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À bas la calotte/La procession obligatoire

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Bibliothèque anti-cléricale (p. 73-74).

LA PROCESSION OBLIGATOIRE



Je causais avec un soldat.

— Monsieur, me disait-il, vous ne savez pas ce qu’il y a de plus révoltant dans les processions que certaines municipalités autorisent. Au premier aspect, il semble que c’est le fait lui-même de cette arrogante exhibition de souvenirs d’un autre âge, ce défilé impudent de moines et de prêtres, d’abbés et d’abbesses, de dévots et de dévotes, de pénitentes et de pénitents qui, formant un long cortège à des statues ou à des ostensoirs, gênent la circulation, envahissent la ville au détriment des gens que leur travail oblige à aller et venir, et imposent à ceux qui n’ont pas leurs convictions le spectacle de manifestations religieuses d’un goût douteux.

— En effet, dis-je, je ne connais rien de plus vexant pour un libre-penseur que l’alternative où les processions le mettent d’exécuter un long détour fastidieux ou de subir l’exhibition d’une mascarade contraire à ses sentiments intimes.

— Eh bien ! non, repartit le soldat, il y a quelque chose de plus révoltant que cela. Vous, civils, vous avez encore cette ressource ennuyeuse de vous renfermer chez vous pour ne pas assister en spectateurs à une comédie qui vous répugne. Mais nous, militaires, sans consulter notre conscience, on nous oblige à figurer comme acteurs dans ces farces d’un cagotisme éhonté. Je ne connais pas, Monsieur, de corvée plus assommante que celle de la procession, et j’éprouve moins d’ennui à aller vider Jules qu’à accompagner le Saint-Sacrement. Non, ma foi, on ne se rend pas compte de cela. Pendant trois et quelquefois quatre heures, il nous faut marcher au pas, l’arme au bras comme au peloton de punition, lentement avec la fumée des cierges dans le nez. Puis, de temps en temps, on s’arrête. « Genou terre » ! commande un lieutenant de service. Et, que vous soyez juif ou protestant, mahométan ou libre-penseur, il vous faut vous agenouiller dans la boue ou la poussière et courber la tête humblement devant une divinité que vous ne reconnaissez pas. Sans cela, gare aux peines terribles que porte le code militaire contre les soldats indisciplinés. Ah ! Monsieur, combien souffre l’humble pioupiou auquel personne ne songe et qui a cependant comme les autres un cerveau pour penser ! Tenez, c’est ignoble ! on ne devrait pas forcer les pauvres soldats à se faire à contre-cœur les complices des processions.

Je serrai silencieusement la main du soldat, et je l’entendis murmurer en s’éloignant.

— Et dire que l’on nous assure que nous sommes en République !