À bas la calotte/Pas bête, Léon !

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Bibliothèque anti-cléricale (p. 75-80).

PAS BÊTE, LÉON !

COMÉDIE CATHOLIQUE EN DEUX ACTES, AVEC APPARITION

PREMIER ACTE. — À PARIS

De Mun et Veuillot font la causette dans les bureaux de l’Univers


Veuillot. — Alors, plus aucun espoir ?

De Mun. — Pas l’ombre, selon moi… Je reviens de Rome absolument désespéré… Ce Léon XIII est un vrai lâcheur… D’abord, dès le début, à propos des gardes suisses, il s’est montré tout ce qu’il y a de plus crasseux…

Veuillot. — Oui, c’est vrai. Cette suppression des appointements aux fidèles gardiens du Vatican m’a mis la puce à l’oreille. J’ai craint un moment qu’il ne supprimât aussi la subvention de l’Univers.

De Mun, avec intérêt. — Il n’en a rien fait, au moins ?

Veuillot. — Jusqu’à présent, non. Mais je me méfie…

De Mun. — Et tu as raison. C’est un pingre…

Veuillot. — Un pignouf, mon cher. Je me demande pourquoi ces cornichons de cardinaux l’ont nommé pape. J’aurais autant aimé voir élire Jules Simon.

De Mun. — Je crois bien. Jules Simon n’aurait pas écrit toutes ces insignifiantes encycliques.

Veuillot. — Ah oui ! parlons-en, de ses encycliques ! Faut-Il qu’il ait un fier toupet, ce Léon, pour oser, après le règne de Pie IX, passer la brosse à la civilisation !…

De Mun. — Et déclarer que le mariage religieux ne suffit pas pour unir deux chrétiens, et qu’il faut, au sortir de l’église, passer encore par la mairie !… C’est inepte.

Veuillot. — C’est abominable !

De Mun. — Ce pape est un hérétique.

Veuillot. — C’est un athée… Moi, d’abord, s’il me retire ma subvention, je me fais républicain.

De Mun. — Je ne te le conseille pas. Les démocrates se font méfiants depuis quelque temps. Regarde, mon cher, ils n’ont pas voulu accueillir dans leurs rangs Dugué de la Fauconnerie, ce bonapartiste qui avait tant envie de se rallier.

Veuillot. — Hélas ! ce n’est que trop vrai… Que faire alors ?

De Mun. — Hélas ! toi qui jouis d’une certaine influence, tu devrais faire un petit voyage à Rome et essayer de ramener Léon à de meilleurs sentiments.

Veuillot. — Lui introudufibiliser dans les boyaux de la cervelle qu’il perd son temps à faire des avances à nos adversaires ?

De Mun. — C’est cela.

Veuillot. — Lui démontrer qu’il ne comprend pas ses intérêts, que la majorité des catholiques est ultramontaine, et que, s’il fait le modéré, les gros sous ne tomberont plus dans son escarcelle pontificale ?

De Mun. — Parfait.

Veuillot. — Lui prouver que, s’il ne veut pas être abandonné par la chrétienté tout entière, il doit suivre la voie tracée par Pie IX ?

De Mun. — Parfaitement.

Veuillot. — Et si je ne réussis pas dans ma sainte mission ?

De Mun. — Diable ! ce ne sera pas rigolo.

Veuillot. — Si je ne réussis pas, nous l’excommunierons…

De Mun. — Et nous fonderons une nouvelle religion.

Veuillot. — Dont je serai le dieu…

De Mun. — Et moi le prophète !

Veuillot. — Mais ne t’inquiète pas, ma vieille branche, je réussirai. J’ai dans mon sac un tas de tours plus malins les uns que les autres, et, pour frapper l’imagination de notre satané pape, je ne reculerai devant rien ; j’emploierai même, s’il le faut, les moyens surnaturels.

De Mun. — Ainsi, c’est dit, tu pars pour Rome ?

Veuillot. — Demain.

De Mun. — Bonne chance et bon voyage !

SECOND ACTE. — À ROME

Léon XIII roupille profondément dans sa mansarde du Vatican. Il fait nuit. Soudain, la fenêtre s’ouvre brusquement, et Veuillot paraît, une lanterne vénitienne de chaque main : il s’est coiffé d’une tiare et revêtu d’une belle soutane blanche.

Léon, se réveillant en sursaut au bruit que fait Veuillot en sautant dans la mansarde. — Jésus ! Maria ! un revenantis ! (Il enfonce sa tête sous les coussins.)

Veuillot, d’une voix sourde. — Oui, Leonus treizo, je suisum unus revenantem. J’arrivo du fin fondis deilo paradiso per te dire que tu es en trainum de coulare l’eglisiam catholicam que j’avaiso consolidifiatus au moyeno de meum Syllabus… Brrroum ! (Il fait entendre un bruit de ferraille.)

Léon, toujours la tête sous les coussins. — Bigribus, je croiso que c’est Pius Neuvium, mon prédécesseurem !… Et moi, qui ne croyaisit pas aux apparitionibus miraculeusas !

Veuillot, terrible, secouant un paquet de clés qu’il s’est pendu au cou. — Entendis-tu ce bruito de ferraillos ?… Ce sont les cléias du Paradiso… Si tu n’obéitis pas aux ordros que je vaïo te donnare, tu n’y entrerabis jamais !… jamaïus ! jamaïa ! jamaïo !… Brrroum !

Léon, toujours la tête sous les coussins. — Divina Madona, protégeaté Bibi qui filat mauvaisus cotonem !

Veuillot, avec un ricanement de spectre. — Oh ! negociantus de peaux d’anguillos, tu te figuro que la Madona vate venir à ton secoursum !… Escouta, et prépara-té à obéire… L’Eglisia, hors de laquella il n’y avit pas de salutis, ne doitit jamaïo transigeare avec l’impiétatem ! Tu qui aves été nominatus santa papa, tu n’as paso le droitum de fairus della modérationos… Ainsiso, tes encycliquas sont des chosas détestabiles, et, si tu en faisés encoro unum comme aco, la malédictionibus de Dieuso descendrabit sur ta testa, et plus unus fidelis ne viendrabit baisare ta pantouflo !… Brrroum ! (En prononçant ces paroles d’un ton lugubre, il lui gratte les pieds.)

Léon, gigotant sous son traversin. — Assezo ! Pius Neuvium ! je feraibo touti ce que tu voudrabis.

Veuillot, secouant les clés du Paradis. — D’abordus, tu me canoniserabis avec grandem pompam… Le promettis-tu ?

Léon, toujours le nez dans les draps. — Je le juro !

Veuillot. — Tu prononcerabis, comme un dogmus, l’impeccabilitatem des frérios ignorantas… Le promettis-tu ?

Léon, hésitant. — Ô Jésus ! Maria ! pas tout de suito.

Veuillot, grinçant des dents d’une façon sinistre. — Quoiso ! tu hésitos ?… tu ne veuso pas reconnaîtro que les frérios ignorantas sont incapabiles de commettro le moindrus péchétum ! (Il lui gratte les pieds.)

Léon, gigotant. — Grâcia ! grâcia ! Je ti prometto de déclarare le dogmus della impeccabilitatis des frérios ignorantas !

Veuillot, secouant les clés du Paradis et agitant ses deux lanternes vénitiennes. — Tu déclarabis que Louiso Veuillotus est pas autra chosa que l’archangelo Sanctus Michélis qui s’esti faito hommus pour combattre les hériticos !

Léon. — Mais Louiso Veuillotus est grêlati… les archangis ne sonti pas marquato della petita verolas !

Veuillot, lui grattant les pieds. — Tu raisonnis ? La foiso interdisit de raisonnare… Juro que Louiso Veuillotus est archangelo Sanctus Michélis… Brrroum !

Léon, gigotant. — Je le juro ! maï ne me grattas plus les pétons.

Veuillot. — Je te laisso. Je vaiso retournare in paradisum. Si tu obéitis à mes ordres, tu y entrerabis aprèso ta mortem.

À ce moment Léon XIII risque un œil sous sa couverture, et, apercevant la figure en écumoire du revenant, pousse un cri.

Léon — Ô revenantus de cartonis ! Tu n’esti pas Pius Neuvium, tu es Louiso Veuillotus !

Veuillot, ne perdant pas contenance quoique se voyant reconnu, et se mettant à parler français. — Eh bien ! oui, je suis Veuillot, et après ?… Cela n’empêche pas que je descends du ciel.

Léon, un peu rassuré, cessant aussi de s’exprimer dans le langage pontifical. — Oh ! pour ça, c’est encore une frime, et cette fois ça ne prend plus… Voyons, Monsieur le rédacteur, posez là vos lanternes et dites-moi quel est le but de votre comédie.

Veuillot, prenant bravement son parti. — Eh bien ! Saint-Père, que voulez-vous ? je n’ai pas vu d’autre moyen de vous faire comprendre que vous vous étiez engagé dans une mauvaise voie.

Léon, s’asseyant à la turque sur son lit. — Et quelle mauvaise voie, s’il vous plaît ?

Veuillot. — Celle de la modération… Votre message… pardon, vos encycliques jettent la consternation dans le camp ultramontain… Nous qui vous croyions aussi implacable pour le siècle que votre glorieux prédécesseur !… et voilà que vous montrez des tendances mondaines à faire croire que votre prochaine bulle figurera dans la petite correspondance du Figaro !

Léon. — C’est de la tactique…

Veuillot. — De la tactique ?… Ah bien !… elle est jolie, votre tactique !… Mais vous ne savez donc pas que vous faites tout simplement le jeu de la libre-pensée ?

Léon. — Erreur, mon ami Veuillot, profonde erreur !… En ce moment j’attire à moi tous les catholiques modérés, et quand ils seront bien engagés envers moi par toutes les louanges qu’ils ne cessent de me prodiguer, je ferai comme mon prédécesseur qui, lui aussi, a inauguré son règne avec du libéralisme en veux-tu en voilà… Ah ! Veuillot, mon ami, je vous croyais plus malin… Comment ! vous avez cru que c’était sérieux ?…

Veuillot, doutant encore. — Bien vrai, c’était pour rire ?

Léon. — Certainement.

Veuillot, joyeux. — Alors l’Église est sauvée !

Léon. — Et pour que vous ne doutiez plus, je vais, comme à saint Thomas, vous faire mettre le doigt dans la plaie. (Il se lève, va à son secrétaire, l’ouvre, et en tire un tas de paperasses qu’il met sous les yeux de Veuillot.)

Veuillot, lisant. — « Projet de canonisation de Torquemada… Nouvelle taxe des indulgences… Demande au gouvernement français de légitimer la situation des jésuites… Convocation d’un prochain concile pour ériger en dogme l’histoire de l’assomption de la Vierge, qui est montée au ciel en âme et en chair, et désigner l’endroit précis où ce corps flotte dans l’espace, par quels moyens il se soutient au milieu des airs et comment les bienheureux, qui sont de purs esprits, peuvent jouir du spectacle physique de ce corps… Anathèmes en préparation contre la société moderne, etc., etc. »

Léon. — Hein ! que dites-vous de tout cela ?

Veuillot, transporté d’allégresse. — Vous êtes bien le successeur de Pie IX… Saint-Père, votre bénédiction.

Léon. — La voilà, mon fils, et je vous pardonne même de m’avoir gratté les pieds.