À Messieurs les électeurs de la division de Rougemont/Chapitre IV

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IV.


L’effet de la coalition s’est fait sentir avec une parfaite évidence dans la question du Siége du Gouvernement.

Quand un parti a une fois transigé avec ses principes, tout lui devient indifférent hors l’accaparement du pouvoir. Comme on n’a recours aux coalitions que pour s’en emparer à tout prix, les coalisés subordonnent naturellement toutes autres considérations à sa possession.

Des hommes qui auraient vraiment eu des principes arrêtés ; qui auraient sérieusement eu le désir de faire passer les intérêts généraux du pays avant leurs convoitises de pouvoir ou leur besoin d’importance personnelle, n’eussent pas un instant hésité à faire de la fixation définitive du siége du gouvernement une question ministérielle. Tous les partis s’accordaient sur l’absurdité et les désastreuses conséquences du système ambulant ; tout le monde avouait qu’on n’y pouvait trop tôt mettre fin ; les Ministres eux-mêmes savaient se donner l’air de le désirer sincèrement et pourtant que font-ils ?

Ils adoptent la fine et savante tactique de faire de cette question une question libre sur laquelle chacun d’eux pouvait voter à sa guise.

Quel a été le vrai résultat, la dernière conséquence de cette tactique ? Évidemment de permettre aux ministres Bas-Canadiens de voter librement à l’encontre des intérêts du Bas-Canada, puisque le tout nous a conduit à voir choisir Ottawa comme la Capitale !

Par ce moyen, on ravivait l’esprit de localité, on suscitait les rivalités de clocher ; le règlement de la question devenait interminable, mais aussi les ministres dormaient en paix sur leurs siéges. On gaspillait à qui mieux mieux les deniers publics, on dépensait trois cents mille louis en trois déménagements ; on donnait champ libre à des intrigues inouïes, on démoralisait et le peuple et ses représentants : mais on avait la satisfaction de se plonger sans inquiétude au fond de son fauteuil de ministre en se disant : « Comme ce fauteuil me va bien. »

Une seule localité, dans le pays, offrait un terrain neutre, en quelque sorte, aux diverses races qui l’habitent. Une seule ville, en Canada, offrait à chaque race un chez soi acceptable au point de vue de la nationalité. C’était Montréal. Là seulement, les deux langues se trouvaient sur un pied d’égalité ; là seulement les députés Anglais et Français retrouvaient les sympathies de leurs nationaux et des influences de partis ou de races à peu près égales.

Dans toutes les villes du Haut-Canada, les Canadiens-Français sont en pays étranger, parce que personne n’y parle leur langue. Pour eux c’est un exil.

À Montréal, les Haut-Canadiens sont chez eux parce que tout le monde y parle leur langue et parce qu’ils ont des idées communes avec une grande partie de la population. D’ailleurs les Haut-Canadiens font une notable proportion de leurs affaires commerciales à Montréal, et leur séjour prolongé dans cette ville n’est un inconvénient grave que pour un très petit nombre d’entre eux. Le contraire a lieu pour neuf sur dix des Bas-Canadiens.

À Montréal, il y a non-seulement une opinion publique forte et éclairée, mais il y a aussi un nombre considérable d’hommes de talent et d’intelligence qui sont les égaux ou même les supérieurs de beaucoup de membres de la législature, ce qui empêche ceux-ci de s’imaginer qu’ils résument en eux seuls toute la sagesse du pays, et cette dernière considération est plus importante qu’on ne le pense généralement, car dans une petite ville, toutes les inutilités de la Législature se prennent pour des capacités de première ordre.

À Montréal, un plus grand nombre de citoyens pouvaient profiter de l’avantage d’assister aux délibérations des chambres législatives que dans aucune autre ville ; une plus grande proportion, par conséquent, de la population se serait formée aux affaires publiques.

À Montréal enfin, les dépenses d’établissement définitif du gouvernement devaient coûter moitié moins que partout ailleurs, à cause des facilités de toute espèce qu’offre nécessairement une grande ville.

Toutes les raisons semblaient militer en faveur de Montréal. Qu’est-ce donc qui l’a empêché d’être choisi ? Le Voici.

1.o L’esprit d’intrigue qui a toujours fait le fond et la forme de la politique de la coalition ;

2.o Les sympathies du Gouverneur pour la faction Tory Haut-Canadienne ;

3.o Son aversion profonde et son hostilité systématique pour tout ce qui est Canadien Français.

Si Montréal avait été placé au centre d’une population Anglaise, il eût été désigné de suite.

Mais l’intrigue et les préjugés entretenaient d’autres projets !!

L’opinion publique exigeait cependant qu’on en finît avec ces transports fréquents d’archives, de documents, de livres précieux, de bureaux, de meubles, de familles et d’employés qui coûtaient des sommes énormes.

Les Ministres sentaient bien la nécessité de céder à de justes réclamations contres ces extravagances, mais comment aborder de front la difficulté sans s’exposer plus ou moins à perdre leurs sièges ? En d’autres termes comment concilier leur devoir avec leur intérêt ; là pour eux était toute la question.

Dans leur humble opinion d’eux-même, le plus pressant de tous les besoins du pays était qu’ils restassent ministres ! Faire de la fixation du siége du gouvernement une question de cabinet, il y avait peut-être deux chances seulement sur dix qu’ils seraient battus, mais enfin il y avait un léger risque. Si ce risque se réalisait que devenait leur pauvre pays ? Quels dangers ne courrait-il pas une fois sorti de leurs mains habiles et dévouées ? Il ne s’agissait nullement d’eux-mêmes, on le savait de reste ! Leur abnégation personnelle était, Dieu merci, assez bien établie ; et c’était bien l’idée seule des conséquences désastreuses qu’entraînerait peut-être pour le pays leur retraite forcée des affaires, qui prenait à la gorge ces Cincinnatus de petite volée, et leur faisait perdre la tête !

On renonça donc, par pur dévouement pour le pays, à la question de cabinet ! On se mit alors en frais de génie pour trouver un biais qui permît aux Ministres de rester ministres et leur évitât le désagrément d’encourir les responsabilités de leur position !

L’Hon. M. McDonald, qui avait ses vues, en proposa un de suite !

« Référons la question à la décision de la Reine, » dit-il à ses amis, « si elle veut accepter cette responsabilité, nous sommes casés pour longtemps. »

« C’est magnifique, répondit le troupeau, référons à la Reine, » et on trouva une majorité assez servile pour y consentir ! Et le pays eût le déplorable spectacle d’une Législature, sacrifiant les droits du pays, oubliant ses propres devoirs, abdiquant sa propre raison, sa propre intelligence, son propre bon-sens ; faisant l’humiliant aveu qu’elle n’était pas capable de décider sagement la question la plus locale et la plus actuelle possible ; et de son plein gré, référant cette question à l’autorité métropolitaine qui ne pouvait pas la juger avec connaissance de cause, et qui aidée des conseils du chef actuel de l’Exécutif, finit par commettre la plus lourde bévue que l’on eût encore essayé de faire avaler à la Province.

Ottawa fut donc choisi, et cette décision qui ne pouvait jamais être acceptée ici, aura toujours l’effet de démontrer que ce n’est pas en Angleterre qu’il nous faut aller chercher la sagesse et les lumières dont nous croyons avoir besoin pour conduire nos affaires. Elle démontre qu’il suffit d’en appeler à la métropole pour qu’une absurdité soit commise. C’est une leçon qui nous est venue fort à propos et qui nous engagera, je l’espère, à ne nous en reposer sur personne, dorénavant, pour faire ce que nous pouvons faire nous-mêmes.

Quand la question de la référence en Angleterre s’agitait dans la Chambre, on disait alors aux Membres ce qu’on m’a dit à moi-même.

« Ne croyez pas que M. Cartier aurait consenti à référer cette question en Angleterre, s’il n’avait pas été sûr que Montréal serait choisi. Il sait bien qu’il serait perdu dans le Bas Canada, si Montréal ne l’était pas à la suite d’une démarche un peu bazardée, je l’admets. Soyez donc sûr qu’en volant pour la référence en Angleterre, vous votez de fait pour Montréal. »

Comme de raison, je pris la liberté de rire, le plus poliment possible, au nez de l’émissaire qui me tenait ce langage. Aller à quinze cents lieues chercher une décision que rien ne nous empêchait de prononcer nous même, et qui devait évidemment être hostile au Bas-Canada ; aller en quelque sorte emprunter du bon sens ailleurs, cela me paraissait être la plus triomphante absurdité que l’on put faire avaler à un corps délibératif. Je votai donc contre la référence en Angleterre, mais la majorité des Chambres acquiesça à cette abdication de leur pouvoir et de leur raison.

Je vous ai développé dans ce qui précède la conduite des dernières administrations sur cette question, jusqu’au moment de la réunion des Chambres. Examinons maintenant ce qui s’est fait pendant la session.

Tout le monde sait comment, l’automne dernier, l’administration publia la décision relative au siége du gouvernement, précisément à l’époque cette nouvelle, rendue publique, pouvait influer sur l’élection d’un de ses membres. Tel était alors le but immédiat de cette publication, mais il existait une raison plus puissante encore qui alors ne frappa personne.

En publiant cette nouvelle avant la session, on pouvait à la rigueur, n’en rien dire dans le discours du trône. On empêchait par là la Chambre de se prononcer dès le commencement de la session sur cette question, et on se donnait toujours un peu de vie. La marche des évènements pouvait amener de nouvelles complications et peut-être rendre la majorité moins hostile à la décision métropolitaine. On se décida donc à annoncer simplement à la Chambre que la dépêche du ministre des colonies lui serait soumise. La Chambre ne pouvait rien répondre d’hostile à cette information et la question fut ainsi ajournée.

Des hommes politiques un peu forts, un peu amis de leur réputation, un peu disposés à faire face aux difficultés, un peu moins attachés à leur charge n’eussent certainement pas eu recours à ce misérable moyen d’éluder une question de cette importance !

Plus tard dans la session, un membre de l’administration déclara que les ministres exécuteraient la loi, et que leur devoir ne leur laissait pas d’autre alternative !! À trois reprises différentes, la Chambre s’était prononcée, à d’immenses majorités, contre Ottawa : cette ville était précisément la seule localité dans le pays dont personne ne voulait ; les vœux du pays sur cette importante question, méritaient bien quelque considération, autant au moins que la bévue de M. Labouchère ; les Chambres en invoquant l’intervention de la métropole, sous-entendaient nécessairement que sa décision serait au moins acceptable au pays : or le devoir des ministres était-il de dire : « Nous n’avons pas d’autre devoir à accomplir que celui d’exécuter une décision que l’opinion publique déclare absurde. » Si on avait choisi Trois-Rivières ou Sherbrooke, aurait-on accepté cela sans mot dire ? Au fond l’absurdité n’eut été que très peu plus grossière !! Est-ce donc que les Ministres n’avaient plus de devoirs envers le pays, du moment que le ministre des colonies avait parlé ? N’est-il pas clair, évident qu’en parlant ainsi, ces Messieurs bouleversaient complètement toutes les notions de devoir et de droit ?

Mais on faisait une insulte à la Reine, en ne maintenant pas sa décision.

— Allons donc, c’est une bouffonnerie que vous nous débitez là !

La Reine est-elle responsable de ses décisions, ou de l’exercice de sa prérogative ?

— Non.

— Qui est donc responsable ?

— Son Ministre, évidemment !

C’est donc au Ministre que s’adresse la rebuffade et non à la Reine.

Puisque la Reine ne peut rien faire sans conseil, ce sont évidemment ses Ministres qui lui ont fait choisir Ottawa. En refusant d’accepter Ottawa, nous ne faisons donc rien autre chose que dire à la Reine : « Vos Ministres vous ont mal conseillé. » Ce sont les Ministres seuls qui reçoivent le soufflet puisqu’eux seuls ont pu commettre la faute. À eux de donner des avis acceptables. Ceci est élémentaire. L’Hon. M. McDonald ne pensait donc pas un mot de ce qu’il disait quand il arguait d’insulte à sa Majesté. Mais quand l’Hon. Monsieur pense-t-il ce qu’il dit ?

D’ailleurs, le ministère actuel, composé des mêmes hommes à peu près que l’autre, vient de déclarer qu’il abandonnait cette question à l’action de la Législature. C’est tout simplement une nouvelle intrigue, une nouvelle malhonnêteté ; une dernière lâcheté ! Des hommes honorables feraient de cette question une question de cabinet. C’est leur devoir, c’est la seule tactique que le bon sens indique ! On ne le fait pas uniquement parce qu’on tient plus à sa place qu’à son honneur comme homme public.

Mais pourquoi donc n’y a-t-il plus d’insulte à la reine, maintenant ?

Pourquoi donc, sans changer de personnel, change-t-on diamétralement d’opinion ?

— Est-ce que le nom du premier ministre Cartier couvre l’insulte à la Reine, comme le pavillon couvre la marchandise ? D’ailleurs, que signifient ces reproches d’insulte faite à la Reine par les hommes même qui ont fait si peu de cas de leur propre insulte au peuple du pays, quand ils déclaraient que nous ne pouvions pas régler ici cette question purement locale ?

En vérité, je ne connais rien de misérable comme ces raisonnements !

Je ne connais rien d’impudent comme ceux qui les débitent.

Maintenant, que les Électeurs de St. Hyacinthe me permettent d’attirer leur attention sur un petit incident qui a son importance dans la situation actuelle.

Reportons-nous au 8 Décembre dernier.

Ce jour là l’Hon. M. Sicotte était venu nous informer qu’il avait accepté une place de Ministre, et avait ajouté qu’il ne croyait pas avoir, par là, démérité de nous. Il n’y eut qu’une voix pour l’en assurer. Après cela l’Hon. Monsieur nous exposa au long ses vues sur la politique du pays, et le fit de manière à nous inspirer une pleine confiance dans ses intentions.

Quand il eût fini, je m’adressai à mon tour à l’assemblée, et je terminai mon allocution par une attaque contre l’administration d’alors à laquelle je reprochai un peu vivement ses fautes et ses intrigues relativement à la question du siège du Gouvernement. Je me prononçai surtout contre la référence d’une pareille question à la décision de la Métropole et je terminai par ces propres paroles, que je notai de suite :

« Je n’ai pas de doute que l’avènement de l’Hon. M. Sicotte au pouvoir ne soit une garantie absolue pour le Bas-Canada que si le malheur veut, ce que je regarde comme entièrement improbable, qu’Ottawa soit choisi comme siége du Gouvernement, pas un sou n’y sera dépensé pour l’érection d’édifices publics. »

L’Hon. M. Sicotte s’avança de suite et dit :

« Je concours cordialement dans tout ce que M. Dessaulles vient de vous dire relativement à la question du siége du Gouvernement. Il aurait même pu ajouter que personne n’a blâmé plus fortement que moi le projet de référer cette question à la décision du Gouvernement Métropolitain, » puis il blâma l’administration plus fortement que je ne l’avais fait moi-même, de la faute qu’elle avait commise en n’acceptant pas franchement les responsabilités de sa position !

Les Électeurs de St. Hyacinthe se séparèrent ce jour là persuadés, comme je l’étais moi-même, qu’après ce que nous venions d’entendre, jamais, du consentement de l’Hon. M. Sicotte, le Gouvernement n’irait à Ottawa ; et que s’étant exprimé comme il venait de le faire, il résignerait son siège plutôt que de consentir à cette monstruosité. Telle était la conviction générale, fondée sur toute la teneur du discours de l’honorable Monsieur.

Eh bien, c’est précisément parce que la Chambre ne lui a pas permis d’exécuter cette monstruosité, qu’il a résigné !

Nous ne l’avions pourtant pas élu à l’unanimité pour l’envoyer se faire le champion des intérêts d’Ottawa contre le vœu de l’immense majorité du pays !

Nous ne l’avions pourtant pas élu à l’unanimité pour l’envoyer se faire le champion de la Reine, ou de sa prérogative, ou des bévues de ses Ministres !

Comme Ministre Canadien, son devoir n’était certainement pas d’exécuter à la lettre les volontés, ou de faire subir au pays les fautes des Ministres métropolitains ; et comme mandataire du peuple, son devoir était certainement d’empêcher que la construction d’édifices publics à Ottawa ne causât une perte énorme au pays, car Ottawa ne pouvait pas en être permanemment la capitale.

Voyons, sérieusement, l’Hon. M. Sicotte aurait-il osé nous dire, le 8 Décembre, qu’il ferait tout en son pouvoir pour qu’Ottawa devint la capitale des Canadas ? Eut-il osé nous dire, quand nous l’élisions unanimement : « Je résignerai si Ottawa n’est pas la capitale. » Quelle eût été la conséquence de cette parole ?

Or ce que l’Hon. Monsieur n’eût certainement pas osé nous dire, comment a-t-il pu oser le faire ? Pourquoi encore n’accepte-t-il pas franchement, lui non plus, les responsabilités de sa position, et ne fait-il pas de cette question une question de cabinet ? Pourquoi fait-il cette année précisément ce qu’il reprochait à ses prédécesseurs ?