À bord et à terre/Chapitre 13

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À bord et à terre ou les Aventures de Miles Wallingford
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 22p. 162-175).


CHAPITRE XIII.


Cet esprit despotique, cette volonté de fer, ce pouvoir presque divin, cet art de Napoléon, d’attirer, de fasciner, de manier les cœurs de millions d’hommes jusqu’à ce qu’ils ne fassent plus qu’un, tu l’as plus que personne.
Halleck.


L’Échalas et le Plongeur se conduisirent admirablement tout le jour suivant. Le bœuf, le porc et le pain, ces grandes nécessités de la vie, que les Européens considèrent volontiers comme le premier mobile de l’existence aux États-Unis, semblaient absorber toutes leurs pensées, et, quand ils ne mangeaient pas, ils étaient occupés à dormir. Nous nous fatiguâmes à la fin d’observer de pareils animaux, et nous tournâmes nos pensées vers d’autres sujets. Le Plongeur nous avait fait entendre qu’il devait s’écouler quarante-huit heures avant que nous vissions arriver de nouvelles peaux, et le capitaine Williams, passant de l’alarme à une extrême sécurité, se décida à profiter d’un aussi beau jour pour amener ou plutôt pour dégréer les trois mâts de hune, et pour remettre en état leur gréement. En conséquence, à neuf heures, tout le monde se mit à l’ouvrage, et, avant midi, le navire était tout à fait en déshabillé. Nous envoyâmes sur le pont le moins de choses possible, conservant même les vergues de hune, bien que sans bras ni balancines, en les assujettissant contre la hune, mais les mâts furent amenés aussi bas qu’on le put, sans que les basses vergues allassent toucher les bastingages. En un mot, nous annulâmes complètement nos moyens d’appareillage, sans toutefois encombrer le pont. La sûreté du havre et l’extrême beauté du temps avaient encouragé le capitaine à ordonner cette manœuvre, les appréhensions de toute nature semblant avoir complètement disparu de son esprit.

On travailla avec ardeur ; notre équipage n’était pas seulement robuste, il était intelligent, et nos Philadelphiens étaient dans leur élément, dès qu’il s’agissait de gréement. Au coucher du soleil, on examina avec soin les avaries des cordages, dont toutes les garnitures furent refaites à neuf ; le gréement du mât de hune fut mis en état et replacé sur le mât, et tout fut disposé pour hisser la mâture le lendemain matin ; mais un jour d’activité aussi extraordinaire exigeait une bonne nuit de repos, et tout l’équipage reçut l’ordre de se retirer immédiatement après le souper. Le navire devait être confié, pendant la nuit, à la vigilance du capitaine et des trois lieutenants.

Le quart fut établi à huit heures, pour être relevé de deux heures en deux heures. Mon tour commençait à minuit, et devait durer jusqu’à deux heures ; Marbre devait me remplacer de deux à quatre heures, et tout le monde ensuite devait être sur pied pour hisser nos mâts. Quand j’arrivai sur le pont, à onze heures, je trouvai le troisième lieutenant conversant, comme il le pouvait, avec le Plongeur, qui, ayant dormi, ainsi que l’Échalas, une bonne partie du jour, paraissait disposé à passer la nuit à fumer.

— Combien de temps y a-t-il que ces Indiens sont sur le pont ? demandai-je au troisième lieutenant, au moment où il allait descendre.

— Pendant tout mon quart. Je les ai trouvés avec le capitaine, qui m’a transmis leur compagnie. Si le Plongeur comprenait quelque chose à une langue humaine, on pourrait tirer quelque parti de sa société ; mais je suis aussi fatigué de lui faire des signes que je l’aie jamais été de la journée la plus laborieuse.

J’étais armé, et j’aurais rougi de témoigner quelque crainte d’un homme sans armes ; d’ailleurs, les deux sauvages ne me donnaient aucun motif de défiance particulier. Le Plongeur était assis sur le guindeau, où il fumait sa pipe avec un air de philosophie qui eût fait honneur au plus grave de tous les babouins. Quant à l’Échalas, il ne paraissait pas avoir assez d’intelligence pour fumer ; occupation qui, au moins, a le mérite de donner une apparence de sagesse et de réflexion. Je n’ai jamais pu découvrir si nos grands fumeurs sont réellement plus sages que le reste des hommes, mais on conviendra qu’ils paraissent tels ; il était malheureux que cette habitude fût inconnue à l’Échalas ; le drôle aurait eu du moins l’air de penser quelquefois. En ce moment, tandis que son compagnon s’amusait à fumer sur le guindeau, il rôdait sur le pont, comme un porc eût pu le faire à sa place, et sans paraître avoir plus d’idées.

Je commençai mon quart avec un sentiment bien vif de l’étrangeté de notre situation. La sécurité qui régnait à bord me frappait comme étant peu naturelle, et cependant je ne pouvais découvrir pour le moment aucun motif particulier d’alarme. Je pouvais être, il est vrai, jeté par-dessus le bord ou égorgé par les deux sauvages, mais quel intérêt avaient-ils à me faire périr, puisqu’ils n’auraient pu se débarrasser du reste de l’équipage sans être découverts ? Les étoiles brillaient au ciel, et un canot ne pouvait guère approcher du navire sans que je le visse ; circonstance qui, à elle seule, diminuait sensiblement le danger. Je passai le premier quart d’heure à faire ces réflexions ; puis, m’habituant à ma situation, je commençai à moins m’en occuper, et je revins à d’autres pensées.

Clawbonny, Grace, Lucie et M. Hardinge venaient souvent s’offrir à mon imagination dans ces mers reculées. Il était rare que je fisse la nuit un quart paisible, sans revoir les scènes de mon enfance et sans me promener dans mon petit domaine, accompagné de ma bien-aimée sœur et de son amie, qui m’était presque aussi chère. Que d’heures j’ai passées ainsi, sur les vastes solitudes de la mer Pacifique et du grand Océan ; avec quelle fidélité ma mémoire me retraçait toutes les grâces qui ornaient le corps et l’esprit de ces jeunes filles chéries ! Depuis mon récent séjour à Londres, Émilie Merton venait quelquefois compléter le tableau, avec sa conversation plus cultivée et ses manières plus distinguées ; mais je crois bien ne lui avoir jamais assigné que le troisième rang dans mon admiration.

Je fus bientôt absorbé dans mes réflexions sur le passé et dans mes conjectures sur l’avenir. Je n’avais sans doute pas l’habitude de faire des châteaux en Espagne ; mais quel est le jeune homme de vingt ans ou la jeune fille de seize ans qui n’en fait pas quelquefois ? C’est l’inexpérience qui bâtit ces constructions fantastiques, avec les matériaux que lui fournit l’espérance. Dans ces moments d’exaltation, je pouvais aller jusqu’à me figurer Rupert homme de loi actif, grave, honorant sa profession, et faisant le bonheur de Lucie et de Grace ; tout l’effort de l’imagination ne pouvait guère aller au delà.

Lucie avait une jolie voix ; de temps en temps ses chants venaient charmer mon oreille, et, pendant des heures entières, je ne pouvais songer qu’à leur tendre expression et à leur touchante mélodie. Je n’étais rien moins qu’un rossignol, mais j’essayais parfois de fredonner quelques airs qui flottaient dans mon souvenir comme de douces visions du passé. Cette nuit, surtout, mes pensées se reportaient à l’un de ces airs qui parlait d’amour, et je demeurai pendant quelques minutes appuyé sur la balustrade, fredonnant l’air à voix basse, et s’efforçant de me rappeler non-seulement les paroles, mais même la douce voix qui leur donnait une expression si touchante. C’est ce que je faisais quelquefois à Clawbonny, et de temps en temps Lucie me mettait sa belle petite main sur la bouche, comme pour me dire en plaisantant : Miles, Miles ! n’estropiez pas un air aussi joli ! vous ne réussirez jamais en musique, vous y perdriez votre latin. Quelquefois elle se glissait derrière moi, et, au moment même où je m’appuyais sur la balustrade, je crus l’entendre remuer près de mon épaule et la sentir appliquer délicatement la main sur mes lèvres, afin de m’empêcher de chanter. L’impression, cette fois, fut si vive, que je voulus prendre cette main si douce pour la baiser ; l’objet que je rencontrai était loin d’être doux, il était passé entre mes dents, et serré assez étroitement pour qu’il me fût impossible d’appeler. Au même instant, mes bras furent saisis par derrière et serrés comme dans un étau. Me retournant, autant que je pouvais le faire, je reconnus que j’avais senti le souffle de l’Échalas, à un pouce de mon oreille, pendant qu’il me passait le bâillon, et que le Plongeur était occupé à me lier les mains derrière le dos ; le tout avait été fait si promptement et avec tant d’adresse, que je fus leur prisonnier, sans aucun espoir de salut, en moins d’un instant.

Il m’était aussi impossible de résister que d’appeler à mon secours. On me lia les pieds et les mains, et on me plaça avec précaution sur le vibord, dans un endroit un peu écarté. Je ne dus probablement la vie qu’au désir de l’Échalas de me garder comme esclave. Dès ce moment, les traits et les manières du drôle ne conservèrent plus aucune trace de leur stupidité apparente ; il devint l’esprit dirigeant, et je pourrais dire l’âme de tous les mouvements de ses compagnons. Quant à moi, j’étais assis, attaché à un des espars, dans l’impossibilité de rien faire pour me sauver. Témoin passif de tout ce qui se passait devant moi, je sentais toute la gravité de notre situation ; mais je crois que j’étais plus sensible encore à la honte d’avoir été victime d’une pareille surprise pendant mon quart, qu’aux dangers personnels que je pouvais courir.

Je fus désarmé tout d’abord. Le Plongeur prit alors une lanterne qui était sur l’habitacle, l’alluma, et la montra pendant une demi-minute au-dessus du couronnement. Il dut recevoir immédiatement réponse à son signal, car il éteignit bientôt la lumière, et se mit à se promener sur le pont, prêt à saisir tout rôdeur qui viendrait à s’y aventurer. Mais il y avait peu à craindre sous ce rapport, la fatigue attachant nos hommes à leurs lits aussi fortement que s’ils y avaient été enchaînés. Je m’attendais alors à voir ces misérables remplir le canot de nos effets et s’enfuir en les emportant ; car je ne pouvais croire que deux hommes eussent l’audace d’attaquer un équipage comme le nôtre.

J’avais compté sans mon hôte. Il s’était écoulé à peu près dix minutes depuis le moment où on s’était emparé de moi, quand des figures sinistres commencèrent à grimper sur le navire, et bientôt j’en comptai plus de trente. L’escalade fut faite avec si peu de bruit que, malgré l’attention la plus vigilante, je n’eus aucun soupçon de leur approche avant qu’ils fussent près de moi. Tous ces hommes étaient armés, un petit nombre avaient des fusils, d’autres des haches, d’autres enfin des arcs et des flèches. Autant que je le pouvais voir, chacun d’eux avait une espèce de couteau, et quelques-uns portaient des tomahawks. À mon grand regret, j’en vis trois ou quatre se porter immédiatement à l’échelle d’arrière, et autant à l’échelle ou panneau de l’avant. On interceptait ainsi les deux seuls passages par lesquels les officiers et les matelots devaient vraisemblablement monter, s’ils voulaient venir sur le pont. Il est vrai que le grand panneau servait pendant le jour, mais il avait été fermé pour la nuit, et personne n’aurait imaginé de s’en servir, à moins de connaître ce qui se passait sur le pont.

Je souffrais beaucoup du bâillon et des cordes qui me serraient les membres, mais je songeais à peine à mon mal, tant j’étais impatient de voir ce qui allait arriver. Quand les sauvages furent tous à bord, le premier quart d’heure se passa à faire leurs dispositions ; l’Échalas, le stupide, le lourd et l’insensible Échalas agissait comme chef et déployait non-seulement de l’autorité, mais de l’habileté et de l’intelligence. Il plaça tout son monde en embuscade, de manière à ce qu’en arrivant d’en bas on ne pût s’apercevoir tout d’abord du changement qui avait eu lieu sur le pont, et à ce que les sauvages pussent avoir le temps d’agir. Il s’écoula ensuite un autre quart d’heure, durant lequel on aurait pu presque entendre tomber une épingle, tant le silence était profond. Je fermai les yeux pendant ce terrible intervalle, et je m’efforçai de prier.

— Oh ! du gaillard d’avant ! dit tout à coup une voix que je reconnus pour être celle du capitaine. J’aurais donné tout au monde pour pouvoir lui répondre, afin de l’avertir du danger, mais cela m’était impossible. Je fis entendre un gémissement, et je crois que le capitaine m’entendit, car il sortit de la porte de la chambre, et il appela : — Monsieur Wallingford ! où êtes-vous donc, monsieur Wallingford ? Il n’avait pas de chapeau, étant venu sur le pont à demi vêtu, simplement pour voir comment la nuit se passait, et je frémis encore aujourd’hui, en songeant au coup affreux qui tomba sur sa tête nue.

Ce coup aurait tué un bœuf, et le capitaine resta sur la place. Toutefois ses meurtriers eurent soin de prévenir sa chute, pour ne pas éveiller ceux qui dormaient au-dessous, mais le bruit que fit le corps en tombant dans l’eau ne pouvait échapper à des oreilles comme les miennes, qui recueillaient avec avidité le moindre son. Ainsi périt le capitaine Williams, homme doux et bien intentionné, excellent marin, mais dont le principal défaut était le manque de précaution. Je ne pense pas que l’eau fût nécessaire pour l’achever, car aucun être humain n’eût pu résister au coup qu’il avait reçu.

L’Échalas avait été le principal acteur de cette horrible scène, et quand elle fut terminée, il remit ses hommes en embuscade. Je crus alors que les officiers et les matelots allaient être massacrés de la même manière, à mesure qu’ils paraîtraient sur le pont. C’était bientôt le moment où Marbre devait monter, bien que j’eusse l’espérance qu’il ne viendrait pas sans qu’on l’appelât, ce qu’il m’était impossible de faire dans la situation où je me trouvais ; mais je m’étais trompé. Au lieu d’attirer l’équipage sur le pont, les sauvages suivirent une tout autre marche. Après avoir tué le capitaine, ils fermèrent les panneaux de l’avant et prirent le parti plus sûr de faire prisonniers tous ceux qui se trouvaient dans l’intérieur du navire. Cela ne se fit pas tout à fait sans bruit, et l’alarme fut évidemment donnée par les précautions prises pour tout clore avec soin. J’entendis du bruit aux portes de la chambre, puis aux panneaux de l’avant. Mais l’Échalas avait pris toutes ses mesures pour que les efforts de l’un ou de l’autre côté fussent inutiles.

Dès qu’ils eurent enfermé leurs prisonniers, les sauvages vinrent à moi et relâchèrent les liens de mes bras de manière à me mettre plus à l’aise. Ils détachèrent entièrement ceux que j’avais aux pieds, et m’ôtèrent aussi le bâillon de la bouche. Je fus alors conduit au dôme de l’échelle de l’arrière, et on me fit entendre par signes que je pouvais communiquer avec mes compagnons qui étaient en bas. C’était l’Échalas (ce vieillard ressemblait à un grossier animal plutôt qu’à une créature humaine) qui dirigeait toutes ces mesures. Je conclus de là que ma vie était épargnée, pour le moment du moins, et pour quelque but qu’il m’était jusqu’à présent impossible de deviner. Je n’appelai pas tout de suite ; mais dès que j’entendis quelque mouvement au pied de l’échelle, j’obéis aux ordres de mes maîtres.

— Monsieur Marbre, criai-je d’une voix assez forte pour être entendu d’en bas, est-ce vous ?

— Oui, oui ; et est-ce vous, maître Miles ?

— C’est bien moi. Faites attention à votre conduite, monsieur Marbre. Les sauvages sont maîtres du pont, et je suis leur prisonnier. Ils sont là tous, et ils ont établi un poste assez fort aux panneaux de l’avant.

J’entendis à l’intérieur un sifflement faible et prolongé, qu’il était facile d’interpréter comme l’expression de l’inquiétude et de l’étonnement du premier lieutenant. Pour moi, je ne voyais aucun motif pour essayer de dissimuler, et j’étais d’ailleurs résolu à parler ouvertement, au risque de révéler quelques-uns de mes sentiments à mes maîtres, parmi lesquels il était probable que plus d’un comprenait un peu l’anglais.

— Il nous manque ici en bas le capitaine Williams, reprit Marbre après un court intervalle ; savez-vous où il est ?

— Hélas ! monsieur Marbre, le capitaine Williams n’est plus en état de rendre service à aucun de nous.

— Qu’est-il devenu ? s’écria Marbre avec la promptitude de l’éclair ; dites-le-moi bien vite.

— Il a été tué d’un coup de massue, et jeté par-dessus le bord.

Il y eut alors un silence de mort, qui dura près d’une minute.

— C’est donc à moi qu’il appartient de décider ce qu’il faut faire, dit enfin M. Marbre. Miles, êtes-vous libre ? Osez-vous dire ce que vous pensez ?

— Je suis tenu ici par deux sauvages, dont je suis le prisonnier. Néanmoins, monsieur Marbre, ils m’engagent à parler ; mais je crains que quelques-uns d’entre eux n’entendent ce que nous disons.

Il y eut un intervalle pendant lequel l’officier délibérait évidemment sur la meilleure marche à suivre.

— Écoutez, Miles, reprit-il, nous nous connaissons bien, et nous pouvons nous entendre sans nous compromettre. Quel âge avez-vous, là-haut sur le pont ?

— Près de trente ans, monsieur Marbre, et ce sont des années toutes bien vigoureuses.

— Sont-elles fournies de soufre et de pilules ? ou seulement de ces colifichets indiens dont se servent nos enfants dans leurs jeux ?

— Un peu de la première espèce, une demi-douzaine peut-être, assez bien de la seconde, et beaucoup d’écuyers tranchants.

Un geste d’impatience que fit le Plongeur pour m’avertir de parler plus clairement me fit comprendre que le drôle pouvait nous entendre lorsque nous parlions sans figures. Cette découverte ne fit que me rendre encore plus circonspect.

— Je vous comprends, dit Marbre d’un air pensif, il faut nous tenir sur nos gardes. Pensez-vous qu’ils aient l’intention de descendre ?

— Rien ne l’annonce quant à présent, mais la compréhension, dis-je en appuyant sur ce mot, est plus générale que vous ne l’imaginez, et il ne faut dire aucun secret. Ma devise est : des millions pour la défense, mais pas un dollar pour tribut.

Comme cette dernière phrase était alors dans la bouche de tous les Américains, ayant été employée à l’occasion de la guerre que nous avions avec la France, j’étais certain qu’elle serait comprise. Marbre ne répondit rien, et l’on me permit de m’éloigner de l’échelle et de m’asseoir sur les cages à poules. Ma situation était extraordinaire ; il était encore nuit, mais les étoiles donnaient assez de lumière pour me permettre de distinguer les figures basanées et sauvages qui rôdaient sur le pont, et même pour discerner l’expression de la physionomie de ceux qui venaient de temps en temps me regarder en face. Ces derniers semblaient avoir les dispositions les plus sanguinaires ; mais il était évident qu’un esprit supérieur tenait dans une étroite sujétion ces êtres grossiers, calmant la fougue de leurs caractères, domptant leur penchant à la violence, et donnant une direction et un but à tous leurs mouvements. Cet esprit supérieur était l’Échalas ! c’était un fait dont il ne m’était pas permis de douter ; c’étaient ses gestes, sa voix, son commandement, qui animaient tout, qui réglaient tout. Je remarquais qu’il parlait avec autorité et confiance, bien qu’avec calme. On lui obéissait sans aucune marque particulière de déférence, mais on lui obéissait aveuglément. Je pouvais voir aussi que les sauvages se considéraient comme maîtres du champ de bataille, et songeaient fort peu aux hommes qui étaient sous les écoutilles.

La position matérielle demeura la même jusqu’au lever du soleil. L’Échalas, c’est ainsi que je continuerai à nommer ce chef d’une physionomie si repoussante, faute de connaître son véritable nom, ne voulut permettre qu’on entreprît rien avant qu’il fît assez jour pour qu’il pût suivre toutes les démarches de ses compagnons. Je reconnus ensuite qu’il attendait des renforts ; car, dès que le soleil commença à paraître, on poussa sur le navire des hurlements auxquels on répondit de la forêt, qui paraissait pleine de sauvages. Peu de temps après, des canots sortirent de la crique, et je comptai cent sept de ces misérables à bord du bâtiment ; c’étaient là toutes leurs forces, car je ne vis plus rien paraître ensuite.

Pendant tout ce temps, c’est-à-dire pendant trois heures, je n’eus plus aucune communication avec les hommes de notre équipage ; j’étais certain cependant que tous étaient réunis, la jonction étant facile par le milieu du second pont, qui n’avait d’autre charge que les légers articles destinés au commerce de la côte nord-ouest, et, en prenant le parti d’enfoncer la cloison du gaillard d’avant ; et même, sans avoir recours à cet expédient, il y avait dans la cloison une planche mobile qui permettait de faire passer un homme à la fois. Je ne doutais pas que Marbre n’eût rassemblé toutes ses forces, et les matelots avaient pris leurs fusils et leurs pistolets avec eux, ainsi que toutes les munitions ; ce qui lui permettait de faire une vigoureuse résistance. Quelle marche adopterait-il ? j’en étais réduit sur ce point à faire des conjectures : une sortie était bien hasardeuse, en la supposant praticable ; et elle l’était à peine, à raison des mesures prises par l’Échalas et par le Plongeur pour garder les passages. Il n’y avait qu’incertitude dans mon esprit sur ce qui pouvait arriver.

Je fus surpris de la manière dont les sauvages me traitèrent. Dès qu’il fit jour, mes membres furent dégagés de leurs liens, et on me permit de me promener sur le gaillard d’arrière pour rétablir la circulation du sang. Une mare de sang, avec quelques cheveux, marquait le lieu où avait péri le pauvre capitaine Williams, et on me permit d’y verser un seau d’eau, afin de faire disparaître les traces révoltantes du meurtre. Quant à moi, mon inquiétude avait fait place à une étrange insouciance, et j’étais, pour le moment, indifférent au sort qui pouvait m’être réservé. Je m’attendais à mourir, et j’avoue maintenant, à ma honte, que je songeais bien plus à la vengeance qu’au repentir de mes fautes passées. Quelquefois même j’enviais le sort de Marbre et de ceux qui étaient en bas avec lui, lesquels pouvaient, en un clin d’œil, anéantir leurs ennemis, en introduisant une mèche dans la sainte-barbe. J’étais, du reste, persuadé qu’on en viendrait là avant que le lieutenant et son équipage consentissent à devenir prisonniers des misérables qui occupaient le pont. L’Échalas et son compagnon, toutefois, semblaient complètement indifférents à ce danger, dont ils ignoraient sans doute la nature ; leur plan avait été habilement conçu, et jusque-là il avait parfaitement réussi.

Le jour avançait, et les sauvages commencèrent à songer sérieusement à s’assurer de leur prise. Les deux chefs, l’Échalas et le Plongeur, s’approchaient de moi d’un air qui annonçait qu’ils étaient sur le point de commencer leurs opérations. Je découvris alors que le dernier avait une légère teinture de l’anglais, par suite de ses rapports avec divers bâtiments. Il était cependant encore un sauvage sous tous les rapports ; le peu de connaissances qu’il avait ainsi glanées ne servant qu’à rendre plus dangereux ses mauvais penchants, sans les tempérer en aucune manière. Il prit le commandement, rangea ses hommes en deux lignes sur le pont, et, me faisant signe avec les doigts, il prononça d’une voix forte le mot : — compte ! — Je comptai ces misérables, qui étaient au nombre de cent six, non compris les deux chefs.

— Dis-le-lui, là, en bas, murmura le Plongeur en me montrant les étages inférieurs.

J’appelai M. Marbre, et, quand il fut sur l’échelle, la conversation suivante eut lieu entre nous.

— Qu’y a-t-il de nouveau, mon cher Miles ? demanda-t-il.

— J’ai ordre de vous dire, monsieur Marbre, que les Indiens sont au nombre de cent huit ; on vient de me les faire compter tout exprès.

— Je voudrais qu’il y en eût mille ; car nous allons faire sauter le pont, et les envoyer tous en l’air. Croyez-vous qu’ils puissent comprendre ce que je dis, Miles ?

— Le Plongeur le peut, Monsieur, quand vous parlez lentement et clairement ; il ne comprend qu’à demi vos intentions actuelles, si j’en juge par sa mine.

— Le scélérat m’entend-il maintenant ? Est-il là, quelque part, près du dôme d’échelle ?

— Il y est maintenant, du côté de bâbord, appuyant un genou sur l’extrémité antérieure de la cage à poules.

— Miles ? me dit-il avec un accent d’hésitation.

— Je vous écoute, monsieur Marbre.

— Supposons un peu de plomb lancé par le dôme de l’échelle, que vous arriverait-il à vous ?

— Je m’en soucie fort peu, car je m’attends bien à être massacré ; mais il n’en résulterait aucun bien maintenant, et nous pourrions même nous en repentir. Je vais cependant, si vous le voulez, leur annoncer votre intention de les faire sauter ; cela pourra peut-être leur donner à penser.

Marbre y consentit, et je m’acquittai de la commission aussi bien que je le pus. Je fus obligé d’avoir recours en grande partie aux signes ; mais, à la fin, je réussis à me faire comprendre du Plongeur. Il fit connaître ce projet à l’Échalas ; le vieillard l’écouta avec beaucoup d’attention ; mais l’idée de sauter ne fit pas plus d’impression sur lui, que n’aurait pu en faire la nouvelle que le feu avait pris à sa cheminée, en supposant qu’il eût connu cette invention des peuples civilisés. Qu’il comprît parfaitement son ami, c’est ce dont je ne pouvais douter en voyant l’expression de sa physionomie d’orang-outang ; mais la crainte était une passion qui le troublait peu, et il faut l’avouer, un homme qui a passé sa vie dans une condition aussi misérable que celle où il se trouvait habituellement, n’a guère de motifs pour tenir beaucoup à l’existence. Et cependant le suicide est inconnu de ces misérables ! C’est une ressource réservée à ceux qui sont rassasiés de plaisirs ; il y a neuf épicuriens plongés dans l’abondance qui meurent de cette manière, pour un pauvre diable que la misère entraîne au désespoir.

Je fus étonné de l’expression que prit la figure de babouin de l’Échalas lorsqu’il entendit les paroles de son ami. L’incrédulité se peignait dans son regard, en même temps que tous ses traits semblaient exprimer l’indifférence.

Il était évident que la menace n’avait fait aucun effet, et je réussis à le faire savoir à Marbre, en employant des expressions que le Plongeur ne pouvait comprendre ; je n’obtins aucune réponse ; le silence de la mort régnait dans l’intérieur du navire, au lieu du bruit qu’on y entendait auparavant. L’Échalas parut frappé de ce changement, et je remarquai qu’il donnait des ordres à deux ou trois des sauvages les plus âgés, sans doute pour recommander un redoublement de vigilance. J’avoue que je me trouvais alors fort mal à l’aise, car l’attente est une compagnie peu agréable, dans une pareille position, surtout quand vient s’y joindre l’incertitude.

L’Échalas pensa alors qu’il était temps de commencer ses opérations, sans plus tarder, sous la direction du Plongeur. On jeta dans la chaloupe une certaine quantité de lignes, les drisses des bonnettes, et tous les autres cordages d’une certaine grandeur que l’on put trouver, et la chaloupe fut remorquée jusqu’à l’île au moyen de deux ou trois canots. Les Indiens opérèrent alors avec leur cordage ce que les marins appellent un « hale-à-terre, » en attachant un bout à un arbre, et laissant filer la ligne jusqu’à ce que la chaloupe fût de nouveau remorquée jusqu’au navire. Le calcul du Plongeur se trouva juste, la corde allait du navire à l’arbre.

Dès que cette opération fut accomplie, et elle le fut avec assez de promptitude, bien qu’avec quelque désordre, vingt à trente sauvages se mirent à serrer la remorque, jusqu’à ce qu’ils lui eussent donné toute la tension qu’elle était susceptible de recevoir ; ils s’arrêtèrent alors, et je les vis faire des recherches dans la cuisine, pour trouver la hache du cuisinier, ayant évidemment l’intention de couper les câbles. Je pensai qu’il y avait lieu de communiquer le fait à Marbre, et je résolus de le faire au péril de ma vie.

— Les Indiens ont attaché un cordage à l’île, et sont sur le point de couper les câbles, voulant sans doute touer le bâtiment sur la côte, à la même place où ils ont pris autrefois la Loutre de mer.

— Eh bien ! laissez-les faire, nous serons prêts à temps ; ce fut la seule réponse qui me fut faite.

Je n’ai jamais su à quoi attribuer l’apathie que montrèrent les sauvages en nous voyant communiquer ainsi : au désir que le fait fût connu de l’équipage enfermé, ou bien à l’indifférence ? Ils procédèrent, du reste, dans leurs mouvements avec autant de sang-froid que s’ils avaient été les seuls possesseurs de tout le bâtiment. Ils avaient six ou huit canots sur lesquels plusieurs d’entre eux se mirent à manœuvrer autour du navire avec autant de confiance que s’ils s’étaient trouvés dans un port ami. Ce qui me surprit ensuite le plus, c’était leur calme et leur soumission aux ordres qu’ils recevaient. À la fin, on trouva la hache dans le fond de la chaloupe, et Marbre apprit l’usage qu’on en fit immédiatement, par les coups violents qu’il entendit frapper sur les câbles.

— Miles, me dit le premier lieutenant, ces coups me vont au cœur. Les scélérats sont-ils réellement à l’œuvre ?

— L’ancre de bâbord est partie, Monsieur, et les coups que vous entendez maintenant portent sur le câble de tribord, qui est déjà en deux pièces. — C’est fini ; le navire ne tient plus que par la remorque.

— Y a-t-il du vent, mon garçon ?

— Pas un souffle dans la baie, bien que je voie un léger clapotement à la surface de l’eau.

— La marée monte-t-elle, ou descend-elle, Miles ?

— C’est la fin du jusant ; ils ne pourront jamais tirer le bâtiment sur le rocher où ils ont conduit la Loutre, tant que l’eau ne s’élève que de dix à onze pieds.

— Dieu soit béni ! j’avais peur qu’ils ne pussent coucher le bâtiment sur ce maudit lit.

— Cela a-t-il quelque importance pour nous, monsieur Marbre ? Quel espoir pouvons-nous avoir de lutter contre une pareille supériorité de nombre, et en de pareilles circonstances ?

— Cette supériorité m’inquiète peu, mon garçon ; mes hommes sont si étroitement serrés, qu’ils lécheraient la côte nord-ouest tout entière pour pouvoir seulement gagner le pont sans avoir leurs estains percés de part en part. Les circonstances, je l’avoue, doivent compter pour beaucoup.

— Le navire se dirige droit sur l’île ; je ne vois plus d’espoir pour nous, monsieur Marbre.

— Je vous le dis, Miles, il vaut bien la peine de courir quelque danger pour tenter de sauver l’équipage. Si je ne craignais pas pour vous, il y a une demi-heure que j’aurais joué un mauvais tour à cette canaille.

— Ne pensez pas à moi, Monsieur : c’est par ma faute que tout cela est arrivé, et je dois en souffrir. — Faites ce que vous commandent le devoir et la prudence.

J’attendis ensuite une minute, dans toutes les transes de l’incertitude, ignorant ce qui allait arriver, puis j’entendis un bruit qui me fit croire un moment qu’on essayait de faire sauter le pont. Mais les cris et les gémissements qui retentirent ensuite me firent connaître le véritable état des choses. Une décharge de mousqueterie avait eu lieu des fenêtres de la chambre, et tous ceux qui se trouvaient dans les deux canots qui passaient en ce moment, avaient été abattus sur place, comme de jeunes taureaux. Trois furent tués du coup, et les blessures des autres paraissaient devoir être mortelles. Ma vie eût été sacrifiée à l’instant même, sans l’intervention de l’Échalas, qui ordonna à mes agresseurs de se retirer, d’un ton d’autorité sévère qui produisit immédiatement son effet. Il était évident qu’un traitement tout particulier m’était réservé.

Tous ceux qui le pouvaient se précipitèrent alors dans les canots qui restaient et dans la yole du bâtiment, afin de recueillir les morts et les blessés, dès qu’on sut le malheur qui était arrivé. Je les observais de la balustrade, et je reconnus bientôt que Marbre en faisait autant des fenêtres de la chambre. Mais les sauvages se gardèrent de s’exposer à un feu qui leur avait été si fatal, et ils furent obligés d’attendre que le navire eût été assez de l’avant pour leur permettre de secourir leurs amis, sans mettre en péril leurs propres vies. Comme cette manœuvre demandait à la fois du temps et de l’espace, le bâtiment fut laissé sans un seul canot ou embarcation d’aucune sorte, et avec la moitié seulement de ses ennemis à bord. Ceux qui restaient, faute d’autre ennemi à attaquer, déchargèrent leur colère sur la Crisis, s’épuisant en efforts frénétiques pour appuyer sur la remorque. Mais le résultat de tout cela fut que, donnant en même temps beaucoup de marge au navire, ils finirent par rompre la corde.

J’étais appuyé sur la roue du gouvernail, ayant l’Échalas près de moi, quand cet accident arriva. Le mouvement de reflux était encore très-sensible, et le bâtiment entrait justement dans la passe étroite située entre l’île et la pointe qui terminait la baie, continuant naturellement à se diriger vers l’arbre auquel la remorque avait été attachée. Un mouvement plus instinctif que raisonné me détermina alors à faire éviter le navire avec la barre de manière à lui faire franchir directement le passage, au lieu de le laisser se briser contre les rochers. Je n’avais en agissant ainsi aucun espoir, ni aucun autre motif que la vive répugnance que j’éprouvais à voir couler à fond un aussi bon navire. Heureusement le Plongeur était dans un canot, et il n’était pas facile de suivre la Crisis, sous le feu des fenêtres de la chambre, lors même qu’il eût compris la position et qu’il se fût mis à sa poursuite. Mais, comme les autres sauvages des canots, il était occupé de ses amis blessés, qui furent tous transportés du côté de la crique. Je fus donc maître des mouvements du navire pendant cinq minutes ; pendant ce temps il avait franchi la passe, et il entrait en pleine mer.

La situation était nouvelle et jusqu’à un certain point embarrassante. J’avais une lueur d’espoir, mais c’était un espoir sans direction précise, et presque sans objet. Je pouvais reconnaître qu’aucun des sauvages à bord ne se rendait compte de la cause de notre mouvement, bien qu’ils pussent comprendre l’action de la marée. Il en résulta une panique, et près de la moitié de ceux qui étaient restés à bord sautèrent à la mer, et se mirent à nager dans la direction de l’île. J’espérai un moment que tous en feraient autant ; mais il en resta près de vingt-cinq, par nécessité plutôt que par choix, comme je le découvris ensuite, car ils ne savaient pas nager. De ce nombre était l’Échalas, qui probablement avait aussi en vue d’assurer sa conquête.

Je crus pouvoir saisir l’occasion ; j’allai au dôme de l’échelle, et j’étais sur le point d’ôter la barricade, pensant qu’on pourrait recouvrer le bâtiment à la faveur de la panique. Mais un regard sévère de l’Échalas, et un couteau qui brillait dans ses mains, m’avertirent qu’il fallait être plus circonspect. L’affaire n’était pas encore finie, et mon maître n’était pas homme à se laisser déconcerter aussi facilement que je l’avais imprudemment supposé. Sous une si pitoyable apparence, le drôle cachait un esprit qui le rendait capable de grandes choses, et qui, en d’autres circonstances, aurait pu en faire un héros. Il me donna l’utile leçon de ne point juger des hommes sur l’extérieur.