À Lesbos/17

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À Lesbos (1891)
Librairie B. Simon (Paris) (p. 213-223).
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À Lesbos, bandeau de début de chapitre
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XVII


D’ordinaire, ces demoiselles entraient bruyamment à l’atelier.

Elles désiraient imiter leurs camarades, les rapins.

Ce matin-là, elles arrivèrent la mine allongée, la démarche grave.

Quelques-unes chuchotaient, en commentant l’article d’un journal du matin.

Laurence, chargée de l’arrangement de l’atelier, allait et venait sans s’occuper de ce qu’on disait autour d’elle.

Connaissant depuis longtemps les scies des élèves, elle commençait à s’y habituer.

Elle devinait une nouvelle farce.

Leurs plaisanteries étaient plus bêtes que méchantes.

Elle tressaillit !

De qui parlait-on ?

Elle entendit ces mots :

— On devrait toujours savoir qui l’on introduit chez soi, afin de ne pas exposer ses amis à des contacts semblables.

Son nom n’avait pas été prononcé ; pourtant, elle eut le pressentiment qu’on parlait d’elle.

Son passé, passé de honte et de misère, lui revenait à la mémoire.

Elle s’était vendue pour manger !

Voulait-on faire allusion à ces heures de douloureuse mémoire ?

Puis, elle le savait, on jasait sur l’intérêt que lui témoignait mademoiselle Fernez.

Mais ces demoiselles n’étaient pas prudes, et pour cause.

Alors, que lui reprochait-on ?

Elle eut besoin d’adresser la parole à l’une d’elles.

Sans lui répondre, l’élève lui tourna le dos.

L’insulte, cette fois, était directe.

Laurence, au lieu de s’humilier, releva la tête, prête à ramasser le gant qu’on lui jetait si insolemment.

Fille du peuple, elle allait se rappeler le vocabulaire de Paris pour engueuler ces demoiselles.

Andrée entra sans bruit, vint se placer aux côtés de l’infortunée, l’apaisant d’un sourire affectueux.

— Que se passe-t-il, mesdemoiselles ? Au lieu d’être paisiblement installées en face de vos chevalets, je vous trouve dissertant, rouges et affairées, comme s’il s’agissait de l’avenir de la patrie. La frontière française est-elle de nouveau envahie ?

La plus âgée, mademoiselle Valadon, frisée comme un caniche, s’avança, dardant sur Andrée son regard clair à travers son binocle.

— Il y a, mademoiselle, que nous sommes furieuses.

— Exposez vos griefs.

— Votre modèle…

Elle désignait Laurence d’un geste de dédain.

— Après, continuez.

— C’est la sœur d’un voleur.

— Ah !

— Il vient d’être condamné à cinq ans de travaux forcés.

Andrée, sans regarder Laurence, la retint de son bras musculeux, pour l’empêcher de tomber.

Elle se tourna froidement vers mademoiselle Valadon.

— Quelle est votre conclusion ?

— Nous ne voulons plus continuer à traiter mademoiselle Latour de camarade.

— Libre à vous, mesdemoiselles.

— Et nous comptons…

— Que comptez-vous ?

Cette fois le porte-parole féminin resta coi.

— J’attends, reprit Andrée, frappant le sol de son pied impatient.

— Mais, il nous semble que le renvoi de… mademoiselle Laurence est tout indiqué.

— Sont-ce là tous vos griefs ?

— Oui, mademoiselle.

— Eh bien, fermez vos boîtes, pliez vos toiles et retirez vous. Je m’expliquerai avec votre professeur.

Mademoiselle Valadon voulut être agressive.

— Quoi ! c’est nous qui céderons le pas à cette fille ?…

— Taisez-vous, ordonna mademoiselle Fernez.

— Nous parlerons, nous dirons…

— Que je vous ai chassées de mon atelier, parce que vous vous conduisez comme de méchantes créatures. Pourrait-on fouiller impunément dans votre passé ?

Quelques-unes courbèrent la tête.

Elles partirent.

Laurence tenait ses deux mains jointes vers Andrée.

— Merci, murmura-t-elle.

La jeune femme l’attira tout contre sa poitrine et déposa un long baiser sur le front de l’ouvrière.

— Vous ne me méprisez pas ? interrogea Laurence avec anxiété.

— Te mépriser ! Ne sais-tu pas que mon cœur est trop plein d’un autre sentiment, pour laisser la moindre place au mépris ?

Laurence devint toute tremblante.

Andrée l’entraîna vers un divan, sur lequel elle venait de jeter une charretée de roses et de lilas.

Un caprice d’artiste.

Leurs pieds s’enfoncèrent dans une épaisse peau d’ours, jonchée de fleurs effeuillées.

Le parfum des bouquets humides de rosée se mêlait aux senteurs capiteuses de l’atelier.

Laurence s’affaissa au milieu de ce lit odorant.

Andrée s’agenouilla.

Au loin, l’orage grondait.

Tout près, chez un voisin, on entendait les sons mélodieux d’un orgue.

Les éclairs partaient du haut des buttes, passaient à travers le vitrage et mettaient leurs reflets multicolores sur les vieux bahuts ou sur les antiques tentures.

Quelquefois, ils se jouaient dans les cheveux des deux femmes, inclinées l’une vers l’autre.

Elles n’avaient pas peur.

Le monde ne comptait plus pour elles.

La mort pouvait les prendre, elles croyaient au paradis.

Leur souffle se confondait en un brûlant embrassement.

Leurs regards se heurtaient en un choc étincelant !

Toute ironie avait disparu du visage d’Andrée ; on ne voyait sur ses traits, embellis par la passion, qu’une expression ineffable de bonheur et d’amour.

Laurence regardait extasiée !

Le rêve entrevu aux heures de délire allait-il devenir réalité ?

Une bouche brûlante se colla contre son oreille.

— Je t’aime, disait une voix mélodieuse ; ne tourne plus les yeux en arrière, ne crois plus qu’en l’avenir que je te ferai, de toutes les joies promises aux élus.

Et elle cherchait d’autres lèvres, pour les mordre dans un suprême baiser !

Laurence se souleva, le front teinté des lueurs passagères des éclairs.

— Je suis une paria, fuis-moi, un jour tu me mépriseras, lorsque tu n’entendras plus les chants de ton cœur.

— Je t’aime surtout parce que tu as souffert, je t’aime martyre, et je veux, dans de folles étreintes, effacer jusqu’au souvenir de toutes tes douleurs !

Que ces fleurs, dont le parfum nous enivre, que ces sons harmonieux qui nous transportent, que cet orage lointain qui ne peut nous atteindre, soit l’image de notre existence future.

Mon amour jettera sans cesse sur tes pas une jonchée de fleurs, et mes chants seront si doux, qu’ils te berceront et te transporteront loin de ce monde de misère, et jamais plus tu ne sentiras l’aiguillon et la souffrance !

Laurence, à bout de force, poussa une exclamation de joie sauvage et tomba haletante sur la poitrine d’Andrée.

Ce ne fut plus dans l’atelier qu’une symphonie de baisers, se mêlant aux accords majestueux de l’orgue ; aux coups sourds de l’orage fondant sur Paris, répondaient les spasmes des deux Lesbiennes, s’enlaçant et se roulant en d’érotiques ébats.

 

Par le vitrage largement ouvert, l’air frais entrait, apportant, en une brise légère, les senteurs des feuilles nouvelles.

Au ciel, les étoiles scintillaient dans l’azur limpide.

Derrière les buttes, la lune se levait lentement, éclairant les croix blanches du cimetière.

Au bas, sur le boulevard, la marmaille du quartier s’ébattait joyeusement.

Le calme d’une soirée attiédie, succédait à la tourmente orageuse du jour.

Au fond de l’atelier, le bruissement de voix, entremêlées de baisers, semblait un souffle aérien.

Et le duo d’amour reprenait, en un poème toujours nouveau.

Laurence, saisie d’une douce langueur, se laissait lutiner par Andrée, qu’aucun exploit ne pouvait lasser.

Entre les caresses brûlantes des instants d’abandon, on formait mille projets pour l’avenir.

Et ces deux femmes, des désespérées, aux bras l’une de l’autre exposant leur luxuriante nudité, en des poses lascives, à la fraîcheur du soir, oubliaient, dans le fiévreux délire des sens, non encore apaisés, la déception du passé.

Toutes deux, brisées par la lutte, venaient résolument, volontairement, de s’engager dans la voie du péché défendu.

Le monde allait les juger.

Leurs meilleurs amis les flagelleraient d’une épithète ordurière.

À ce jugement mondain, basé sur des vieux préjugés, comment répondront-elles ?

 
 
 

Laurence, en sa modeste chambrette, attendait Andrée.

Elle travaillait près d’une fenêtre ouverte, abritée par un épais rideau de clématites et de vigne vierge.

De beaux papillons diaprés butinaient les fleurs aux corolles humides.

L’anémie ne blêmissait plus le visage de Laurence, le bonheur mettait des roses sur ses joues et des éclairs sous ses longs cils baissés.

Pourtant, elle devenait nerveuse, inquiète.

La journée s’avançait.

Mademoiselle Fernez ne paraissait pas.

Pourquoi ce retard ?

Depuis la veille, Andrée paraissait préoccupée.

Elle répondait par monosyllabes aux questions de son amie.

Andrée regretterait-elle déjà les heures bénies passées à l’atelier ?

N’aurait-elle satisfait qu’un caprice de curieuse ?

Le doute effleurait l’âme de Laurence et y semait des ombres.

Faudrait-il toujours souffrir et fermer le livre, dont les premiers feuillets promettaient tant de voluptés ?

Les larmes commençaient à mouiller ses paupières.

Elle écouta, la main sur son cœur, pour en comprimer les battements.

Un pas connu résonnait dans l’escalier.

Laurence, la figure rassérénée, courut au-devant d’Andrée.

Mademoiselle Fernez montait lentement, marche par marche, soutenant les pas chancelants d’une gamine de trois ans.

L’enfant portait la robe grise de l’hospice, un bonnet noir retenait difficilement les boucles rebelles de ses cheveux blonds.

D’apparence chétive, elle avait la mine réfléchie des marmots élevés par des mercenaires.

Elle babillait pourtant, tout en mordant à belles dents dans un superbe biscuit qu’elle tenait de ses menottes blanches veinées de bleu.

Laurence joignit les mains comme pour prier.

Elle n’avait besoin d’aucune explication pour comprendre.

Andrée ramenait au foyer Marie-Marthe.

Désormais l’enfant aurait une famille, deux mères pour l’aimer.

Laurence voulut s’agenouiller devant mademoiselle Fernez.

La jeune femme la retint.

— Es-tu contente ? lui demanda-t-elle, toute heureuse du bonheur qu’elle procurait.

— Ma vie t’appartient, répondit l’ancien modèle, plongée dans une ravissante extase !

 
 
 

À Lesbos, vignette fin de chapitre
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