À bas la calotte/Les voleurs de cadavres

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Bibliothèque anti-cléricale (p. 11-15).
À BAS
LA CALOTTE !

LES VOLEURS DE CADAVRES



Il y a quelque temps, mourait à Paris un républicain qui fut pendant sa vie l’incarnation même de l’honnêteté, Garnier-Pagès. Ce républicain n’était pas un citoyen ordinaire, un inconnu ; non, en 1848 il avait été ministre. Il n’était pas seulement connu comme républicain, mais aussi comme libre-penseur : jamais, pendant le cours de sa longue existence si bien employée, jamais il n’avait hanté les mauvais lieux de la dévotion, et lorsque, quelques années avant lui, son épouse s’éteignait, fidèle exécuteur des volontés suprêmes de la défunte, il la faisait enterrer civilement, c’est-à-dire proprement, convenablement, sans le concours grotesque de pleureurs bouffons et de chanteurs salariés.

Donc, ces temps derniers, Garnier-Pagès expirait dans les bras de son gendre, le député Dréo, encore un honnête homme, celui-là. Pendant son agonie, il n’avait fait appeler aucun prêtre, et ses derniers moments ne furent troublés par l’apparition lugubre d’aucun de ces sinistres rôdeurs de chevet.

Garnier-Pagès mort, qu’arrive-t-il ? Un individu se présente, et, au nom de sa parenté avec le trépassé, réclame le cadavre de celui-ci. Protestation de M. Dréo, le gendre, c’est-à-dire le fils que Garnier-Pagès avait choisi. L’autre, l’individu qui réclamait le cadavre, était aussi un fils du défunt, un fils même à un titre plus direct que l’autre, devant la loi ; mais, de ces deux hommes, lequel était le mieux l’enfant de Garnier-Pagès, celui que Garnier-Pagès avait procréé charnellement, et qui depuis sa naissance avait suivi une ligne de conduite diamétralement opposée à celle de son père ? ou bien était-ce l’homme qui, à l’âge où les opinions sont bien formées, avait été choisi par Garnier-Pagès, comme époux de sa fille et en quelque sorte comme son fils adoptif ?

Quoi qu’il en soit, malgré une vive et logique opposition aux prétendus droits qu’élevait l’enfant par la chair, l’enfant par le cœur dut, avec une douleur profonde, céder à l’autre, et Garnier-Pagès, républicain et libre-penseur, fut enterré religieusement, grâce à la complicité d’un fils par lui renié et avec lequel il avait cessé depuis longtemps tous rapports.

À peu près à la même époque, mourait également à Paris un autre républicain et libre-penseur, d’une réputation plus restreinte, mais enfin assez étendue pour que le doute ne fût pas permis sur ses croyances. Je veux parler d’Hippolyte Babou.

Hippolyte Babou n’était pas seulement un sceptique ; il était plus que cela : c’était un athée, et un athée professant publiquement l’athéisme, un athée athéisant. Écrivain, il avait passé sa vie à enseigner que nulle divinité n’est nécessaire à la marche de l’univers et que le dieu Jéhovah d’aujourd’hui est d’une authenticité pareille à celle du dieu Jupiter d’autrefois. Hippolyte Babou avait donc donné, toute son existence durant, des preuves indéniables de son matérialisme, c’est-à-dire de son hostilité raisonnée et convaincue à toute croyance religieuse.

Bien plus, ne voulant à aucun prix être enterré par les prêtres d’une Église quelconque, il avait déposé chez Me Vassal, notaire à Paris, boulevard de Sébastopol, un testament dans lequel il manifestait ses volontés à ce sujet.

Hippolyte Babou meurt donc. Il a la consolation d’avoir autour de sa couche des amis dévoués. Il expire en paix ; sa porte, jusqu’à la dernière heure, reste fermée à ces hommes noirs, monstres d’hypocrisie, qui se glissent d’ordinaire dans les chambres de nos moribonds, guettant le moment où ceux-ci n’ont plus conscience de ce qui se passe autour d’eux ; qui, pendant que les infortunés râlent, marmottent leurs patenôtres stupides et exécutent leurs ridicules momeries ; et qui, le lendemain, battant la grosse caisse sur la peau du cadavre, annonçant aux populations étonnées la grande conversion d’un malheureux pécheur enfin touché par la grâce, se font une réputation malsaine et criminelle aux dépens de la réputation d’un homme qui n’a jamais voulu d’eux.

Grâce à ses amis, l’honneur de Babou n’a pas à subir cette honte. En s’endormant dans l’éternel sommeil, il a l’assurance qu’aucune manœuvre indécente ne viendra sur son cercueil lui faire un renom immérité d’apostat.

Erreur ! À peine des mains dévouées ont-elles fermé les yeux de Babou qu’un parent se présente. C’est un magistrat. Il arrive de province, accompagné d’une vieille tante. Les amis du défunt sont congédiés et le cadavre de l’athée, trimballé de chapelle en église, emporte dans le tombeau la souillure de l’eau bénite.

Voilà ce qui se passe. Voilà ce qui se passe à Paris. Voilà les vols effrontés qui se commettent, sous l’œil même de la police, en plein dix-neuvième siècle, dans la capitale du progrès et de la civilisation.

Et les journaux enregistrent tout simplement ces crimes en disant : « Les obsèques d’Hippolyte Babou ont été religieuses. Le corps de Garnier-Pagès a reçu l’absoute à l’église Saint-Roch. »

Et c’est à peine si quelques voix s’élèvent pour protester contre ces détournements de cadavres, et les protestations, toutes timides, sont bientôt rentrées dans le silence.

Eh bien ! non, il ne sera pas dit que nous aurons laissé s’accomplir de pareils scandales sans pousser, du plus profond de notre poitrine, notre cri d’indignation.

Il faut que l’on nous entende. Il faut que la volonté de nos morts soit respectée. Il faut que les soi-disant défenseurs de la propriété soient mis désormais dans l’impuissance de voler les corps.

Eh quoi ! l’on condamne à des mois de prison le filou qui s’empare, dans une foule, du mouchoir ou de la montre d’un badaud, et l’on supporterait que des scélérats vinssent impunément voler les hommes eux-mêmes lorsque la mort les a fauchés ?

Est-ce que le citoyen n’a pas la propriété de son corps ? est-ce que le droit d’en disposer peut, à un moment quelconque, appartenir à un autre ? est-ce que l’homme, l’homme honnête, doit être exposé à devenir, après son trépas, la proie du premier coquin venu ?

Mais, s’il en était ainsi, si la loi qui protège les vivants se refusait à protéger les morts, qui me répond que moi, moi qui écris ces lignes, moi qui repousse de toute ma haine et de tout mon mépris les exploiteurs de la conscience et les charlatans spéculant sur la crédulité, moi qui, si un parent contraire à mes idées amenait à mon chevet un ministre de n’importe quelle religion, cracherais mon dernier soupir à la face du misérable, qui me répond, dis-je, qu’une fois devenu froid et inerte, je ne serai pas livré à ces gens que je déteste, sali par leurs attouchements ignobles, et arrosé de leurs liquides répugnants ? qui me répond que ma réputation de libre-penseur ne sera pas flétrie par les voleurs de mon cadavre ? qui me répond que l’on ne racontera pas que, ma dernière heure venue, j’ai renié les croyances de toute ma vie, et que, accumulant mensonges sur mensonges, infamies sur infamies, on ne fera pas de moi, physiquement et moralement, un butin que se partageront sans pudeur les brigands que j’exècre le plus !

Allons, c’en est assez ! c’en est trop ! Pour deux vols de cadavres qui ont fait quelque bruit, combien sont ignorés !…

Il est temps de mettre un terme à ces rapines aussi odieuses qu’inconvenantes. Il est temps que nos représentants aux Assemblées nationales, prenant en main les intérêts des honnêtes gens abandonnés aux rats d’église, déclarent que les volontés suprêmes des défunts doivent être respectées, même contre le gré de leurs parents, — car, dès l’âge de vingt et un ans, l’homme n’appartient plus qu’à lui seul ; — il est indispensable qu’une loi soit promulguée, loi condamnant aux peines les plus sévères tous ceux qui, détournant un cadavre soit par violence, soit à l’aide de ruse, auront fait ou essayé de faire démentir la vie d’un citoyen par son trépas.

Alors, nous aurons le droit de mourir en paix ; nous saurons que rien de nous, après notre décès, ne sera déchiqueté, et nous nous endormirons avec la consolante certitude que notre cadavre ne sera pas jeté en pâture aux corbeaux.