À Lesbos/11
XI
Sept heures du soir.
Les ouvriers sortaient en foule, harassés et maussades, des ateliers.
La rue Mouffetard était encombrée par les travailleurs retournant sans joie au logis.
Des enfants dépenaillés jouaient sur la chaussée, entre les jambes des chevaux, au risque d’être écrasés, en attendant d’aller manger la maigre pitance du soir.
Une femme, grande, sèche, vêtue d’habits propres, quoique usés, le regard dur sous d’épais cheveux blancs ondulés, avançait rapidement à travers les groupes des ménagères attardées, achetant à la hâte quelques victuailles : des rogatons, rebuts de tous, pour calmer la faim des marmots, qui attendaient là-bas, avec impatience, la becquetée quotidienne.
Cette femme, une ouvrière, avait l’aspect honnête ; pourtant elle inspirait, généralement, un sentiment de répulsion, tellement ses traits anguleux annonçaient la méchanceté, jointe à une volonté inflexible que rien ne devait faire fléchir.
Elle atteignit une grande maison, à façade lézardée ; aux fenêtres sans persiennes pendait du linge mouillé et des paillons d’enfants ; derrière les vitres veuves de rideaux grouillait tout un monde de malheureux en guenilles.
Sous la voûte sombre, à peine éclairée par la lueur blafarde d’un quinquet fumeux, des mioches, la face barbouillée, les vêtements en loques, criaient et se rossaient.
À la vue de cette mêlée, l’œil bleu pâle de la femme s’alluma d’une flamme mauvaise, sa bouche plate se contracta en un rictus plein de haine.
Elle s’approcha vivement du groupe braillant, et happant de sa main osseuse deux fillettes à qui l’ardeur du jeu avait mis des couleurs sur les joues blêmes de rachitique, elle les attira brutalement de son côté.
Puis, devant tous, elle les battit.
Ne croyez pas qu’elle se contenta de leur appliquer des soufflets.
Non, cette mère, sorte de monstre odieux, froidement, sans un mot de colère, semblait prendre plaisir à meurtrir, de ses doigts longs et crochus, le corps de ses filles.
Elle allait dans son œuvre, s’essouflant, mais ne s’arrêtant pas aux cris de ses enfants.
Son cœur demeurait sourd au bruit de ces vraies larmes.
Ses entrailles ne tressaillaient pas.
Autour d’elle, les mégères la regardaient, indifférentes.
Une fois sa haine satisfaite, ayant peut-être les bras fatigués, elle se dirigea vers l’escalier, suivie des deux gamines.
Leurs compagnons de jeu riaient de leur douleur.
Battus également, ils étaient heureux de voir les autres souffrir.
Elle monta jusqu’au cinquième et pénétra dans une vaste pièce éclairée par une tabatière.
Il y avait trois lits.
Sur un poêle de fonte où achevaient de se consumer quelques tisons à moitié éteints, dans une casserole ébréchée mijotait un ragoût de pommes de terre.
La vaisselle sale traînait partout.
Devant ce désordre, la mère se mit de nouveau à crier :
— Tas de rosses, dit-elle, vous jouez au lieu de travailler.
Ses mains s’abattirent lourdement sur les deux enfants.
Un garçonnet entra.
Sa figure ruisselait de sueur.
Sa culotte — une collection de vieux morceaux de drap rapiécés les uns sur les autres — était déchirée aux genoux.
Un tel forfait méritait une punition immédiate.
Il reçut une volée de coups de trique.
Tout en maugréant contre les enfants, la femme activa le feu, acheva de faire cuire le repas.
Maintenant la soupe, quelle soupe ! fumait dans une grande écuelle de terre.
Les enfants attendaient en silence.
Ils avaient bien faim !
La porte fut poussée.
C’était le mari :
Un charretier, le fouet pendu au cou, couvert de boue, puant l’écurie et titubant sous l’effort des nombreuses tournées qu’il avait absorbées en route.
— Chameau, sale ivrogne, lui cria la femme dès qu’elle l’aperçut.
Elle vint, de son poing fermé, lui frôler le visage.
L’homme se redressa prêt à la riposte, et lui envoya de son pied, chaussé de bottes, une ruade bien appliquée.
Elle sut l’esquiver, mais elle répondit par une assiette, envoyée à toute volée qu’il reçut en plein visage.
Ses lèvres se mouillèrent de sang.
Il se rua sur sa femme.
Ils s’empoignèrent corps à corps, se mordant et se griffant.
Ils roulèrent à terre, se crachant à la figure, hurlant des sottises.
Les enfants assistaient, impassibles, à ce spectacle.
Seule Laurence, une blondinette qui aurait pu être jolie sans l’anémie, se jeta bravement en avant.
Elle voulait protéger sa mère.
— Papa, suppliait-elle, ne fait pas de mal à maman.
Au milieu de la lutte, elle reçut des horions qui achevèrent de blêmir ses membres déjà meurtris.
Pour finir, le mari asséna sur la tête de sa femme un dernier coup de poing.
Elle resta étourdie.
Laurence lui frotta les tempes avec du vinaigre.
Pendant ce temps, l’homme mangeait goulûment tout le souper, ne laissant aux deux enfants, silencieux, que des bribes insignifiantes qu’ils dévoraient avidement.
Lorsque Laurence et sa mère s’approchèrent de la table, elles ne trouvèrent que du pain sec !
L’homme, étendu, à moitié vêtu, sur le lit, ronflait.
Le frère et la sœur dormaient chacun de leur côté.
Laurence, les yeux presque clos par le sommeil, aida sa mère à mettre un peu d’ordre dans cette chambre.
À minuit, l’homme s’éveilla.
Sa femme venait de se glisser doucement à ses côtés.
D’un hoquet, il inonda les draps et empesta le réduit, déjà rempli d’une vapeur de chenil.
Puis il eut des soupirs d’amant.
Le mâle entrait en rut.
Elle voulut résister.
— Les enfants ne dorment pas, disait-elle, en essayant de le repousser.
Il jurait entre ses dents, et cherchait à vaincre les résistances qu’on lui opposait faiblement.
Brutalement, il eut raison de la femelle, un instant révoltée.
Laurence semblait dormir.
Sa sœur, grande brune déhanchée, l’air vicieux, le visage pâle, les yeux cerclés de noir, soulevée sur son coude, écoutait les moindres plaintes du lit vermoulu !
Jacques Latour était un ivrogne fieffé, qui buvait chaque semaine sa paye, il ne rapportait au logis que quelques sous, qu’il fallait lui arracher par ruse.
À jeun, il était méchant, gorgé de vin et d’alcool, il devenait féroce.
Il battait sa femme !
Il détestait ses enfants !
Joséphine Latour gagnait deux francs cinquante, en atelier.
Avec ce maigre salaire, elle devait subvenir aux besoins de toute la famille.
On ne mourait pas de faim, voilà tout.
Accablée de fatigue, épuisée par de multiples grossesses — déjà sept de ses petits, morts, faute de soins, dormaient dans les vastes nécropoles parisiennes — cette malheureuse accusait ses enfants d’être l’unique cause de toutes ses souffrances.
De là, cette haine implacable, qui se traduisait par des rossées quotidiennes.
Dans une unique pièce, grouillait toute la famille, en une ignoble promiscuité.
Les filles connaissaient tous les secrets dégoûtants de l’alcove de leurs parents.
Le fils, un garnement, riait avec ses camarades des bruits qu’il entendait la nuit, lorsque la grande chambre devenait toute noire.
Tous trois auraient dû aller à l’école.
Livrés à eux-mêmes, soumis à aucune surveillance, ils restaient à galvauder avec des vauriens plus âgés, achevant de pervertir leur âme, déjà tant souillée.
Le hasard seul les avait empêché de voler.
Marceline avait déjà la tournure provocatrice d’une fille.
Parfois, elle rôdait autour des vieux, et souvent elle possédait des pièces blanches !
Le soir, lorsque Joséphine Latour revenait, les voisins l’interpellaient, accusant ses enfants de tous les méfaits commis dans la maison.
Ces rapports, la plupart mensongers, exaspéraient Joséphine, dont la main devenait encore plus lourde.
Ils s’habituaient aux coups, ils ne les redoutaient plus, et se plaisaient davantage à faire le mal, sauf Laurence.
Aucune boue ne semblait devoir l’atteindre.
Elle aimait sa mère.
Elle ne jugeait pas son père, au contraire, elle s’efforçait de cacher les turpitudes de ce misérable.
Elle le défendait lorsqu’on l’attaquait.
Chez Laurence, l’amour du jeu l’emportait parfois, — elle n’avait que douze ans, — pourtant elle rangeait, elle nettoyait la maison, pendant l’absence de sa mère, n’en recevant pas une gifle de moins que les autres.
Marceline n’aspirait qu’au moment de fuir ce foyer maudit ; chaque jour, elle sentait grandir le désir de se venger de ses parents, qu’elle détestait.
Elle se battait avec sa mère.
Elle se moquait de Laurence.
Alfred était un pâle et malingre voyou, il possédait tous les vices qui conduisent au bagne si ce n’est plus loin.
Un dimanche matin, Jacques Latour cuvait son vin, sous des draps maculés de larges taches répugnantes.
Joséphine venait de partir au lavoir en compagnie de Marceline.
Alfred galvaudait déjà sur la place Lacépède.
Laurence avait promis de mettre le ménage en ordre.
Quoique voulant éviter de faire du bruit, le pied de l’enfant heurta une chaise.
L’ivrogne s’éveilla, en proférant un juron.
Laurence se mit à marcher encore plus doucement.
Latour fermait les yeux pour dormir de nouveau.
Il n’y parvint pas.
À travers ses paupières entr’ouvertes, il suivait sa fille dans ses moindres mouvements.
Sur sa face bestiale, rongée par l’abus du vin se dessinait un étrange sourire.
Laurence ne se méfiait pas.
Baissée, le dos tourné, elle lavait le pavé.
D’un geste prompt, il rejeta les couvertures loin de lui, et tout nu, il sauta lestement à terre.
Avant que Laurence eût pu comprendre le danger qui la menaçait, il l’enlevait brusquement, et cherchait à l’étendre sur la couche qu’il venait de quitter.
Si Laurence était encore vierge, elle n’était plus innocente.
Elle connaissait toutes les réalités de l’existence.
Très grande et très nerveuse, elle essaya de se défendre.
Elle voulait gagner du temps.
Le hasard seul pouvait la sauver.
Latour, affaibli par les excès, surpris par ce commencement de lutte, qu’il n’avait pas prévue, lâcha sa proie.
Elle allait se sauver.
Il courut pour la reprendre ; déjà il l’enlaçait, et cette fois, fortement, pour étouffer ses cris, il lui comprimait la bouche.
Était-elle donc perdue ?
La porte s’ouvrit. Alfred parut.
Le jeune homme bondit jusqu’à sa sœur.
Il comprit de suite de quelle tentative ignoble Latour venait de se rendre coupable.
Tous deux se toisèrent, se mesurèrent.
Latour pouvait se rire de ce gamin.
N’était-il pas plus fort, plus vigoureux ?
Oui, certes, mais Alfred venait de sentir s’éveiller en lui tout un regain de bons sentiments.
Indigné, il se tenait prêt à venger sa sœur si cruellement outragée.
— Misérable ! disait Alfred.
Latour, honteux, pris de peur, préféra s’éloigner et quitter la chambre.
Laurence eut la pensée qu’elle allait mourir.
Ce ne fut qu’un léger évanouissement, elle revint à la vie.
Peut-être le regretta-t-elle souvent plus tard.
Son regard incertain s’arrêta sur Alfred.
Il lui prodiguait des soins avec empressement.
Il se montrait presque affectueux, lui d’ordinaire si grossier, si brutal.
— Alfred, implora-t-elle, sois discret, que nul ne sache cette scène. Le coupable est notre père !
— Tu es trop bonne, trop honnête pour rester ici, parmi nous ; pars au plus vite.
— Le puis-je ?
— Prends garde, il recommencera et se vengera.
— N’importe, nous devons cacher ses fautes.
Alfred regarda sa sœur d’un air surpris. Tant d’indulgence le confondait.
Plus crapuleusement lié avec Marceline, il préférait Laurence.
Elle lui inspirait une affection mêlée de respect.
Il aurait voulu la voir s’éloigner de cette maison, où elle souffrait sans se plaindre. Aussi sut-il garder le secret de cette poignante aventure, même envers Marcelline.
Latour devenait farouche.
Il ne pouvait pardonner à sa fille le droit qu’elle avait de le mépriser.
Il redoubla de brutalité.
Joséphine ne protesta pas.
La femelle, chez elle, dominait la mère.
Il lui tardait que le nid fût débarrassé des petits qu’elle avait mis au monde.