagnes.
— Vous parlerez lorsqu’on vous interrogera, répondit sévèrement la supérieure.
— Il est vrai, avoua la religieuse, que je n’assistais pas aux débuts de la lutte ; mes élèves m’ont raconté…
Andrée intervint de nouveau.
— Tout le monde s’est enfui en criant ; personne n’a donc rien pu voir.
Ensuite, elle se tourna vers la supérieure.
— Ma mère, dit-elle avec une certaine hauteur, je n’ai jamais menti ; vous pouvez m’écouter sans la moindre méfiance.
La supérieure regarda plus attentivement ce visage, ces yeux où brillait la franchise la plus pure. Quoique vivant au fond d’un cloître, elle connaissait quelque peu l’humanité, elle comprit qu’elle se trouvait en face de quelqu’un.
— Parlez, dit-elle, sans adoucir son ton.
Andrée courba la tête.
— Je sais, dit-elle, que je viens de commettre une action blâmable, je vous en demande pardon, à vous, ma mère.
— Il faudra également solliciter le pardon de votre compagne.
— Jamais.
— Pourquoi cet entêtement, annonçant autant d’orgueil que de méchanceté. Vous l’avez blessée, elle souffre à cause de vous.
— Voilà huit jours que mademoiselle Patrez, et bien d’autres, me meurtrissent à coups d’épingles, sous le prétexte que je suis nouvelle. Je n’ai pas eu le courage de souffrir plus longtemps.
Et Andrée raconta d’une voix vibrante ces taquineries quotidiennes, par lesquelles les jeunes filles apprennent leur métier de mondaines.
Au fond, cela ne signifiait rien ; pourtant la supérieure comprit qu’Andrée avait pu perdre patience.
Elle se tourna vers la religieuse.
— Comment se fait-il, ma sœur, demanda-t-elle, que vous autorisiez de pareils jeux ?
— Mais, ma mère, je ne me suis jamais aperçue qu’on tourmentât avec tant d’acharnement mademoiselle Fernez, répondit la religieuse en baissant humblement les yeux devant l’altière supérieure.
— Il est vrai, intervint aussitôt Andrée, qu’on évitait toujours de me taquiner en présence des maîtresses.
La supérieure enveloppa encore Andrée d’un long et profond regard.
Elle poussa un soupir et dit de sa voix lente, presque solennelle :
— Allez ; pour cette fois, je vous pardonne ; mais ne recommencez pas. Ici, ce n’est pas un collège.
Andrée s’inclina et prit la main sèche et ridée de la religieuse, sur laquelle, respectueusement, elle déposa un baiser.
Elle partit en compagnie de la maîtresse.
Au jardin, le pensionnat était en émoi.
Qu’allait-il résulter de tout cela ?
Les élèves se savaient coupables.
Lorsqu’elles virent apparaître au haut du perron mademoiselle Fernez, elles coururent à sa rencontre.
Andrée passa sans leur parler.
La chance semblait favoriser la nouvelle.
Elle avait rossé Berthe Patrez !
On ne lui imposait aucune punition.
L’opinion vira de bord ; elle devint la divinité du jour.
Personne ne songea plus à la brimer.
Berthe elle-même se déclara son amie.
Ces demoiselles respectaient la force du biceps.
Le soir, Andrée rencontra dans les couloirs des regards d’élèves ou de religieuses dont l’éclat l’éblouit.
Ce ne fut là qu’un incident ; la vie monastique reprit sa régularité monotone.
Quoique devenue l’amie de ses compagnes, Andrée crut remarquer que quelques-unes avaient, envers elle, des réticences pleines de mystères.
Cela l’intriguait.
Un dimanche, à l’heure du prône, l’aumônier, un prêtre blond et contrefait, dont toutes ces demoiselles se moquaient, monta en chaire.
Une fois la barrette posée sur sa tête de cagneux, il promena de gros yeux bleus de faïence sur ce troupeau d’enfants, dont les mines éveillées et futées l’interdisaient toujours.
Ce jour-là, il paraissait triste.
Avant de parler, il dut se recueillir.
Décidément, il se passait un fait anormal.
Tout le monde se regardait en dessous.
Il commença.
Son sermon, ou plutôt son réquisitoire, roula tout entier, pendant plus d’une heure, sur le danger des amitiés particulières.
Il frôla des explications scabreuses ; il devint presque éloquent, lorsqu’il voua aux feux éternels celles qui commettaient cet horrible péché.
Andrée, d’abord surprise, écouta d’une oreille distraite ; puis le sujet l’intéressa, et elle écouta la péroraison fort attentivement.
Elle sortit de la chapelle toute songeuse.
Autour d’elle, on chuchotait, on commentait le fameux sermon.
Le couvent paraissait en proie à une réelle émotion.
Andrée se promit d’observer davantage et de découvrir la cause de ce trouble général.
La cloche tinta.
On appelait les élèves au réfectoire.
En entrant, Andrée vit près de la supérieure une religieuse qu’elle ne connaissait pas.
Elle portait avec une parfaite distinction l’habit monastique. Son teint, d’une blancheur laiteuse, donnait encore plus d’éclat à ses yeux, noirs et profonds, qu’ombrageaient d’épais sourcils bruns.
La religieuse, au moment où Andrée passa devant elle, regarda machinalement l’enfant.
Andrée tressaillit, et sentit qu’elle devait affreusement pâlir.
Pendant tout le repas elle ne mangea pas.
Ses mains étaient glacées et sa tête brûlante.
Elle interrogea une compagne complaisante.
— Quelle est cette religieuse ? demanda-t-elle, en désignant l’inconnue.
— La nouvelle maîtresse de la première classe, répondit l’amie.
— D’où vient-elle ?
— D’une maison de province, du Midi, je crois.
— Connais-tu son nom ?
— Madame Marie des Anges.
Les renseignements s’arrêtèrent là.
Andrée ne put retrouver sa gaîté habituelle.
Madame Marie des Anges était toujours présente à son esprit.
Si elle voulait prier, elle ne parvenait pas à chasser le souvenir de cette femme, dont le regard la fascinait.
Si elle se mettait au travail, son imagination vagabondait à la suite de la religieuse, et sa plume traçait des hiéroglyphes qu’aucun professeur ne parvenait à déchiffrer.
Les punitions, les pensums pleuvaient comme grêle sur l’infortunée Andrée. Rien ne la corrigeait… elle continuait à voyager en un pays complètement inconnu, mais où elle paraissait fort bien se plaire.
Une après-midi, dans un corridor à peine éclairé, elle rencontre madame Marie des Anges.
Andrée s’arrêta et laissa voir l’admiration qu’elle ressentait.
La religieuse, rouge et confuse, pressa le pas.
Le lendemain, elles se heurtèrent de nouveau.
Cette fois, elles échangèrent un furtif sourire.
Le soir, au moment de la prière, sœur Marie des Anges trouva, entre les feuillets de son missel, un billet ainsi conçu :
« Je vous aime ! »
Les mots étaient tracés en rouge.
Du sang !
Le regard de la religieuse alla chercher Andrée Fernez, qu’elle avait deviné comme devant être l’auteur de ce laconique message. Elle aurait dû gronder l’audacieuse élève, la menacer de dévoiler la chose à la supérieure. Elle n’en fit rien.
Andrée, encouragée par ce premier succès, ne cacha plus l’ardente affection qu’elle éprouvait pour sœur Marie des Anges.
Le sermon de l’aumônier produisait un piètre effet.
La crainte de l’enfer ne semblait donner que plus de montant au péché qu’il avait voulu défendre.
Un soir, après la bénédiction du Saint Sacrement, alors que la chapelle, voilée dans l’ombre, était encore pleine des senteurs de l’encens. Andrée vint s’agenouiller à la tribune, derrière l’orgue.
Elle se croyait seule.
Tout à coup, elle crut entendre comme un soupir étouffé.
Ce bruit, sous ces arceaux sombres, où les lampes du sanctuaire ne jetaient que des lueurs incertaines, effraya mademoiselle Fernez.
Elle se mit à trembler, croyant voir surgir des ombres de derrière les piliers.
Cette terreur fut de courte durée.
Elle explora les alentours de l’orgue.
Dans un coin, courbée sur un prie-Dieu, elle aperçut une religieuse.
Cette vue la rassura complètement.
Plus hardie, elle s’approcha doucement, poussée par un pressentiment qu’elle ne pouvait chasser.
Un mouvement la confirma dans sa croyance : c’était bien madame Marie des Anges qui priait là.
Andrée se glissa jusqu’à la religieuse et déposa un baiser sur ses mains mouillées de larmes.
Madame Marie des Anges laissa retomber ses bras autour du cou d’Andrée, et elles restèrent longtemps enlacées, se disant ces mille riens charmants qui forment le langage des amants.
À partir de ce moment, commença, entre la recluse et l’enfant, un échange de billets et de fleurs capables de remplir plusieurs coffrets.
— Je ne pèche pas, pensait Andrée.
Pourtant, elle éprouvait un âpre désir de se trouver seule avec madame Marie des Anges ; elle sentait vaguement qu’il devait exister une intimité plus grande, plus voluptueuse que ces quelques baisers furtifs, donnés au fond des corridors, entre deux portes.
Elle cherchait ; mais elle ne trouvait aucune solution à ce mystérieux problème.
Une après-midi, sœur Marie des Anges dut garder le lit.
Elle souffrait d’une migraine.
Adroitement, sans éveiller les soupçons de la supérieure, elle obtint que mademoiselle Fernez, à qui elle donnait des leçons particulières de dessin, vînt lui tenir compagnie.
Andrée s’empressa de se rendre à l’appel.
La perspective d’un tête-à-tête dans une chambrette bien close, à l’abri de tout regard indiscret, la remplissait d’un doux émoi.
Allait-elle donc apprendre le mot de l’énigme ?
L’occasion pouvait être bonne.
Elle se jura d’en profiter.
C’était la première fois qu’elle pénétrait dans une cellule.
La pièce, fort étroite, ne contenait qu’un lit, deux chaises et une commode.
Aux murs, blanchis à la chaux, on avait pendu quelques tableaux de piété.
Pas de glace.
Sur une planchette, rangés avec la symétrie d’un règlement fidèlement exécuté, on voyait quelques ustensiles de toilette.
Aucun fouillis, aucun désordre !
Pas un parfum.
Au contraire, une odeur fade, désagréable !
Andrée regarda curieusement le lit tout blanc, baigné des rayons du soleil, où reposait sœur Marie des Anges, dépourvue du prestige que prête le costume monastique.
Cette femme pâle, les traits fatigués, coiffée d’un bonnet de nuit d’où s’échappaient quelques mèches de cheveux blonds, lui fit un étrange effet.
L’idole descendit quelques marches de son piédestal.
La guimpe lui seyait à ravir, le bonnet la vulgarisait.
Un peu attristée par ces pensées, elle s’assit sur le bord du lit, en une pose nonchalante ; sœur Marie des Anges devint pourpre.
Andrée, promptement remise de sa déception, prit les mains de son amie, et lui demanda, avec une inquiétude nullement feinte :
— Êtes-vous réellement malade, ma chérie ?
— Non, j’ai une forte migraine.
Andrée, malgré le bonnet de nuit, dont la vue la choquait tant, attira sœur Marie des Anges et se mit à l’embrasser ardemment.
Ce n’était plus dans la cellule qu’une symphonie de baisers.
Les saints, des images suspendues à la muraille, devaient se voiler la face, pour éviter de voir un pareil spectacle.
L’écho de la chambrette n’avait jamais été à pareille fête.
Et Andrée continuait.
Sœur Marie des Anges haletait sous cette pluie de caresses.
Plusieurs fois, Andrée avait rencontré les lèvres humides et rebondies de la religieuse, mais elle ne s’y était pas arrêtée.
Elle était réellement innocente.
Cela gênait sœur Marie des Anges.
Sous le coup de l’émotion, elle tomba presque défaillante sur la poitrine d’Andrée.
Celle-ci eut peur.
— Souffrez-vous davantage ? demanda-t-elle anxieusement.
— Non, murmura-t-elle faiblement.
— Voulez-vous que j’appelle ?
— Non, restez près de moi, ne vous éloignez pas.
Puis, sans prononcer aucune parole, elle attira violemment Andrée de ses deux bras nus, la serrant fortement contre sa poitrine.
Sa chemise de nuit s’entrouvrit, laissant voir les seins, dont des deux bouts roses pointaient audacieusement hors le linge.
Le drap, rejeté, mettait à découvert une nudité blanche et ferme.
Andrée détournait la tête pour ne pas voir.
Elle avait honte !
Elle reculait, effrayée ; elle aurait voulu fuir, échapper à cette étreinte passionnée.
Était-ce donc le mot de l’énigme ?
Pourtant une émotion nouvelle la dominait, lardant sa chair de coups d’épingles, perlant son front de gouttes d’une sueur froide.
Ses lèvres s’égaraient encore sur les joues de sœur Marie des Anges, mais elle n’osait toucher ce corps tout frémissant, d’où montait une vapeur âcre qui l’enivrait, et jetait du feu dans son sang.
Sœur Marie des Anges eut un retour de raison et de pudeur.
Elle s’était offerte, elle ne pouvait faire plus.
Elle s’enfonça précipitamment sous les couvertures et, repoussant brutalement Andrée, elle lui dit sèchement :
— Vous pouvez vous retirer.
— Vous me chassez ? Vous ai-je offensée ? demanda la jeune fille.
La religieuse sourit tristement.
— Non, seulement j’ai besoin de repos.
— Je resterai près de vous sans faire de bruit, sans troubler votre sommeil.
— Non, Andrée, laissez-moi seule. Demain, vous reviendrez.
Mademoiselle Fernez se leva.
— Oui, demain, je reviendrai.
Il y avait comme une promesse vague dans ces mots.
Les écailles tombaient-elles des yeux de l’élève ?
La religieuse regarda longuement mademoiselle Fernez.
Elles s’embrassèrent encore une dernière fois, puis Andrée retourna à la salle d’étude.
Pendant le reste de la journée, elle fut incapable du moindre travail.
La surveillante, la croyant malade, l’envoya se reposer.
Au moment où Andrée entrait dans le dortoir, elle aperçut deux grandes élèves, si occupées à causer, qu’elles n’entendirent pas la porte s’ouvrir.
Andrée eut le loisir de les observer.
Son ignorance disparut comme par enchantement.
— J’ai été une imbécile, pensa-t-elle. Demain, je donnerai la réplique à sœur Marie des Anges.
L’homme propose et Dieu dispose !
Le lendemain, avant midi, Andrée quittait le couvent.
M. Fernez, faute de paiements réguliers, avait été mis en demeure de reprendre sa fille.
Il était donc dit qu’Andrée ne devait donner aucune réplique à sœur Marie des Anges.