À Messieurs les électeurs de la division de Rougemont/Chapitre III

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III.


J’appellerai maintenant votre attention, Messieur, sur la position que la Chambre a cru devoir prendre sur la question de la double majorité.

Qu’est-ce, d’abord, que la double majorité !

Vous savez, Messieurs, qu’il y a, dans la Chambre, deux sections principales. Les membres du Haut-Canada, au nombre de 65, forment l’une de ces sections, ceux du Bas-Canada, en nombre égal, forment l’autre.

Les questions que la Chambre étudie et discute sont de deux espèces différentes. Ou elles sont, générales et affectent également les deux sections de la Province, ou elles sont locales et n’affectent qu’une seule section.

Quand les questions sont générales et intéressent à peu près au même degré le Haut et le Bas-Canada, il est non-seulement juste, mais de nécessité absolue que la simple majorité de la Chambre, c’est-à-dire la majorité de tous les membres, sans acception de province, décide de ces questions.

Quand au contraire, une question quelconque n’intéresse directement qu’une seule des deux provinces, il est juste, et on a toujours suivi la pratique d’agir dans le sens de l’opinion de la majorité des membres représentant la Province qui se trouve directement intéressée dans la question débattue ; c’est-à-dire que le ministère, s’il propose une mesure qui ne concerne que le Bas-Canada, ne doit la faire passer qu’au moyen d’une majorité Bas-Canadienne. La même chose pour le Haut-Canada. Voilà le système auquel on applique l’expression, double majorité mais ce mot est inexact et n’exprime pas le vrai état de la question. C’est majorité locale que l’on aurait du dire, et tout le monde eût compris de suite.

Le principe à poser, serait donc celui-ci. — « Une mesure strictement locale, en tant que le Haut et le Bas Canada sont concernés comme unités distinctes, ne doit-être passée dans les Chambres que par une majorité locale. »

Il n’est évidemment pas juste, quand une mesure quelconque ne concernent que le Bas-Canada, et est conséquemment mieux comprise, en règle générale, par les députés du Bas-Canada que par ceux du Haut, que ceux-ci décident cette question à l’encontre de l’opinion de ceux-là.

Changez les rôles maintenant, et ce qui est injuste ici l’est nécessairement là-bas.

Eh bien, l’administration n’en a pas moins profité de ce qu’elle avait une forte majorité bas-canadienne, pour faire passer malgré l’opposition d’une majorité Haut-Canadienne, des lois que cette dernière majorité repoussait. Quatre ou cinq lois strictement locales, auxquelles la majorité des membres du Haut-Canada s’opposait, ont été imposées au Haut-Canada, par une minorité Haut-Canadienne alliée à la majorité Bas-Canadienne.

Que l’on dise ce que l’on voudra, il n’y a ni justice, ni sagesse dans cette politique ; car il n’est certainement ni juste ni sage, de la part des libéraux du Bas-Canada, d’imposer à la majorité libérale Haut-Canadienne les idées de la minorité tory Haut-Canadienne ; et c’est précisément là ce qu’on a fait.

Et voilà ce qui me paraît être l’argument le plus fort contre les coalitions de partis hostiles. Elle ne peuvent produire que des conséquences immorales.

Il y a quatre ans, le parti libéral Bas-Canadien s’est allié au parti tory Haut-Canadien. L’Hon. M. Morin donna le baiser de paix à Sir Allan McNab. Il y avait pacte d’alliance entre l’archange Michel et Béelzébut. Cette alliance était contre nature. Le parti tory Haut-Canadien ne s’alliait évidemment au parti libéral Bas-Canadien que pour annihiler, si la chose était possible, le parti libéral Haut-Canadien.

Quels avantages les libéraux du Bas-Canada pouvaient retirer de cette combinaison avec leurs ennemis invétérés contre leurs alliés naturels, personne ne s’est donné la peine de le dire alors ; mais les ambitieux y trouvèrent leur compte, et le devoir, et la logique, et le bon sens cédèrent le pas à l’égoïsme. Quelles ont été les conséquences de ce que ceux-là même qui y ont pris part qualifient aujourd’hui de faute grossière ?

Une fois les hommes des deux partis hostiles, unis dans une cause apparemment commune, le gouvernement ne pouvait plus marcher qu’au moyen de concessions, de faux-fuyants, de transactions constantes avec les principes, de capitulations journalières avec la conscience, et la corruption devenait, par la seule force des choses, le principal moyen, sinon le seul moyen possible de gouvernement.

De plus, comme depuis deux ans surtout, les ministres Bas-Canadiens étaient considérablement inférieurs, par le talent, à ceux du Haut-Canada, nous n’avons pas fait accepter aux Tories Haut-Canadiens une seule idée vraiment libérale, pendant qu’eux ont transfusé chez nous presque tous leurs principes exclusifs ainsi que leurs traditions despotiques. De là cette absurde appellation, cette immense niaiserie, ce non-sens en politique, qui a consisté à se qualifier de parti libéral-conservateur, c’est à-dire le parti des gens qui professent des principes nécessairement contradictoires, ou ce qui en est forcément la conséquence, qui n’ont aucuns principes quelconques ; qui ne savent que souffler le chaud et le froid ; qui disent oui et qui font non ; qui font profession de libéralisme et l’assassinent dans chacun de leurs actes ; qui en un mot sont tories par goût, mais qui ne laissent pas d’en ressentir quelque peu de honte intime.

Cette monstrueuse alliance produit maintenant ses fruits. L’ancien parti libéral Bas-Canadien n’est occupé depuis quatre ans qu’à aider le parti tory Haut-Canadien à écraser nos seuls amis naturels et possibles les libéraux du Haut-Canada !

Voilà certes une belle et honorable besogne que le tory Cartier, plus réellement tory, parce qu’il est apostat du libéralisme, que Sir Allan McNab lui-même, essaie de nous faire consommer aujourd’hui ? Heureusement les libéraux du Haut-Canada reprennent si victorieusement le dessus que les Bas-Canadiens verront nécessairement bientôt quelle gigantesque ineptie on leur a proposé de commettre.

— Mais dit-on, la double majorité, ou majorité locale comme vous l’appelez, est une absurdité pratique dans deux provinces unies sous le même gouvernement !

Cela serait vrai si on eût complètement assimilé les deux provinces par la législation, par les institutions, par les habitudes sociales, si on eût fait disparaitre les idées et les coutumes particulières à chaque race ! Mais on ne l’a pas fait, et pour une bonne raison, au fond, c’était impossible ! Acceptez donc alors une situation que vous ne pouvez changer ! Acceptez donc les conséquences de vos propres actes !

N’a-t-on pas toujours, depuis l’Union, législaté pour chaque province séparément ? Le Haut et le Bas-Canada n’ont-ils pas chacun leur système particulier inapplicable hors de leurs limites respectives ?

Ne sommes nous pas, dans tous les détails de la législation, deux états dans un état ?

Puisqu’il se fait constamment de la législation purement locale, ne faut-il pas, par la nature même des choses, tenir, dans certains cas, à une majorité locale ?

Il ne sera évidemment possible de faire autrement que quand l’assimilation des lois, des institutions, des idées et des coutumes sera complète ! En attendant ce résultat, que la présente génération ne verra pas, ni la prochaine non plus, ni le Haut ni le Bas-Canada ne peuvent souffrir qu’une majorité relativement étrangère leur impose des lois qui ne doivent nullement l’affecter elle-même, car alors quel intérêt aurait cette majorité à les faire acceptables et justes ?

Dans son discours sur l’adresse, l’Hon. M. Sicotte disait avec raison que l’Union reposait sur deux principes différents ; le principe national et le principe fédéral. Le premier doit régir les questions d’intérêt général, le second celles d’intérêt local. Quelle est la seule conséquence possible de cette distinction ? Évidemment que dans les questions générales ou nationales, le principe national ou la simple majorité doit dominer ; et que dans les questions purement sectionnelles le principe fédéral ou la majorité locale doit dominer à son tour ; le tout comme de raison soumis à la raison et au bon sens pratique !

Pour rester dans la logique, l’Hon. M. Sicotte aurait donc dû accepter la conséquence du principe qu’il posait et protester contre la passation, malgré la majorité Haut-Canadienne, de lois qui n’affectaient nullement le Bas-Canada. Mais la coalition entre les libéraux du Bas-Canada et les tories du Haut ayant été la négation de toute logique quelconque, il était strictement impossible que ceux qui entraient successivement dans cette coalition, pussent rester logiques dans leurs actes.

On peut bien appliquer un principe, mais jamais la négation d’un principe.

Nous en sommes donc arrivés, par la seule logique des événements, à saisir, à comprendre pratiquement le côté illogique des coalitions de partis, et leurs conséquences immorales.