À bord et à terre/Chapitre 14

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À bord et à terre ou les Aventures de Miles Wallingford
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 22p. 175-187).


CHAPITRE XIV.


— Frère John Bates, n’est-ce pas le jour qui commence à poindre ? — Je le crois ; mais nous n’avons pas lieu de désirer de le voir paraître. — Nous voyons le commencement du jour ; mais je crois que nous n’en verrons pas la fin.
Henri V.


Le bâtiment se comporta bien. Dès que nous eûmes doublé la pointe de l’île, une brise du sud se fit sentir, et, en mettant un peu la barre au vent, je pus tenir le cap au large, et augmenter ainsi la distance entre nous et la baie. La direction de la marée fit plus encore que le vent, il est vrai ; mais les deux agissant de concert, nous éloignèrent de la côte, à raison d’environ deux nœuds par heure. Certes, c’était une marche bien lente, pour un bâtiment placé dans une pareille position, mais il faudrait quinze ou vingt minutes aux canots pour revenir de la crique et faire le tour de l’île par l’autre canal ; alors nous aurions près d’un demi-mille d’avance.

L’Échalas voyait évidemment que les choses n’allaient pas bien, quoiqu’il ne sût à quoi l’attribuer. Il était clair qu’il ne comprenait pas pourquoi le navire portait au large, car il n’avait aucune idée de la puissance du gouvernail. Notre barre agissait en bas, et il est possible que cette circonstance l’intriguât ; il y avait alors plus de petits bâtiments faisant mouvoir leur gouvernail sans l’aide de la roue qu’avec elle. À la fin, le mouvement du navire devint trop sensible pour admettre un plus long délai ; le sauvage s’approcha de moi, le couteau tiré, et d’un air qui annonçait que l’affection n’entrait pour rien dans la modération qu’il avait montrée auparavant. Après avoir brandi fièrement son arme à mes yeux, et l’avoir appuyée deux ou trois fois sur ma poitrine d’une manière très-significative, il me fit signe de virer de bord et de rentrer dans le port. Je pensai que mon dernier moment était venu ; mais, par un mouvement assez naturel, je lui montrai les mâts dégarnis, pour lui faire comprendre que le navire n’était pas dans son état ordinaire. Je crois que je fus entendu, quant à cette partie de mes excuses ; il était trop évident que nos mâts et nos vergues n’étaient pas à leurs places habituelles, pour que le fait échappât à l’attention même d’un sauvage. Cependant l’Échalas vit que quelques-unes des voiles étaient enverguées, et il me les montra en grommelant des menaces si je refusais de les établir. La brigantine se trouvant près de lui, il la saisit et m’ordonna de la déployer sur-le-champ.

Il est à peine nécessaire de dire que j’obéis à cet ordre avec une joie secrète. Larguant les cargues, je mis l’écoute dans les mains d’une douzaine de sauvages, et nous nous mîmes à haler tous ensemble. En une minute, la voile était tendue ; je les conduisis ensuite sur l’avant, et nous en fîmes autant pour le petit foc et la grande voile d’étai. Nous y ajoutâmes le foc d’artimon, le seul autre morceau de toile que nous pussions montrer jusqu’à ce que nos mâts fussent mis en clef. Cependant, l’effet de ces quatre voiles suffit pour accélérer d’un nœud la marche du bâtiment, et l’amener vite au point où il pouvait sentir toute la force de la brise qui soufflait du sud-est. Lorsque les quatre voiles furent en place, nous étions à un bon quart de mille de l’île, et en position de recevoir le vent sans obstacle.

L’Échalas tenait toujours sur moi son œil de faucon. Comme j’avais obéi à ses ordres en mettant les voiles, il ne pouvait se plaindre ; mais le résultat ne répondait nullement à son attente. Il voyait que nous continuions à nous avancer dans la mauvaise direction, et jusques alors aucun canot ne se montrait. Quant à ces derniers, maintenant que le navire prenait de l’aire, je n’étais pas sans espérance de pouvoir les tenir exposés au feu des fenêtres de la chambre, et de leur échapper en m’éloignant de la terre à une distance qu’ils ne pourraient franchir. Cependant je savais que le Plongeur était un drôle plein d’audace, qu’il entendait quelque chose aux bâtiments, et je résolus de recommander à Marbre de ne point le manquer, s’il venait à se trouver à portée de son mousquet.

Pendant ce temps les alarmes et l’impatience de l’Échalas et de ses compagnons augmentaient sensiblement. Cinq minutes étaient un siècle dans la position où nous étions, et je vis qu’il serait bientôt nécessaire d’adopter quelque nouvel expédient, si je ne voulais pas être victime du ressentiment de ces sauvages. Rien n’aiguise l’esprit comme la nécessité, et il me vint une idée qui me parut assez ingénieuse. Quoi qu’il en soit, je dus la vie à la conviction où étaient les sauvages qu’ils ne pouvaient se passer de moi.

L’Échalas, avec trois ou quatre des plus farouches de ses compagnons, avait recommencé à me menacer avec son couteau, me faisant signe en même temps de tourner le cap du navire vers la terre. Je demandai un peu de place, et je traçai alors un long cercle sur le pont, en montrant les quatre voiles que nous avions établies, de manière à leur dire qu’avec cette voilure, il fallait aller à une grande distance pour pouvoir virer. Quand j’eus réussi à leur communiquer cette idée, j’entrepris sur-le-champ de leur faire entendre qu’en guindant les mâts de hune, et en faisant plus de voile, nous pourrions revenir immédiatement sur nos pas. Les sauvages me comprirent, et l’explication leur paraissant raisonnable, ils se retirèrent à l’écart pour se consulter. Comme le temps pressait, l’Échalas revint presque aussitôt en me faisant signe de leur montrer comment il fallait s’y prendre pour mettre dehors le reste des voiles. On juge bien que je ne me fis pas prier pour le leur apprendre.

En quelques minutes un palan d’amure avait été dressé, et un groupe de sauvages se cramponnait après la guinderesse. Comme tout était prêt, nous n’eûmes qu’à haler jusqu’au moment où, jugeant à l’œil que le mât était à la hauteur convenable, je grimpai aux agrès, et mis la clef en place. Débarrassé du mât de hune, sans toucher à rien de ses agrès, je descendis sur la vergue de misaine et détachai la voile. Cela paraissait si bien en harmonie avec le reste, que les sauvages poussèrent des cris de joie ; et lorsque je reparus sur le pont, ils m’auraient volontiers porté en triomphe. L’Échalas lui-même en fut complètement dupe, et quand je mis les autres à l’œuvre au garant de drisse pour hisser la vergue, il se montra le plus actif. La vergue fut bientôt en place, et je montai pour l’assujettir, touchant d’abord les bras de manière à remplir la voile.

Le lecteur peut être convaincu que je ne me pressai pas, maintenant que les choses étaient en si bon train. Je pouvais remarquer que mon pouvoir et mon importance augmentaient à mesure que nous nous écartions de la terre. Le bâtiment allait tout seul sous une pareille voilure, la barre un peu au vent ; je n’avais donc pas d’effort extraordinaire à faire, et je résolus de rester en haut le plus longtemps possible. La vergue fut bientôt assujettie, et alors je montai dans la hune et je commençai à rider les agrès du vent. Tout cela ne fut fait qu’imparfaitement, mais c’était assez pour le temps qu’il faisait.

De la hune j’avais une vue étendue sur la mer et sur la côte. Nous étions alors d’un grand mille en mer, et quoique le flot ne nous fût plus utile, nous filions à raison de deux nœuds. Au moment où je venais d’attacher la dernière ride, les canots commencèrent à paraître, doublant la pointe de l’île par le passage le plus éloigné, et promettant de nous atteindre dans l’espace de vingt minutes. Il fallait prendre un parti, et je me décidai à hisser le grand foc. Je descendis donc sur le pont.

Maintenant que j’avais la confiance des sauvages, qui étaient convaincus que leur retour dépendait de moi, je n’eus pas de peine à les mettre à l’ouvrage. J’ai rarement été plus heureux qu’au moment où je vis cette grande surface de toile ouverte à l’air. Les rabans furent halés et amarrés le plus vite possible, et je reconnus que je ne pouvais faire davantage avant l’arrivée des canots. Je désirais me mettre en rapport avec Marbre. En passant sur l’arrière pour en chercher le moyen, je m’arrêtai un moment pour observer les canots. L’Échalas, pendant ce temps, manifestait son impatience que le bâtiment ne virât pas. J’aurais été massacré vingt fois, si les sauvages avaient su comment s’y prendre pour gouverner eux-mêmes le navire. Mais ils avaient besoin de moi ; je le sentais comme eux, et mon audace s’en accrut.

Je pris une longue-vue pour regarder les canots. Ils étaient à un demi-mille de distance, avaient cessé de se servir de leurs pagaies, et étaient serrés les uns contre les autres, comme si on tenait conseil. Je pensai que l’aspect du bâtiment sous voiles les avait alarmés, et qu’ils commençaient à croire que nous étions redevenus maîtres du navire, et qu’il ne serait pas prudent de s’approcher trop. Si je pouvais les confirmer dans cette opinion, c’était un grand point de gagné. Sous prétexte de faire plus de voile, pour faire tourner le bâtiment sur lui-même, opération dont je m’évertuai à expliquer à force de signes à l’Échalas toute la difficulté, je plaçai les sauvages à la guinderesse du grand mât de hune, en leur disant de haler de toutes leurs forces. Il y avait de quoi les tenir occupés, et, ce qui était plus important, ils avaient tous les yeux tournés vers l’avant, tandis que je feignais d’être occupé sur l’arrière. En même temps j’avais donné un cigare à l’Échalas pour le mettre en humeur, et j’avais pris aussi la liberté d’en allumer un pour moi.

Nos canons avaient tous été amorcés et pointés, et on avait ôté les tapes la nuit précédente, pour être prêts à repousser toute attaque. Je n’eus qu’à retirer la platine du canon de l’arrière, et il était prêt à tirer. Je mis aussitôt la barre au vent de manière à ce que la bordée enfilât les canots. J’appliquai alors le cigare à l’amorce, et m’élançant au gouvernail, je mis la barre dessous. L’explosion fut suivie de cris horribles des sauvages, qui sautèrent sur les porte-haubans, prêts à se précipiter dans la mer, tandis que l’Échalas accourait sur moi, le couteau à la main. Je crus encore une fois que mon heure était venue, mais m’apercevant que le navire lofait rapidement, je fis signes sur signes pour attirer l’attention de mon ennemi sur ce fait important. Le bâtiment venait au vent, et l’Échalas fut aisément amené à croire que c’était la manière de virer de bord. Il courut aussitôt rejoindre ses compagnons, leur montrant d’un air de triomphe le navire qui lofait encore, et je suis sûr qu’il croyait que le canon avait produit ces changements apparents. Quant aux canots, la mitraille avait sifflé si près de leurs oreilles qu’ils commencèrent à s’éloigner, dans la conviction que nous étions rentrés en possession du bâtiment, et que nous leur avions envoyé cet avertissement pour les tenir à l’écart.

Jusque-là j’avais réussi au-delà de toute attente ; et je commençais à me livrer à l’espoir, non-seulement de sauver ma vie, mais de redevenir maître du navire. Si je pouvais réussir à perdre de vue la terre, mes services deviendraient indispensables et le succès serait certain. La côte était très-basse, et six à huit heures de route suffiraient, pourvu que le cap fût au large. En outre le vent fraîchissait, et je jugeai que la Crisis marchait déjà à raison de quatre nœuds. Encore vingt milles, et toute la côte serait sous l’eau. Mais il était temps de dire quelque chose à Marbre. Dans la vue d’endormir la défiance, j’appelai l’Échalas auprès de l’échelle de l’arrière, afin qu’il pût entendre ce qui allait se dire, quoique je susse très-bien que, depuis que le Plongeur n’était plus à bord, pas une âme ne restait parmi les sauvages, qui pût entendre un mot d’anglais, ou qui comprit rien aux manœuvres. Au son de ma voix, le lieutenant vint à la porte.

— Eh bien ! Miles, qu’est-ce ? demanda-t-il, pourquoi ce coup de canon, et qui l’a tiré ?

— Tout va bien, monsieur Marbre, c’est moi qui l’ai tiré pour éloigner les canots, et il a produit l’effet désiré.

— Oui, j’avais la tête hors de la fenêtre dans ce moment, car je pensais que le bâtiment virait vent arrière, et qu’en désespoir de cause nous retournions dans le port. Mais comment diable, mon garçon, nous sommes à plus d’une demi-lieue de la terre ! L’Échalas le souffrira-t-il encore longtemps ?

J’appris alors à Marbre où nous en étions sur le pont, la voilure que nous avions, le nombre de sauvages qui étaient à bord, et leurs idées sur la manière de faire tourner le bâtiment. Il n’est pas facile de dire qui écoutait avec le plus d’attention, de Marbre ou de l’Échalas. Celui-ci me faisait continuellement signe de tourner le bâtiment vers la côte, car alors nous avions de nouveau le vent par le travers, et nous gouvernions en droite ligne. Il était nécessaire, pour plus d’une raison, de chercher un remède immédiat au danger qui allait m’assaillir de nouveau. Non-seulement il fallait apaiser l’Échalas et ses compagnons, mais le navire, en gagnant au large, commençait à sentir les lames de fond, et la mâture n’était rien moins que solide. Le grand mât de hune n’était guindé qu’à moitié, et il commençait à se balancer dans le chouquet d’une manière que je n’aimais pas. Il est vrai qu’il n’y avait pas encore grand danger, mais le vent s’élevait, et ce qui était à faire devait être fait sur-le-champ. Cependant je ne fus pas fâché de remarquer que cinq ou six sauvages, et l’Échalas était du nombre, commençaient à ressentir les atteintes du mal de mer. J’aurais donné Clawbonny dans ce moment pour une mer courte qui les aurait tous secoués d’importance.

Je m’efforçai alors de faire comprendre à l’Échalas la nécessité d’avoir de l’aide d’en bas, tant pour faire tourner le bâtiment, que pour mettre en place les mâts et les vergues. Le vieux coquin branla la tête, et prit un air grave. Je vis qu’il n’était pas encore assez malade pour ne plus tenir à la vie. Cependant, après quelque temps, il prononça les noms de Neb et d’Yo, les deux nègres ayant attiré l’attention des sauvages ; le cuisinier était le second. Je compris qu’il souffrirait qu’ils vinssent me prêter secours, pourvu qu’il fût certain de n’en avoir rien à craindre. Désarmés, que pouvaient-ils faire contre vingt-cinq hommes qui avaient des armes ? Il s’imaginait aussi sans doute qu’au besoin les nègres seraient pour lui des alliés plutôt que des ennemis. Pour ce qui était de Neb, il faisait une cruelle méprise ; et Joé lui-même, — ou Yo, comme il l’appelait, — avait l’honneur du pavillon américain tout aussi à cœur que le matelot à la peau la plus blanche des États-Unis. En général la fidélité des nègres est à l’épreuve.

J’expliquai à l’Échalas le moyen de faire monter les deux noirs, sans que personne pût les accompagner. Lorsqu’il l’eut compris, il l’approuva, et je donnai à Marbre les instructions nécessaires. On laissa glisser une corde, par-dessus le canot de l’arrière, jusqu’à la fenêtre de la chambre, et Neb en passa le bout autour de son corps ; puis il fut halé jusqu’au plat-bord du canot par les sauvages. Le même procédé fut employé à l’égard de Joé. Avant de laisser les nègres grimper aux agrès, l’Échalas leur fit une courte harangue, accompagnée de gestes significatifs pour leur intimer ce qui les attendait s’ils se conduisaient mal ; après quoi je les envoyai à la grande hune, et ils y montèrent avec empressement.

Avec ce renfort, le grand mât de hune fut guindé en quelques minutes. Neb reçut l’ordre ensuite de placer le gréement, et de parer la vergue, pour qu’elle pût être mise en place. Une heure se passa en travaux actifs, au bout de laquelle tout était en place sur le grand mât, depuis la tête du mât de hune jusqu’au pont. Le mât de perroquet était élongé sur les passe-avants, et on ne pouvait songer à en rien faire. Je leur criai de détacher les deux voiles. Les sauvages poussèrent un cri de joie quand ils virent le vent dans le hunier. J’ajoutai la grande voile, et alors le navire porta au large avec une vitesse toute nouvelle. Je ne pouvais plus quitter le gouvernail, dont l’Échalas commençait à soupçonner l’usage. En ce moment, nous étions à plus de deux lieues de l’Île, et les objets n’apparaissaient plus que confusément sur la côte. Quant aux canots, il n’en était plus question ; nous n’avions plus de chasse à craindre de leur part. Le danger n’était pas là.

L’Échalas revint à la charge pour me faire virer de bord. L’éloignement de la terre l’inquiétait de plus en plus, et le mal de mer avait déjà étendu quatre Indiens sur le pont. Je voyais qu’il était lui-même mal à son aise ; mais son courage et le danger qu’il courait le faisaient se tenir sur le qui-vive. Il était nécessaire de paraître faire quelque chose ; j’envoyai les nègres dans la hune de misaine pour mettre en place la vergue du petit hunier et établir la voile. Cela occupa encore une heure, et alors la terre avait complètement disparu. Dès que le perroquet de fougue fut établi, je brassai très en pointe, et je vins au plus près du vent. Nos Indiens n’y purent résister ; il y avait alors une brise de sept nœuds et une grosse mer de l’avant. Ils tombèrent l’un après l’autre comme des fleurs qui penchent la tête sous un soleil brûlant. Le vieux sauvage sentit que ses forces s’en allaient grand train, il vint à moi pour en finir, et je vis qu’il fallait cette fois lui donner satisfaction. Avec l’aide des sauvages, je carguai la grande voile, et mis le bâtiment dans le lit du vent. Nous virâmes mieux que je ne l’aurais cru possible, et quand les Indiens virent que nous gouvernions enfin dans la direction de la terre, leurs transports n’eurent pas de bornes. Leur chef m’aurait presque embrassé ; mais je sus me soustraire à l’accolade. J’étais sans crainte sur les conséquences ; nous étions trop loin pour avoir à redouter les canots, et de toute manière il me serait facile de les éviter avec une pareille brise.

L’Échalas et ses compagnons furent moins sur leurs gardes, dès qu’ils s’aperçurent que le bâtiment suivait la direction convenable. Croyant le danger passé, ils résistèrent moins à leurs souffrances physiques. J’appelai Neb au gouvernail, et me penchant par-dessus le couronnement, je réussis à attirer Marbre à la fenêtre, sans alarmer l’Échalas. Je dis alors au lieutenant de rassembler tout son monde sur le gaillard d’avant ; j’avais observé que les Indiens évitaient cette partie du bâtiment, à cause de la manière dont il s’enfonçait parfois dans la mer. Dès que mon plan fut bien compris, je me dirigeai vers l’avant, tout en regardant les voiles, et en touchant de temps en temps un cordage pour donner le change. Le sauvage qui était placé à l’échelle de l’avant souffrait horriblement, et, la figure renversée, il payait son tribut à la mer. Les panneaux étaient solides ; ils n’étaient fermés que par une barre de fer et un crochet. Je laissai glisser ma main, je levai le crochet, et tout l’équipage se précipita sur le pont, Marbre en tête.

Ce n’était pas le moment des explications. Je vis du premier coup d’œil que mes compagnons étaient tout autrement animés que moi. J’avais été pendant des heures entières avec les sauvages, j’avais obtenu jusqu’à un certain point leur confiance, et je me sentais disposé à les traiter avec cette douceur qu’ils me semblaient avoir montrée à mon égard. Mais Marbre et le reste de l’équipage s’étaient monté la tête pendant leur séquestration ; ils avaient été jusqu’à jurer de se faire sauter tous, plutôt que de laisser le bâtiment au pouvoir des sauvages. Et puis le pauvre capitaine Williams était fort aimé sur le gaillard d’avant, et sa mort restait à venger. J’aurais voulu dire un mot en leur faveur, mais aux éclairs qui sortaient de tous les yeux, je vis que ce serait peine perdue. Je me jetai donc sur le sauvage qui avait été placé en sentinelle près de l’échelle, pour l’empêcher d’intervenir. Cet homme avait à la main les pistolets qu’on m’avait pris, et il faisait mine de vouloir s’en servir. Je ne lui en laissai pas le temps ; je le saisis à bras-le-corps, et nous roulâmes ensemble sur le pont.

Pendant cette lutte, j’entendais les acclamations des matelots, et Marbre qui criait de toutes ses forces : Vengeons notre capitaine ! Je fus bientôt complètement maître de mon homme, et je le garrottai avec un bout de cordage que je trouvai sous ma main. J’avais entendu plonger à plusieurs reprises dans l’eau, et des coups appliqués avec furie retentissaient de tous côtés à mes oreilles. Je ramassai les pistolets et je me dirigeai vers l’arrière. Je n’y étais pas arrivé que déjà nous étions maîtres du bâtiment ; près de la moitié des Indiens s’étaient jetés dans la mer, les autres avaient été assommés comme des bœufs. Les morts allèrent rejoindre les vivants au fond de l’eau. L’Échalas restait seul au moment dont j’ai parlé.

Le chef des sauvages examinait les mouvements de Neb, à l’instant où les cris furent poussés ; et le nègre, abandonnant le gouvernail, jeta les bras autour du vieillard, et l’y tint serré comme dans un étau ; ce fut dans cette situation qu’il fut trouvé par Marbre et par moi qui approchions au même instant, chacun du côté opposé du gaillard d’arrière.

— À la mer, le misérable ! s’écria le lieutenant en fureur, à la mer, Neb, comme une mauvaise charogne !

— Arrêtez ! m’écriai-je ; épargnez le vieux drôle, monsieur Marbre ; il m’a épargné moi-même.

Un mot de moi, dans un moment quelconque, l’aurait toujours emporté, auprès de Neb, sur un ordre même du capitaine ; autrement l’Échalas était jeté par-dessus le bord, comme une botte de paille. Marbre avait pour les souffrances corporelles cette indifférence qu’engendre l’habitude ; excité, il était dangereux ; mais il n’était pas cruel, et il avait du cœur. Dans la courte lutte qui avait eu lieu, il avait jeté sa pique pour lutter corps à corps avec un Indien, puis il l’avait enlevé de terre et sans cérémonie l’avait jeté par un sabord avant que le pauvre diable eût eu le temps de se reconnaître ; mais il dédaigna de frapper l’Échalas, quand il avait tout l’avantage sur lui, et il alla se mettre au gouvernail en disant à Neb de s’assurer du prisonnier. Charmé d’avoir sauvé au moins une victime au milieu d’une scène aussi horrible, je courus à l’avant pour prendre mon prisonnier et le faire conduire avec l’autre à fond de cale, mais il était trop tard ; un des matelots avait déjà fait passer par un sabord la tête et les épaules du malheureux, et j’arrivai à peine à temps pour voir ses pieds disparaître.

Aucune acclamation ne suivit notre succès. Quand tout fut fini, les vainqueurs restèrent à se regarder l’un l’autre en silence, comme des gens qui sentaient que ce n’était pas ainsi qu’ils auraient voulu rentrer en possession de leur bâtiment. Quant à moi, je m’élançai sur la lisse de couronnement pour regarder dans les eaux du navire. Quel pénible spectacle ! pendant la minute ou deux qu’avait duré le combat, la Crisis avait poursuivi tranquillement sa route, comme la terre qui se meut dans son orbite sans s’inquiéter des luttes des nations qui s’entre-déchirent sur son sein. Je pouvais distinguer des têtes et des bras surnageant à une distance de cent brasses ; c’étaient des efforts surnaturels pour chercher à se sauver. Marbre, l’Échalas et Neb regardaient tous trois dans la même direction à ce moment. Cédant à une impulsion que je ne pouvais maîtriser, je me hasardai à dire que nous pourrions encore mettre en panne et recueillir quelques-uns de ces misérables.

— Qu’ils se noient et aillent au diable ! fut la réponse courte mais expressive du lieutenant.

— Non, non, maître Miles ! se permit d’ajouter Neb en secouant la tête, indulgence être perdue ; rien de bon à attendre de l’Indien ; si vous pas noyer lui, lui à coup sûr noyer vous !

Je vis que les remontrances étaient inutiles, et bientôt un point noir disparut l’un après l’autre, à mesure que les victimes s’enfonçaient dans l’Océan. Quant à l’Échalas, son œil était attaché sur ses malheureux compagnons, dans leur lutte désespérée contre la mort, et il était facile de voir que la nature exerce ses droits dans toutes les positions de la vie. Peut-être avait-il des parents, peut-être des fils parmi les victimes ; en ce cas, son empire sur lui-même était admirable, car, quoique je ne pusse me méprendre sur l’intensité des sentiments qu’il éprouvait, pas un signe de faiblesse ne lui échappa. Lorsque la dernière tête disparut, un léger frisson agita son être ; puis, tournant la tête du côté des lisses d’appui, il resta longtemps immobile comme un des pins de ses forêts. Je demandai à Marbre la permission de délier les bras du vieillard ; il me l’accorda, mais non sans murmurer quelques malédictions contre lui et contre tous ceux qui avaient pris part aux derniers événements.

Il y avait trop à faire à bord, pour pouvoir se livrer longtemps à des mouvements de pure sensibilité. La mâture, le gréement réclamaient tous nos soins, pendant qu’il fallait laver le sang qui couvrait les ponts. Tous les ris furent pris aux huniers, les basses voiles carguées, le foc et la brigantine serrés, et le navire mit en panne. Il ne restait plus que deux heures de jour, quand M. Marbre eut tout disposé à son idée. Nous avions mis en croix les vergues de perroquet, et serré tout ce qui pouvait donner prise au vent. La chaloupe était à la traîne derrière le bâtiment ; nous étions alors à un mille du passage conduisant au sud vers la baie, et nous gouvernions de ce côté par un vent semblable à celui que nous avions eu depuis une heure après le lever du soleil, quoiqu’il tombât un peu. Nos canons étaient démarrés, et tout le monde à son poste. Je ne savais pas moi-même ce que le nouveau capitaine se proposait de faire ; car il avait donné ses ordres du ton d’un homme dont l’opinion est trop invariablement arrêtée pour admettre aucune observation. La batterie de bâbord était toute prête. Lorsque le bâtiment rasa l’île en entrant dans la baie, toute la bordée fut tirée sur la côte au milieu des arbres et des broussailles. Nous entendîmes quelques cris en réponse, ce qui nous convainquit que la mitraille avait porté, et que Marbre avait calculé avec précision la position d’une partie au moins de ses ennemis.

Quand le bâtiment entra dans la petite baie, ce fut d’un mouvement lent et régulier, la brise étant amortie en grande partie par les bois. Le grand hunier fut mis sur le mât, et je reçus ordre de passer dans la chaloupe avec son équipage armé ; un pierrier y avait été placé, et je me dirigeai vers la baie, pour reconnaître s’il y avait quelques traces des sauvages. En y entrant, le pierrier fut tiré, conformément à mes instructions, et j’acquis bientôt la preuve que nous troublions un bivouac. Il fut chargé de nouveau, et les décharges se succédèrent, appuyées par un feu de mousqueterie assez bien nourri, toujours dirigé sur les broussailles, jusqu’à ce que nous fussions à peu près certains d’avoir balayé la côte. À l’endroit du bivouac, je trouvai les canots et notre yole, et, ce qui était une petite compensation à ce qui était arrivé, un tas de six cents peaux pour le moins, qui avaient été sans doute apportées pour trafiquer avec nous, et nous donner le change jusqu’à ce que le moment parût favorable pour l’exécution du complot. Je ne me fis aucun scrupule de confisquer ces peaux, qui furent transportées à bord du navire.

J’allai ensuite dans l’île, où je trouvai un homme étendu mort, et la preuve qu’une troupe nombreuse l’avait quittée dès qu’ils avaient essuyé notre feu. Sans doute ils n’étaient pas loin, mais il était trop tard pour les poursuivre. À mon retour, je rencontrai le bâtiment qui sortait de la baie, le capitaine n’osant rester une nuit de plus dans l’intérieur. Le vent mollissait, et, comme le flot porte avec une grande force dans les hautes latitudes, nous fûmes charmés de profiter de ce qui restait de jour pour nous remettre au large. La capture des peaux adoucit sensiblement le nouveau capitaine, qui déclara que, dès qu’il aurait pendu l’Échalas en face de son île, il commencerait à reprendre son assiette ordinaire.

Nous passâmes la nuit sous nos huniers, courant des bordées par une brise stable, mais légère, du sud. Le lendemain matin, le service du bâtiment se fit comme à l’ordinaire, et après le déjeuner nous rentrâmes dans la baie. Lorsque nous fûmes devant l’île, Marbre nous ordonna de passer un cartahu au bout de la vergue de misaine.

J’étais sur le pont, au moment où ce commandement fut donné tout à coup ; j’aurais voulu faire quelques représentations, car j’avais des idées assez justes sur la légalité et sur le droit des gens. Cependant je n’aimais pas à prendre la parole, car le capitaine Marbre avait pris un ton qui annonçait qu’il n’entendait pas plaisanter. Le cartahu fut bientôt placé, et les matelots attendirent en silence de nouveaux ordres.

— Saisissez ce gueux de meurtrier, attachez-lui les bras derrière le dos, placez-le sur le troisième canon, et attendez ensuite, ajouta-t-il d’un ton ferme.

Personne n’osa hésiter, quoique je visse sur une ou deux figures que cette besogne n’était pas de leur goût.

— Assurément, n’aventurai-je à dire à voix basse, vous ne parlez pas sérieusement, monsieur Marbre !

— Dites capitaine Marbre, s’il vous plaît, monsieur Wallingford ; je suis maintenant maître de ce navire, et vous en êtes le premier lieutenant. Je me propose de pendre votre ami l’Échalas, pour qu’il serve d’exemple au reste de la côte ; ces bois sont pleins d’yeux dans ce moment, et le spectacle qu’ils verront tout à l’heure produira plus d’effet que quarante missionnaires et soixante-dix ans de prédication. Matelots, placez le drôle debout sur le canon, comme je vous l’ai ordonné ; voilà la manière de généraliser avec un Indien.

L’instant d’après, le malheureux était dans la position indiquée, regardant autour de lui avec une expression qui indiquait le sentiment du danger, bien qu’il ne pût comprendre exactement le genre de supplice qui l’attendait. J’allai auprès de lui, et lui pressai la main, en lui montrant le ciel, pour lui faire sentir qu’il ne devait plus mettre sa confiance que dans le Grand-Esprit. L’Indien me comprit ; car, à partir de ce moment, il eut un maintien calme et assuré, comme quelqu’un qui est résigné à son sort. Il est probable que, dans ses idées, il ne trouvait rien d’étonnant à la manière dont on agissait envers lui ; car il avait sans doute sacrifié bien des prisonniers dans des circonstances qui justifiaient moins un pareil acte.

— Que deux des nègres lui passent l’extrémité du cartahu autour du cou, dit Marbre, trop élevé en dignité pour le faire lui-même, et répugnant à en charger un des matelots ; car, à leurs yeux, c’est une sorte de flétrissure dont il est difficile de se relever.

Je m’aperçus que, dans ce moment, l’Échalas regardait en haut, comme s’il pressentait le genre de mort qui lui était réservé. Cet amour de la vie, si profondément gravé en lui, projeta une ombre épaisse sur une figure déjà si basanée et si labourée par la souffrance et par les intempéries de l’air. Il regarda fixement Marbre, dont la voix dirigeait cette lugubre opération. Marbre vit ce regard, et je crus un moment qu’il allait surseoir à l’exécution, et lâcher ce misérable ; mais il s’était persuadé qu’il accomplissait un grand acte de justice maritime, et il ne s’apercevait pas lui-même combien il était influencé par un sentiment voisin de la vengeance.

— Enlevez ! s’écria-t-il ; et l’instant d’après l’Échalas était suspendu au bout de la vergue.

Un soliveau n’eût pas été dans une immobilité plus complète que le corps de ce sauvage, après un mouvement de frisson que lui arracha la souffrance. Un quart d’heure après, un nègre grimpa au mât, coupa le cartahu, et le corps tomba et disparut au fond de l’eau.

Plus tard, les détails de cette affaire parurent dans les journaux des États-Unis. Quelques moralistes exprimèrent quelques doutes sur la légalité et la nécessité d’une pareille exécution, prétendant que, violer ainsi les lois et les principes, c’était faire plus de tort que de bien à la cause sacrée de la justice ; mais l’intérêt du commerce, la sûreté des bâtiments, quand ils étaient éloignés de leur patrie, étaient des motifs trop puissants pour être détruits par les simples et paisibles remontrances de la raison ; et ce fut en vain qu’on voulut opposer à ce besoin de garanties, créé par l’amour de l’or, les abus auxquels de pareils actes donnaient lieu, quand l’une des parties se constituait elle-même juge et bourreau. Je crois que Marbre eût voulu pouvoir revenir sur sa décision, quand il était trop tard. C’est qu’on voudrait inutilement étouffer le cri de cette conscience que Dieu a placée dans nos cœurs, en y substituant l’approbation égoïste et déplorable de ceux qui n’ont, pour apprécier le bien et le mal, d’autre règle que leur intérêt.