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À Lesbos/19

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À Lesbos (1891)
Librairie B. Simon (Paris) (p. 239-248).
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À Lesbos, bandeau de début de chapitre
À Lesbos, bandeau de début de chapitre


XIX


Le lendemain, vers une heure, mademoiselle Fernez se présentait chez Salomon Smyth.

Il habitait un somptueux hôtel, avenue Marceau.

Dans l’antichambre, plusieurs valets, en livrée orange et bleue ciel, attendaient, vautrés sur les banquettes, les ordres des maîtres, dont ils se moquaient atrocement.

Annoncée par un coup de cloche, Andrée gravissait le perron sous les regards arrogants des valets.

Elle entra.

Aucun d’eux ne se dérangea.

Alors, la jeune femme prit une allure si hautaine, qu’ils baissèrent la tête.

Le plus jeune s’avança, l’échine pliée en deux.

— Monsieur Salomon Smyth ? demanda-t-elle sèchement.

Elle ajouta, en remettant sa carte :

— Il m’attend.

Le domestique la fit entrer dans un superbe jardin d’hiver qui devait communiquer avec la salle à manger.

On entendait de l’autre côté de la porte, le bruit de la vaisselle et de l’argenterie.

Les maîtres de séant étaient encore à table.

Andrée comprit qu’on entrait et qu’on remettait sa carte.

— C’est bien, répondit une voie enrouée qu’elle reconnut pour celle de Julie la Carotte.

— Elle se prend au sérieux, pensa l’artiste.

— Quelqu’un demande à vous parler ? interrogea un homme, avec un léger accent anglais.

— Andrée Fernez, cette femme peintre, que votre ami vous a si vivement recommandée.

Une chaise fut violemment repoussée.

— Je vais la recevoir, dit-il.

— Attendez.

— Mais, ma chère, on ne saurait être trop empressé envers une femme d’un si réel talent.

— Ne vous pressez pas tant.

Andrée aurait voulu fuir, pour ne pas écouter cette conversation ; l’indiscrétion lui répugnait ; aucune issue, autre que l’antichambre, ne lui permettait de se dérober.

Il lui en coûtait de reparaître devant cette valetaille insolente ; puis, une puissance plus forte que sa volonté la clouait au sol.

Qu’allait-elle entendre ?

Du mal, lui criait un pressentiment, qu’elle ne pouvait chasser.

— Cette artiste vous est-elle connue ? questionna de nouveau M. Smyth.

— Non, je ne fréquentais pas ce monde ; seulement je sais qu’on l’accuse de faits scandaleux.

— En Amérique, on ne s’occupe jamais de la vie privée des gens.

— C’est un tort. En France, on ne reçoit pas chez soi, on ne protège pas certaines personnes.

— Enfin, que lui reprochez-vous ?

— Ses mœurs sont déplorables.

— Que vous importe, si elle exécute avec art nos commandes.

— Notre fortune ne doit servir qu’à encourager la vertu, et non à patronner le vice.

— Songez que les mœurs des hommes laissent beaucoup à désirer.

— Hélas ! à qui le dites vous ? mais ce sont là les prérogatives de votre sexe, et dont vous ne devriez jamais parler devant vos épouses ; elles ont tant à vous pardonner !

Tout cela était dit d’un ton convaincu et tout en minaudant.

Le malheureux Smyth devait être persuadé que sa chaste épouse avait raison.

Comment résister à de tels arguments ?

— Allez, ajouta la vertueuse Julie, et renvoyez cette fille sous un prétexte quelconque.

Andrée avait été légèrement effleurée par l’insulte.

Elle tremblait un peu, lorsque la porte s’ouvrit, et qu’elle vit apparaître le volumineux Smyth.

Sur son ventre, fort prédominant, se jouait une énorme chaîne en or, ornée de lourdes et nombreuses breloques ; trois superbes diamants s’étalaient aux boutonnières de sa chemise ; ses doigts courts, velus et épais, étaient chargés de bagues.

Le marchand de porcs, possesseur d’une large rosette multicolore, jouait la suffisance ; pourtant il s’inclina, presque courtoisement, devant Andrée.

Cette grande et belle jeune femme lui en imposait.

Elle l’attendait debout, les yeux chargés de mépris.

— Mademoiselle, bégaya-t-il.

Il soufflait comme un phoque.

Elle l’arrêta d’un geste hautain.

— Inutile de nous perdre en phrases creuses.

Du doigt, elle lui indiqua la salle à manger.

— J’ai tout entendu.

Le teint du Yankee devint rouge brique ; il ouvrit la bouche pour parler, pour s’excuser ; elle ne lui en laissa pas le temps ; sans le saluer, elle quitta la serre et se précipita hors cet hôtel, où on avait voulu l’humilier.

Une fois hors de l’hôtel, au grand ébahissement des passants, elle se mit à rire franchement.

— Julie la Carotte éprouvant des scrupules, et désirant que sa fortune puisse encourager la vertu, elle était bien bonne !

Cet accès de gaîté ne cachait ni un remords, ni un regret.

Andrée Fernez, depuis longtemps, s’était élevée au-dessus des préjugés, mesquins et hypocrites, inventés par la société.

Aujourd’hui, elle ne songeait pas à rougir de ses actes.

Elle n’avait jamais eu qu’un but, ne pas faire de tort à autrui.

Elle croyait fermement avoir été fidèle à ce seul principe de morale.

 
 

Ce soir-là, il y avait réception chez madame Salomon Smyth.

Quelques Français, ceux qui se tournent vers tous les soleils levants, encombraient les salons de l’hôtel de l’avenue Marceau ; çà et là, on rencontrait des citoyens de la libre Amérique, nés partout ailleurs qu’aux États-Unis.

Le clou de la soirée, était l’exhibition d’un médium fort en vogue sur les deux hémisphères.

Les Américains sont très friands de ces sortes de spectacles, nullement gratis.

Aussi remarquait-on, parmi les invités, le dessus du panier du monde spirite.

Quel dessus du panier !

Le passé de la nouvelle madame Smyth n’effrayait pas les adeptes d’Allan-Kardec, et pour cause.

On voyait au premier rang, placé près de Julie la Carotte, fort digne dans sa toilette de couleur sombre, madame Frisepoils, cinquante-cinq ans, conférencière habituée à parler devant les banquettes, épouse du jeune Anatole Frisepoils, adolescent qu’elle initie aux douceurs de l’hyménée.

Monsieur et madame, en véritable tourtereaux, se becquètent devant le monde, et se flanquent, paraît-il, de rudes tripotées dans le silence de l’alcôve.

Chacun comprend l’amour à sa façon.

Un peu plus loin, on pouvait admirer le beau Chassessous, fabricant de petits fours pour soirée, époux morganatique de la belle Aglaé Chassessous, en retraite de galanterie, pourvoyeuse de fours théâtrals.

À côté des dames, empressé, galant, respectueux, on apercevait le vieux Paraphet, philosophe des écoles antiques, prêtre réincarné dans la peau d’un bourgeois, coureur éclopé des alcôves galantes du dernier règne, diable devenu ermite, et prenant au sérieux son rôle de moralisateur.

Il envoyait son haleine empuantée dans la gorge outrageusement découverte d’Aglaé, tandis qu’il glissait un regard égrillard, vers le corsage de madame Frisepoils, qui ne laissait plus voir que deux grands pendards…

Autour de ces météores, le nec plus ultrà du spiritisme, gravitaient quelques imbéciles de bonne foi. Ils gobaient, ces repus hypocrites, qui ne défendaient la vertu que parce qu’ils étaient soûls du vice.

Le grand prêtre du culte nouveau arriva.

Il vint, lorgnant à droite, à gauche, jusqu’à la maîtresse de séant, qu’il salua avec un respect exagéré.

De sa voix onctueuse, il lui fit un beau compliment.

Il parla de jeunesse, d’esprit, de vertu.

Julie la Carotte ne comprit pas.

Il traînait à sa suite un grand garçon, gros en proportion, qui empestait la crasse ; d’une main sale, il tenait son chapeau, et s’efforçait de se montrer joli.

C’était, paraît-il, la réincarnation du Christ et l’époux veuf de Jeanne d’Arc. Pour le moment, il vendait des tonneaux à vidanges.

On fait ce qu’on peut.

Chacun entourait Julie, qui disparaissait sous une lourde charge de diamants.

Le médium ne pouvait tarder.

En attendant son arrivée, les plateaux, chargés de pâtisseries et de tasses de thé, circulaient parmi les invités.

Quelques-uns avaient oublié de dîner.

Un domestique entra.

Il présentait, sur un plat de vermeil, un paquet soigneusement ficelé.

— Pour madame, dit-il obséquieusement.

— Vous ne pouviez attendre, pour me le remettre, dit Julie, n’essayant même pas de cacher sa mauvaise humeur.

— C’est très pressé, a affirmé le porteur, répondit le valet.

L’inconnu effrayait toujours un peu Julie,

Elle craignait les petits amis d’autrefois.

— Une surprise, disait-on.

— Ouvrez, conseillait-on d’un autre côté.

— Allons, ma chère amie, ne nous faites pas languir, encouragea Salomon.

La ficelle et le papier tombèrent.

Le groupe des invités, curieux et avides, se resserra compacte autour de Julie.

Bientôt madame Smyth tint, entre ses doigts tremblants, une esquisse brossée à l’aquarelle.

C’était une femme, coiffée d’un vieux chapeau fané, vêtue d’une robe effilochée, qui, assise en face d’une table de café, préparait une absinthe laiteuse.

Au bas, pour légende :

« Julie la Carotte, au Rat-Mort ! »

Cela jeta un froid. Personne ne fit de réflexion.

Moins d’un quart d’heure après, les salons étaient vides.

Salomon, en homme pratique, ne dit pas un mot à sa femme de cette mésaventure.

Il l’avait épousée sachant d’où elle venait.

Il ne devait adresser aucun reproche à celle qui, désormais, portait son nom.

Julie, blême de rage, se retira chez elle.

Elle savait d’où partait le coup.

Poussée par le démon de l’orgueil, elle avait voulu mordre, elle venait d’être flagellée jusqu’au sang.


À Lesbos, vignette fin de chapitre
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