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À Lesbos/10

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À Lesbos (1891)
Librairie B. Simon (Paris) (p. 129-139).
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À Lesbos, bandeau de début de chapitre
À Lesbos, bandeau de début de chapitre


X


Parfois, Andrée partait à travers la ville, errant au hasard, le nez au vent, l’œil aux aguets.

Elle se plaisait, en ces courses vagabondes, à chercher l’inspiration dans le réalisme de la vie.

Mademoiselle Fernez avait une tendance non avouée pour l’école naturaliste.

Elle aimait également à courir les environs de Paris.

Dans les villages, on rencontre des types capables de tenter le crayon de l’artiste en quête d’originalité.

C’était vers la fin de septembre.

Un dimanche, le dernier du mois, Andrée, harassée de fatigue, montait la rue des Martyrs.

Elle venait de Villeneuve-Saint-Georges.

Elle avait bravé le soleil et la poussière, pour assister à un concours de pompes à incendie.

Elle s’était beaucoup amusée.

En quelques traits rapides, elle avait pris sur le vif la silhouette de plusieurs braves pompiers.

La plupart à moitié ivres, le casque légèrement sur l’oreille, avec leurs trognes enluminées, avaient des expressions fort grotesques.

Aussi son album était-il rempli d’excellents croquis.

Son humeur, quelquefois chagrine, se ressentait de l’ample moisson qu’elle venait de récolter.

Cependant son estomac criait famine.

Madame Fernez était absente de Paris.

— Pourquoi remonter jusqu’à Montmartre ? pensa-t-elle.

Les restaurants ne manquaient pas dans le quartier.

Andrée se mit aussitôt à explorer d’un regard tous les environs.

Elle ne tarda pas à trouver ce qu’elle cherchait.

À quelques pas, sur un tableau pendu à la porte d’une maison de bonne apparence, elle lut, avec la joie d’une affamée :

TABLE D’HÔTE
à l’entresol

Andrée savait que le public de ces sortes de restaurants est fort hétérogène.

Cela ne l’arrêta pas.

Elle entra, et eut vite enjambé l’unique étage.

Elle poussa une porte à vitres dépolies.

Du seuil, Andrée vit une grande salle, coupée au milieu par une table, où quelques femmes, des filles, en toilettes tapageuses, dînaient tout en causant bruyamment.

Autour, contre les murs, il y avait des tables préparées pour deux, ou quatre convives.

À peine entrée, une odeur troublante de parfums capiteux, de poudre de riz et de sueur, monta au cerveau d’Andrée.

Cela sentait la femelle.

Un troublé étrange s’empara de la jeune artiste ; elle éprouvait des émotions absolument inconnues, qu’elle aurait voulu chasser.

À son apparition, chacune des dîneuses se tut.

On la regardait avec méfiance, comme une intruse.

Tous ces regards féminins, braqués sur elle, la troublaient encore davantage.

Elle eut envie de fuir, mais la faim la talonnait.

Puis un désir irrésistible, une curiosité malsaine, la poussaient à rester parmi ces femmes.

À la caisse, un vieux pastel peint avec un certain art, surmonté d’une perruque rousse, chargé de bijoux, se leva pour venir au-devant de mademoiselle Fernez.

Cette caissière, une vieille garde usée jusqu’à la corde, voulait se montrer aimable ; elle ne parvenait, à force de sourire, qu’à érailler la couche de plâtre étendue sur ses joues couperosées.

— Par ici, madame, disait-elle en faisant entendre le grincement d’un ressort mal graissé.

Andrée, l’oreille choquée, l’observa plus attentivement.

Elle comprit aussitôt d’où venait ce bruit désagréable.

C’était le râtelier de la dame, qui rappelait indiscrètement sa présence.

Andrée dut se retenir pour ne pas éclater de rire.

La vieille la conduisit vers une table placée près d’une fenêtre.

— Vous serez très bien ici, affirma-t-elle.

Gracieusement, tout en grimaçant son éternel sourire maquillé, elle se mit en devoir de débarrasser sa nouvelle cliente de son ombrelle, de son album, de son chapeau.

Elle voulut lui enlever sa veste.

— C’est inutile, dit assez sèchement Andrée.

Dans quel milieu se trouvait-elle ?

Les hommes semblaient être exclus de l’établissement ; il n’y en avait pas un parmi les convives ; le service était fait par de jeunes et accortes bonnes.

Une fois installée, Andrée, sans s’inquiéter de l’attention qu’elle provoquait, commanda son dîner.

Un dîner plantureux, car elle avait faim.

Quelques femmes, toujours par groupes de deux, entrèrent.

On les connaissait, et on les interpellait par leurs noms, des noms de guerre, en vogue dans le monde de la galanterie.

Une particularité l’intriguait.

Chacune des nouvelles venues allait embrasser la caissière sur les lèvres.

Était-ce une simple précaution, pour ne pas détruire l’œuvre si artistement étalée sur le visage ratatiné de la ci-devant coquette ?

Une servante lui apportait son potage ; elle préféra lui faire bon accueil que de résoudre cet ardu problème.

À côté d’elle, on continuait à chuchoter en l’observant.

Andrée n’en perdait pas un coup de dent, quoiqu’elle ressentit un malaise incompréhensible.

Quelques-unes de ces femmes, les plus jeunes, la regardaient avec complaisance : Débraillées, les lèvres gourmandes, dans des poses lascives, elles paraissaient prêtes à s’offrir.

Sous ce feu provocateur Andrée sentait mille aiguillons s’enfoncer dans sa chair.

D’autres de ses voisines, au contraire, la toisaient avec colère ; déjà des gros mots, dont elle devinait la cause, avaient été échangés.

Un couple féminin vint s’asseoir à la table près de la sienne.

L’une des deux ne détachait pas ses yeux de dessus Andrée.

Tout à coup, la femme qui lui tournait le dos fit volte-face.

Une vraie virago.

Haute en couleur, la lèvre ombragée par une forte moustache, elle puait le vice.

La parfaite distinction de mademoiselle Fernez la rendit furieuse.

— Tu sais, dit-elle, à sa compagne, si tu continues à la reluquer ainsi, je te flanque une beigne.

En ce moment, une grande fille blonde, maigre, décharnée, le teint blême, les yeux cerclés de noir, entra dans la salle.

Elle se dirigea vers la caisse.

Après l’échange du baiser habituel, la dame de comptoir lui dit quelques mots bas à l’oreille.

La fille, aussitôt, se tourna du côté d’Andrée.

Elle fit un mouvement d’épaules plein d’insouciance ; puis, d’un pas lent, celui d’une malade, elle vint jusqu’à la table où dînait mademoiselle Fernez.

Sans en solliciter la permission, elle s’assit en face de l’artiste.

D’un coup d’œil rapide, Andrée avait examiné cette malheureuse.

Ses vêtements, des oripeaux en soie, suintaient la misère ; ses bottines éculées souriaient béatement au parquet ; son chapeau, un amas de fleurs et de tulle, que la pluie et le soleil avaient amalgamé en un tas informe, ne tenait que par un prodige d’équilibre sur une forêt de cheveux blonds mal peignés.

Elle avait dû être jolie ; malgré son dénuement, elle gardait une expression agréable.

Andrée, en la voyant s’asseoir, eut envie de partir.

Elle resta.

— Vous avez commandé un excellent menu, dit la fille, tout en consultant la carte.

— Libre à vous de le partager, répondit André.

— Alors, vous paierez ? car je suis en dèche.

— Pourquoi pas ?

— Tant mieux, car je n’ai mangé aujourd’hui qu’un pain d’un sou.

Les paupières de mademoiselle Fernez battirent.

— Pauvre fille ! pensa-t-elle.

D’un signe elle appela une bonne, et commanda de doubler les portions.

L’infortunée dévora.

D’abord, elle ne songea qu’à satisfaire son appétit ; une fois rassasiée, elle joua du pied et de la prunelle.

Andrée pâlit, mais ne se fâcha pas.

L’heure de la chute venait-elle de sonner ?

Peut-être.

Cette femme lui plaisait, et des bouffées de passion lui montaient au cerveau.

Pourquoi vouloir toujours résister à la tentation ?

Andrée était lasse de vivre en face d’un pays inconnu, qu’elle désirait tant visiter.

La vertu lui pesait.

La salle se vidait.

La femme mangeait encore.

Andrée fit venir des liqueurs.

Maintenant, sa compagne la tutoyait.

— Je ne t’ai encore jamais vue, disait-elle la bouche pleine.

— Je ne suis jamais venue ici.

— Ah ! qui donc t’avait indiqué la turne ?

— Personne.

— Isabelle t’a reçue tout de même ?

— Qui ça, Isabelle ?

— La patronne.

— Elle n’a fait aucune difficulté.

— C’est drôle, elle n’admet de nouvelles clientes que lorsqu’elles lui sont recommandées.

— Je ne savais pas la maison montée sur un si bon pied.

— Dame, Isabelle a peur de la police.

Andrée rougit.

— Ton physique aura plu à la patronne. Il faut te méfier, elle ne veut jamais se souvenir qu’elle a soixante ans. Bien sûr qu’elle te fera de l’œil.

— Voilà une aventure qui flattera mon amour-propre.

— Tu te moques d’Isabelle parce que tu as de l’or, mais aux jours de dèche on est heureux de la trouver. Alors…

Elle compléta sa phrase par un geste cynique.

— Pourtant, vous n’avez pas déjeuné ce matin.

— Ma note est longue et elle a d’autres préférées.

Andrée était fort troublée.

Cette fille l’attirait, mais la pensée de devenir la complice d’une répugnante prostitution lui inspirait un certain dégoût.

La malheureuse ne la suivrait que dans l’espoir de manger le lendemain.

Andrée demanda la carte.

Isabelle avait tenu à lui faire payer sa bienvenue, car le total était fort enflé.

La jeune femme solda sans se plaindre.

À cet instant, une violente quinte de toux souleva la poitrine de sa compagne.

Celle-ci appliqua son mouchoir sur ses lèvres et le retira taché de sang.

Andrée tressaillit.

La mort, l’impitoyable mort, guettait cette pauvre fille et, au bord de la tombe, elle devait encore se livrer.

Vite, elle enveloppa deux louis dans une feuille de papier, et les glissa adroitement à son invitée.

Ensuite, elle se leva.

— Tu pars ? demanda la fille.

— Oui.

— Tu ne m’emmènes pas ?

— Non, mon enfant.

— Alors, je ne veux pas de ton argent. Je ne suis pas une mendiante.

— Gardez-le, mademoiselle ; ce n’est pas une aumône, mais un prêt que je fais à votre pauvreté du moment. Un jour vous pourrez peut-être, à votre tour, secourir une amie malheureuse.

— Je n’en aurai pas le temps ; avant la fin de l’hiver je serai morte.

— Acceptez-le pour vous soigner.

— Me soigner ! Lorsque je ne pourrai plus marcher, j’irai mourir à Lariboisière ; c’est l’habitude dans la famille. Les hommes se pendent et les femmes vont crever à l’hôpital.

Andrée, la voix pleine de sanglots, lui dit bien bas :

— Au revoir, voici mon adresse ; aux heures de misère, souvenez-vous de moi !


À Lesbos, vignette fin de chapitre
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