À Lesbos/20

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À Lesbos (1891)
Librairie B. Simon (Paris) (p. 249-261).
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À Lesbos, bandeau de début de chapitre
À Lesbos, bandeau de début de chapitre


XX


Un malheur immense venait d’atteindre Andrée.

Madame Fernez s’était éteinte, un soir, entre ses bras, croyant s’endormir paisiblement.

Elle ne pouvait se consoler.

Seule, Laurence savait adoucir les larmes de cette désespérée.

Aussi Andrée passait le meilleur de son temps près de son ancien modèle ; là, parfois, elle parvenait à oublier l’isolement où cette mort l’avait laissée.

Marie-Marthe, par son babil, l’amusait.

Laurence, par son amour, réveillait son cœur et ses sens assoupis.

Depuis longtemps, Andrée avait oublié sa visite à l’hôtel de Salomon Smyth.

Gustave Lebon ne pensait plus à faire de la morale.

Il reconnaissait lui-même qu’il n’était pas né pour sermonner ses amis.

Un premier échec avait suffi pour le corriger.

Pourtant il venait rarement chez mademoiselle Fernez.

Andrée, en face des défections de ses amis, sentait grandir l’affection, peut-être étrange, qu’elle avait vouée à Laurence.

L’hiver était revenu, apportant avec lui ses longues soirées, où, près de l’âtre, plein de bûches en flamme, on écoute la brise souffler à travers les branches sans feuilles ou sous les portes mal closes.

La neige tombait en gros flocons.

Andrée demeurait près de son amie, ayant l’enfant sur les genoux.

Un violent coup de sonnette fit tressauter les deux jeunes femmes.

Marie-Marthe, apeurée, se blottit entre les bras d’Andrée.

Laurence, toute tremblante, courut vers la porte.

Pourquoi les faits usuels et quotidiens de la vie prennent-ils parfois un aspect lugubre et semblent-ils annoncer un malheur ?

Nul ne le sait.

Le cœur a peut-être sa prescience.

Un vieux prêtre, enveloppé d’un épais manteau, couvert de neige, était sur le palier.

Cet homme noir l’effraya davantage.

Elle s’effaça pour le laisser passer.

Il entra.

Andrée se leva pour le recevoir.

— Mademoiselle Fernez ? demanda-t-il la tête découverte.

— Que me voulez-vous ? interrogea-t-elle avec une certaine terreur.

Pourquoi ce prêtre, à cette heure tardive ?

— Mademoiselle, commença-t-il d’une voix chevrotante, en dardant sur l’artiste un regard encore vif, malgré son âge, je viens remplir près de vous une mission pénible.

— Parlez sans crainte, monsieur, j’ai l’habitude d’être forte en face de l’adversité.

— Votre père, M. Fernez, est à l’agonie.

Il attendit.

Andrée demeura silencieuse, l’œil parfaitement sec.

Le prêtre poussa un douloureux soupir.

Il reprit :

— Réconcilié avec Dieu, il n’a pas voulu mourir sans vous voir, sans obtenir votre pardon.

— Un désir bien tardif.

— Ne vous montrez pas inexorable.

Andrée ne répondit plus rien.

Elle endossa une pelisse de fourrure, et se coiffa d’une simple mantille de crêpe.

Alors seulement, le vieillard vit qu’elle portait des habits de deuil.

— Je vous suis, dit-elle simplement.

Le prêtre reprit son manteau qu’il avait déposé en entrant sur une chaise.

Mademoiselle Fernez s’arrêta.

— Un mot encore, dit-elle.

— Je vous écoute.

— J’irai près de mon père, si vous pouvez m’affirmer que son lit, celui d’un agonisant, n’est entouré d’aucun contact impur.

— Je vous le jure.

— C’est bien, partons.

Une voiture était devant la maison. Tous deux y montèrent.

Pendant le trajet, ils n’échangèrent pas une parole.

Ils songeaient chacun de leur côté.

 
 

Depuis longtemps, M. Fernez vieillissait.

Il avait usé de tous les expédients pour vivre et jeter de l’argent en pâture à sa maîtresse.

L’aimait-il ?

Qu’en savons-nous ?

De complicité, ils avaient fait le mal.

Le crime est un lien plus fort que l’amour.

En dernier lieu, il venait d’être déclaré en faillite.

Les créanciers auraient pu se montrer très méchants ; ils eurent pitié de ce vieux dont le sens moral n’existait plus.

Mais la maladie faisait son œuvre.

Fernez marchait vers le gâtisme, ou vers la tombe.

Il n’était plus capable de mal.

Le bien ne lui était plus possible.

Sa maîtresse le lâcha.

En possession des meubles, des bijoux de l’épouse délaissée, de l’enfant abandonnée, elle chassa son compagnon de route.

Il n’était plus bon à rien.

Ce fut le dernier coup.

Il aurait dû aller finir à l’hôpital.

Des voisins eurent pitié de ce débris sénile ; on le mit dans une mansarde pour qu’il pût mourir sur une paillasse.

Rue de Vaugirard, au troisième étage, au fond d’un corridor, dans un cabinet à peine meublé d’un lit de fer délabré, sous des draps à trous, un vieillard est couché et se débat.

Sa barbe est longue.

Ses cheveux sont blancs.

La mort a planté son suaire indélébile sur sa face amaigrie.

À côté du grabat, sur une table boiteuse, des fioles, une tasse, un pot de tisane attestent les soins réclamés par une longue et dernière maladie.

Souvent le moribond se soulève et regarde au loin dans l’étroite pièce.

Son œil, déjà vitreux, semble aller au-delà des murailles qui l’entourent.

Une vieille femme, grognon, veille près de lui.

— Ne vous agitez pas, recommande-t-elle.

— Elle arrivera trop tard.

— Non, elle va arriver.

— Il y a vingt ans que je ne l’ai vue, elle peut refuser de venir.

— Vous allez vous rendre plus malade.

Et le temps passait en de continuelles interrogations du malade, et en gronderies de la part de la garde.

Dix heures sonnèrent aux monastères voisins.

Dans le silence profond de ce quartier tranquille, les coups se répercutèrent en de lugubres échos.

Dehors, les voitures roulaient sur un épais tapis de neige et de boue.

Le moribond, l’oreille aux aguets, entendit un véhicule s’arrêtant en face de la maison.

Dans l’escalier, il percevait le bruit, d’abord affaibli, des pieds se heurtant aux marches gravies trop vite.

Près de la porte, le bruissement des paroles échangées à voix basse.

Andrée entra.

Son long voile de crêpe l’enveloppait de ses plis sombres, donnant plus de dignité à toute sa personne.

Elle s’approcha lentement du lit.

Les rayons lumineux de la lampe la frappaient en plein visage, mettant, çà et là, sur ses vêtements noirs, des points d’or.

Les assistants, tous, profondément émus, purent voir, à travers la pelisse mal fermée, briller, sur cette poitrine de femme, une croix, ornée de diamants, attachée par un ruban d’ordre.

Les bras croisés, toujours impassible, elle attendait.

— Ma fille ! dit-il, après une courte hésitation.

— Me voici, mon père ; que désirez-vous de moi ?

— Tu me le demandes ! Ne le devines-tu pas ?

— Après vingt ans de séparation, le langage muet est peu compréhensible entre nous. Expliquez-vous franchement.

Il la regardait.

— Ce deuil ? questionna-t-il.

— Je n’ai plus de mère !

— Ma femme ! elle est morte sans m’appeler, sans me pardonner ?

— Elle n’a même pas prononcé votre nom.

Il se tordait les mains.

— Tu ne m’as pas prévenu.

— J’ai des amis, mon père ; depuis longtemps je n’ai plus de famille !

Il se voila la figure de ses longs doigts osseux.

— Le châtiment, murmura-t-il bien bas.

Il se dressa sur son séant, avec plus de force qu’on ne pouvait prévoir chez ce mourant.

— Andrée, Dieu, par la voix de son ministre, vient de m’absoudre ; seras-tu plus sévère que lui ? Me laisseras-tu partir sans un mot de pardon ? Veux-tu rendre terribles mes derniers instants ?

Oh ! ce lendemain de la mort !

— Depuis quand êtes-vous malade ? interrogea Andrée.

— Depuis plusieurs mois.

— Quand avez-vous su que vous étiez perdu ?

— Hier, répondit-il, tout surpris des questions posées par sa fille.

— Le prêtre est venu quel jour ?

— Aujourd’hui.

Mademoiselle Fernez devint encore plus froide ; elle s’approcha du lit où gisait son père.

— Que voulez-vous que je vous pardonne ? demanda-t-elle.

— Les torts que j’ai eus envers toi.

— Ces torts, vous ne les connaissez que d’aujourd’hui ?

— Andrée.

— Attendez, mon père ; j’avais quinze ans, le jour où vous m’avez chassée de chez vous, où vous m’avez jetée dans la rue ; je n’avais alors ni foyer, ni pain, ni avenir !

Vingt ans se sont écoulés !

Pendant ce laps de temps, presque une existence entière, car mes cheveux blanchissent, mes forces faiblissent déjà, chacun de mes pas a été marqué par une déception, par une douleur cuisante ; j’ai laissé des lambeaux de ma chair à toutes les ronces du chemin ; j’ai meurtri mes pieds à toutes les pierres de la route ; pourtant vous viviez, vous pouviez compter toutes mes blessures, toutes mesdames, prévoir toutes mes hontes.

Qu’avez-vous fait pour préserver ma jeunesse des écueils où je pouvais laisser mon honneur ? Qu’avez-vous fait pour assurer mon bonheur, pour garantir ma vieillesse ?

Rien !

Vous n’avez jamais pensé à moi, lorsque la mort paraissait encore être loin ; vous n’avez jamais essayé d’obtenir votre pardon, alors que vous aviez la force de réparer vos fautes.

Puis-je tout à coup, parce que vous agonisez, vous rendre mon affection, mon estime ? Il faudrait effacer le passé ; il ne s’efface jamais.

— Grâce ! Andrée, le prêtre m’a absous.

— Si Dieu, cet espoir des misérables, existe, il doit-être juste ; n’est-ce pas là son plus grand, son plus sûr attribut ? Il ne saurait, parce que par peur vous avez avoué vos péchés, les oublier ?

— Quoi, suis-je perdu ?

— Non ! mais préparez-vous, si réellement nos âmes comparaissent devant un tribunal divin, à expier le mal que vous avez fait. Alors, après l’expiation, le pardon pourra venir.

— Quoi ! est-ce vrai, tu seras sans pitié ?

— Eh ! mon père, si mes lèvres prononçaient : Allez, je vous pardonne, demain, soustraite à l’émotion qui saisit tout humain, en face du spectacle d’un mourant, ne me souviendrais-je pas de mon existence de déclassée, de mon cœur desséché par le scepticisme, de mes illusions envolées, de ma maison solitaire, où je n’ai le droit de n’être ni épouse, ni mère !

— Pourquoi n’es-tu pas mariée ?

— Parce qu’on a refusé d’épouser votre fille.

Tout ce passé ne peut disparaître ! Lorsque, vieille et délaissée, j’irai mourir sur un lit d’hôpital, n’ayant autour de moi personne pour me fermer les yeux, c’est encore à vous que je penserai.

— Pour me maudire ?

— Non, mais pour me souvenir que vous m’aviez fermé votre cœur.

Ah ! qui saura jamais peindre, avec des couleurs vraies, la vie de ces pauvres parias de la famille ?

Il n’y a pas de loi pour vous punir ; les hommes songent à peine à vous juger, et ils osent jeter l’opprobre à vos victimes !

M. Fernez, les mains jointes, tendues vers sa fille, pleurait de vraies larmes.

— Mon enfant ! mon enfant ! tu as raison, je suis un grand coupable. Tout à l’heure j’avais peur de Dieu, de sa colère ; maintenant j’ai besoin de tes baisers, et j’ai soif de ton affection, non parce que je vais mourir, non parce que j’ai la crainte du châtiment ; mais en face de toi, de toi que j’ai méconnue, que j’ai cruellement offensée, mon cœur vient de s’ouvrir, et je t’aime comme le jour où, penché sur une couche de souffrances, j’épiais ton premier vagissement.

Si la tombe pouvait me faire grâce, je ne vivrais que pour réparer, je te le jure !

Cet homme sanglotait.

Andrée, toujours maîtresse d’elle-même, cachait sa violente émotion sous sa froideur habituelle ; petit à petit elle se rapprocha du lit, elle s’inclina, elle prit entre ses mains celles du moribond, elle mit un long baiser sur ce front trempé de sueur, déjà couvert des ombres de la mort.

— Va, dit-elle, je te pardonne, j’essaierai d’oublier !

Il poussa un cri de joie.

Comme un enfant, ce grand corps se blottit entre les bras de sa fille.

Là, l’agonie suprême commença !

Il râlait.

À l’ombre, il s’éteignit doucement, exhalant son âme dans un dernier baiser !

Le lendemain, entourée de quelques amis, mademoiselle Andrée Fernez conduisit son père jusqu’à sa dernière demeure.


À Lesbos, vignette fin de chapitre
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