À Lesbos/16

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À Lesbos (1891)
Librairie B. Simon (Paris) (p. 197-211).
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À Lesbos, bandeau de début de chapitre
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XVI


Un mois venait de s’écouler.

Laurence convenablement installée dans une chambrette située rue Lepic, à Montmartre, se reprenait à espérer.

Jamais, à aucune époque de son existence, elle n’avait été aussi heureuse.

Elle n’était pas battue, même pas gourmandée.

Au contraire, mademoiselle Fernez semblait lui témoigner un certain intérêt.

Souvent elle se demandait si elle ne faisait pas, toute éveillée, un beau rêve, et si tout ce bonheur n’allait pas subitement disparaître sous le coup brutal de la baguette d’un mauvais génie.

Une pensée de tristesse décevante venait jeter son ombre sur cette joie paisible.

Laurence ne pouvait oublier Marie-Marthe.

Forcée, par l’égoïsme du capitaine Galbi, de renoncer à rechercher sa fille, elle avait, malgré tout, conservé l’espérance de redevenir mère.

Aujourd’hui, elle jouissait d’un réel bien-être ; avait-elle le droit de continuer à vivre à l’abri de toute inquiétude sans essayer de remplir cet impérieux devoir de la maternité ?

Cette question se posait jour et nuit devant son esprit troublé.

D’abord un malaise vague, mal défini, s’empara parfois de son être, la laissant brisée, anéantie, sans plus aucune énergie ; puis ce sentiment finit par la dominer tout entière.

C’était le remords !

La conscience de Laurence Latour venait de se révéler altière et menaçante.

Incidemment, pendant le récit qu’elle avait fait à Andrée, Laurence avait parlé de sa fille.

La jeune femme, comme de coutume, était demeurée froide, impassible, ne paraissant pas tressaillir aux accents déchirants de cette mère abandonnant son enfant.

Comment oser l’implorer en faveur de ce cher petit être ?

Ne semblait-elle pas médire de la famille ?

Elle affirmait que le meilleur était de ne pas en avoir.

Elle préconisait la supériorité des enfants naturels.

Puis autre chose :

Elle éprouvait une sensation nouvelle, inconnue, chaque fois qu’elle se trouvait en présence de sa généreuse bienfaitrice.

Andrée donnait, donnait beaucoup, le nécessaire, même le superflu, sans jamais se livrer.

Cette réserve excessive, quelque peu hautaine, gênait Laurence.

Mademoiselle Fernez, de son regard profond, parfois tranchant comme une lame d’acier, fouillait, jusqu’aux plis les plus secrets, l’âme de la jeune ouvrière, et la laissait toujours sous l’influence d’une douleur aiguë.

Pourtant, elle se sentait attirer vers l’artiste par une sympathie étrange, qu’elle ne voulait pas analyser et qui l’effrayait.

Si sa main rencontrait celle d’Andrée, elle tremblait et devenait pâle.

De son côté, mademoiselle Fernez devenait de plus en plus froide,

Pendant les séances de pose, elle avait dû, plusieurs fois, s’approcher de son modèle, pour lui faire prendre l’attitude qu’elle désirait.

Laurence avait cru remarquer un certain trouble.

Elle devait s’être trompée, car, ayant jeté les yeux sur le visage du peintre, elle n’avait rencontré que cette impassibilité glaciale qui la terrifiait.

Andrée affectait de ne jamais rester seule dans l’atelier avec Laurence, ou alors, elle redoublait d’ardeur au travail.

La pauvre fille se demandait si cette femme, au regard d’Argus, n’avait pas deviné le secret qu’elle s’efforçait de cacher à sa propre conscience.

— Elle me méprise, pensait-elle.

Les dames Fernez habitaient un appartement éloigné de l’atelier.

Rarement madame Fernez, âgée, fatiguée, venait voir sa fille pendant les heures de travail ; pourtant, de loin en loin, elle amenait des visiteurs.

Chaque fois que cet événement se produisit, Andrée obligea Laurence à se cacher précipitamment derrière une toile inachevée.

Madame Fernez ignorait-elle la bonne action de sa fille ?

Probablement.

Une après-midi, arrivée à l’improviste, elle surprit Laurence en train de poser.

La vieille dame regarda le modèle avec indifférence, sans témoigner le moindre intérêt.

Par contre, Andrée paraissait embarrassée.

Sa mère ne s’aperçut de rien.

Laurence devina cet embarras.

Pouvait-elle continuer de demeurer à la charge d’Andrée ?

Elle servait de modèle, n’était-ce pas là un prétexte ?

Jusqu’à présent, aucune toile sérieuse n’avait été ébauchée.

Sa délicatesse se révoltait.

Pourtant, elle ne se sentait pas le courage de fuir.

Non, elle aurait volontiers accepté de souffrir de nouveau toutes les douleurs du passé, plutôt que de quitter Andrée, Andrée qu’elle aimait d’une affection ardente, à laquelle elle tremblait de donner un nom.

Divers incidents, dont l’un du plus haut comique, allaient précipiter les événements.

Jadis, aux heures de pauvreté, Andrée avait été reniée par sa famille.

Maintenant de vieux parents, escomptant déjà la fortune de l’artiste, parlaient d’elle, de son talent, à leurs enfants.

Andrée se moquait de ces preuves tardives d’amitié ; pourtant, elle laissait sa porte ouverte, et les flatteurs pénétraient peu à peu dans la place.

Une tante fort dévote, par métier — elle vendait des chasubles — lui adressa du fond de sa province, son unique rejeton.

Il venait de recevoir, au séminaire de Mâcon, les ordres mineurs.

Il s’agissait de promener le jeune thuriféraire à travers la capitale, en ayant soin de lui éviter les écueils où sa vertu pouvait se heurter.

Andrée accepta de partager avec sa mère ce rôle de Mentor.

Le cousin, Onésime Barbot, la tonsure toute fraîche, les yeux constamment baissés, ses joues joufflues d’adolescent encadrées de longs cheveux blonds, présentait le type parfait de l’oint du Seigneur.

Lorsqu’il salua Andrée, les mains jointes, le torse courbé, les prunelles modestement tombées, elle eut envie d’éclater de rire.

Elle se retint prudemment, pour ne pas froisser madame Fernez.

Elle se vengea, en initiant le pudibond personnage à tous les dessous graveleux de Paris, cela au grand scandale de sa mère, qui faillit user ses souliers à force de lui marcher sur les pieds.

Onésime rougissait sans oser donner la réplique.

Aux observations de la bonne madame Fernez, elle répondait :

— J’éprouve sa vocation !

Elle eut la pensée de le jeter dans quelque aventure galante.

Elle n’en eut pas le temps.

Onésime regardait sa cousine à la dérobée, étonné, effrayé peut-être d’une telle parenté.

Elle pouvait lui nuire près de Dieu.

Un dimanche, après avoir entendu la messe à la paroisse, Onésime partit avec ses cousines pour le bois de Boulogne

Une promenade vraiment champêtre.

On rencontra bien, de ci de là, des impures, dont Andrée se plaisait à détailler les charmes.

En somme, la chasteté du novice reçut ni peu ni prou d’accrocs ; seulement il paraissait en proie à une grande agitation.

— Êtes-vous malade, mon cousin ? questionnait la terrible Andrée.

— Non, ma cousine, répondait-il de son air candide.

— Vous ne pouvez rester en place ; on jurerait que vous avez du poil à gratter dans le fond de votre culotte.

— Oh ! ma cousine !

On revint à la maison.

Malgré un violent coup de sonnette, Adèle, la bonne, tarda beaucoup à ouvrir la porte.

Andrée, impatientée, allait sonner de nouveau, lorsqu’Adèle se décida enfin à ouvrir. Elle était rouge, le bonnet de travers.

— Que vous est-il donc arrivé ? demanda-t-elle.

— Rien, mademoiselle.

— Vous avez la mine bouleversée ; votre rôti serait-il brûlé ?

— Non, mademoiselle.

Madame Fernez, une friande, voulut questionner à son tour.

— Vous n’avez pas laissé tourner la crême ?

— Non, madame, elle est prise et dorée à point.

Rassurés par de telles affirmations, chacun se rendit dans sa chambre, sans plus s’occuper de l’émotion d’Adèle.

Elle fut mise sur le compte de la chaleur des fourneaux.

En pénétrant chez elle, mademoiselle Fernez crut entendre un bruit inusité ; elle entra résolument.

Sous la clarté douteuse des persiennes baissées, elle ne vit rien de suspect. Vite, elle jeta bas ses vêtements trempés de sueur, souillés de poussière.

Elle venait à peine de se vêtir d’un large peignoir de flanelle blanche, lorsqu’on heurta doucement à la porte.

Vivement elle se retourna pour cacher sa poitrine luxuriante, encore à l’air.

Onésime Barbot, sans attendre la permission, entra de son pas de dévot.

— Je vous dérange, ma cousine ? interrogea-t-il timidement.

— Non, mon cousin, c’est-à-dire…

Andrée achevait de boutonner sa robe de chambre.

— Le feu est-il à la maison ? demanda-t-elle de son ton sardonique habituel.

— Non, seulement il faut que je vous parle sans plus tarder.

— Elle est donc bien pressé, votre communication ?

Tout en parlant, Andrée se laissa choir, nonchalamment, sur un fauteuil.

Avant qu’elle eût pu prévoir l’action du jeune homme, celui-ci, la soutane débraillée, assez relevée pour laisser voir ses chausses de satin, tomba à genoux devant elle et se mit à lui débiter, avec l’aplomb d’une vieille recrue :

— Ma cousine, je vous aime, je ne puis vivre sans vous…

Andrée, les dents serrées par une folle envie de rire, répondit en essayant de se donner un maintien sévère :

— Vous êtes fou, Onésime.

— Oui, fou d’amour et de désirs voluptueux ; mon cœur est un volcan.

— Je pourrais être votre mère ; puis songez à l’habit que vous portez.

— Que m’importe ce vêtement maudit, véritable tunique de Nessus, qui me brûle les flancs ? Pour vous, je la jetterais au vent.

Il faisait le geste d’arracher les derniers boutons.

Ces sournois ne savent plus s’arrêter lorsqu’ils sont en route.

Andrée commençait à la trouver mauvaise ; elle devint plus grave.

— Levez-vous, ordonna-t-elle fermement, cette plaisanterie n’a déjà que trop duré.

Il voulut s’emparer de ses mains.

— Quittez de suite cette chambre, où vous n’auriez jamais dû entrer, si vous voulez que je prenne cette sotte aventure pour un intermède aussi imprévu que peu important.

— Ne riez pas, ma cousine, je vous aime comme un fou ; peut-être, suis-je déjà damné ; mais l’enfer avec ses tourments ne peut plus m’effrayer ?

Entendrais-je même sonner la trompette du jugement dernier, que je ne me relèverais pas avant d’avoir obtenu la certitude que vous serez à moi.

Andrée se préparait à répondre.

Tout à coup, à quelques pas du groupe qu’ils formaient tous deux, éclata une joyeuse fanfare, la charge française.

Étaient-ce donc les anges du Très Haut qui appelaient les mortels au tribunal suprême ?

Onésime le crut.

Le teint verdâtre, il se leva précipitamment empoignant sa soutane à pleines mains, et se sauva.

Nul ne sut jamais où.

Andrée riait de bon cœur.

Seulement, l’intervention opportune de la trompette l’étonnait.

D’où cela provenait-il ?

Un homme, clairon aux dragons, sortit de dessous le lit.

— Qui êtes-vous ? interrogea mademoiselle Fernez.

— Mademoiselle a trop d’esprit pour se fâcher, puisque, grâce à mon instrument, je l’ai débarrassée d’un imbécile.

— Mais encore ?

— Soyez indulgente, je suis le pays d’Adèle.

— Ah ! je comprends.

Et mademoiselle Fernez mit une pièce de cinq francs dans la main du soldat.

— Allez, dit-elle, et buvez une bouteille à ma santé.

— Et à celle du séminariste ?

— Vous ferez mieux de prier pour son salut.

 
 

Andrée, par complaisance, dirigeait momentanément le cours de peinture d’une de ses amies,

Les élèves — de véritables gamines parisiennes — venaient chaque matin à l’atelier du boulevard de Clichy.

Laurence, soit pour servir de modèle, soit pour ranger l’atelier, arrivait en même temps que ces demoiselles.

Ce matin-là, tout ce petit monde, babillard et moqueur, semblait fort en éveil.

— Savez-vous la nouvelle ? demanda une grande fille à la mine vicieuse, au geste canaille.

— Non, répondit-on en chœur.

Chacun s’approcha de l’oratrice.

— Eh bien, Andrée Fernez, notre illustre maîtresse, a un amoureux.

— Ah ! Ah ! firent les fillettes.

À ces interjections répondit un soupir étouffé, sorte de plainte douloureuse.

En même temps Laurence dut s’appuyer à un meuble, pour ne pas tomber.

On ne fit aucune attention à cette émotion subite.

— Quel est l’heureux mortel ? demanda-t-on.

— Heureux, n’est peut-être pas applicable à ce monsieur.

— Il a été blacboulé ?

— C’est-à-dire qu’il court encore.

— Depuis quand ?

— Depuis dimanche, jour néfaste pour ce jeune séminariste, par trop inflammable.

— Comment, Andrée donne dans la robe ?

— Je m’en étais toujours doutée.

— Oui, mais pas dans la soutane.

— Vous savez, mesdemoiselles, lorsqu’on aime à relever les jupons, intervint une espiègle de seize ans, à la physionomie de femme, on peut vouloir essayer de tout.

À ces allusions directes, la pauvre Laurence éprouva un tel choc, qu’elle laissa échapper, de ses mains défaillantes, une superbe potiche qu’elle époussetait.

Au bruit de la porcelaine se brisant en morceaux, toutes les élèves se retournèrent.

— Laurence a gagné sa journée, dirent-elles.

— Mesdemoiselles, taisez-vous ; la pauvre fille pleure et va se trouver mal.

On l’entoura.

Chacune d’elles voulait lui faire respirer du vinaigre ou prendre un cordial.

Heureusement qu’elle repoussa toutes ces offres obligeantes, car ces demoiselles, dans leur émoi, répandaient de l’essence de térébentine sur leurs mouchoirs et versaient de l’huile dans une tasse de vieux Saxe.

En ce moment, une portière fut soulevée.

Andrée Fernez entra.

D’un regard sévère, elle fit taire et baisser les yeux à toutes ces gamines.

Avait-elle entendu la conversation tenue sur son compte ?

Rien chez elle ne le dénotait.

Seulement, avant de gagner sa place, elle s’arrêta un instant en face de Laurence.

— Souffrez-vous ? demanda-t-elle avec bonté.

— Non. mademoiselle, bégaya-t-elle.

Pauvre fille, elle craignait d’être grondée pour sa malechance.

Elle voulut implorer, et son visage se tourna vers sa bienfaitrice ; elle ferma les yeux comme éblouie.

Quoi, était-ce vrai ?

Dans le regard d’Andrée, ardemment fixé sur le sien, elle venait de découvrir l’expression d’une tendresse excessive.

Le cœur de cette femme pouvait-il s’émouvoir, laisser fondre la glace dont il semblait revêtu ?

Pendant tout le reste de la journée, elle fut distraite et s’attira plusieurs observations malveillantes des élèves.

Andrée, de son côté, paraissait nerveuse. Déjà ces demoiselles faisaient force commentaires.

Quelques-uns arrivèrent jusqu’aux oreilles de Laurence.

Elles se demandaient si l’artiste, — une blasée, — ne regrettait pas l’abbé jeune, blond et naïf.

D’autres, encore plus malicieuses, observaient attentivement Andrée et Laurence.

Elles ne découvrirent rien !

Pourtant ces deux femmes silencieuses, fort occupées chacune à leur besogne, portaient le poids d’un lourd secret, que la moindre circonstance fortuite allait les obliger à se révéler mutuellement, et cela malgré la réserve qu’elles essayaient de s’imposer.


À Lesbos, vignette fin de chapitre
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