À bord et à terre/Chapitre 16

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À bord et à terre ou les Aventures de Miles Wallingford
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 22p. 200-213).


CHAPITRE XVI.


L’air frais du matin agite tes cheveux ; les vagues dansent gaiement sous ses yeux ; l’oiseau de mer appelle, tourne et rase l’eau ; l’aurore se lève radieuse ; mais il n’entend pas ces chants joyeux ; il ne voit pas les vagues, il ne sent pas la brise.
Danx.


La réalité est parfois plus étrange que la fiction. C’est ce que démontreraient encore, s’il en était besoin, les circonstances qui nous firent tomber au pouvoir de nos ennemis. La Pauline était un bâtiment de six cents tonneaux, qui portait des lettres de marque du gouvernement français ; elle avait appareillé de France quelques semaines après notre départ de Londres, pour une destination à peu près semblable à la nôtre, quoique ce ne fussent ni les peaux de loutre de mer ni le bois de sandal ni les perles qui fussent les objets de commerce qu’elle eût en vue. Elle avait d’abord été aux îles françaises à la hauteur de Madagascar, où elle avait laissé une partie de sa cargaison, et pris en retour quelques objets de valeur. Elle s’était rendue de là aux îles Philippines, suivant à la piste des bâtiments de commerce anglais et américains, en capturant deux des premiers, et les coulant bas après avoir pris dans leurs cargaisons ce qui était à sa convenance. De Manille, la Pauline gouverna vers la côte de l’Amérique du Sud, comptant laisser dans cette partie du monde, en échange de bon métal, certains articles apportés de France, d’autres achetés à Bourbon, à l’Île de France, aux Philippines, et diverses caisses et ballots trouvés dans les cales de ses prises. Pour effectuer tout cela, M. Le Compte, son commandant, comptait d’abord sur la vitesse remarquable de son bâtiment, ensuite sur son audace et sa dextérité peu commune, et enfin sur le penchant bien connu des Américains du Sud pour la contrebande. Les doublons et les dollars ne prenant que peu de place, il réservait la plus grande partie de l’intérieur de son navire, après son trafic sur l’Océan, pour la récolte qu’il pourrait faire à bord des six ou huit prises sur lesquelles il comptait, — et il se trompait rarement dans son calcul, — après être passé à l’est du cap Horn. Toutes ces espérances avaient été réalisées jusqu’à une époque de trois mois, jour pour jour, avant notre arrivée dans cette malheureuse île.

Dans la nuit du jour en question, la Pauline, sans soupçonner en aucune manière le voisinage du moindre danger, courant au plus près avec un peu de largue dans ses voiles, sans beaucoup de mer, était venue donner contre une autre partie du récif même qui avait failli nous être si fatal. C’étaient des rocs de corail, et il n’y avait pas deux heures qu’elle était échouée que déjà ils se montraient à travers sa cale. Les sucres qui avaient été pris pour lest à l’île de France furent bientôt d’une valeur plus que douteuse ; mais le temps continuant à être favorable, le capitaine Le Compte parvint, à l’aide de ses canots, à transporter dans l’île tous les autres objets de prix, et il se mit à dépecer le bâtiment, afin de construire avec les matériaux une embarcation qui pût le conduire, lui et son équipage, sur quelque terre civilisée. Comme il avait beaucoup d’outils, et près de soixante hommes, l’ouvrage marcha vite, et un schooner d’environ quatre-vingt-dix tonneaux était assez avancé pour qu’on pût fixer le jour où il pourrait être lancé à la mer. Tel était l’état des choses quand, une belle nuit, nous arrivâmes de la manière que j’ai racontée. Les Français faisaient bonne garde, et nous n’étions encore qu’un point imperceptible à l’horizon, qu’ils nous avaient déjà vus, tandis que les arbres rabougris de l’île avaient échappé à notre vigilance. À l’aide d’une longue-vue de nuit, tous nos mouvements furent observés, et on fut au moment d’envoyer un canot pour nous avertir du danger que nous courions ; mais le capitaine Le Compte réfléchit qu’il y avait vingt à parier contre un que nous étions des ennemis, et il préféra rester caché pour attendre le résultat. Dès que nous eûmes jeté l’ancre dans le bassin, et que le silence régna à bord, il arma son canot et vint, avec des avirons garnis aux dames de manière à éviter tout bruit, pousser une reconnaissance jusque sous nos bossoirs. Voyant que tout était calme, il se hasarda sur les porte-haubans, puis enfin sur le pont, suivi de trois de ses hommes ; il y trouva Harris qui ronflait le dos appuyé contre un affût de canon, et s’assura aussitôt de sa personne. Il ne restait plus qu’à fermer le dôme de l’échelle et les portes des chambres, pour que nous fussions tous prisonniers en bas. L’embarcation alla chercher du renfort, et pendant que nous dormions paisiblement, le navire avait changé de maîtres.

J’appris la plus grande partie de ces détails dans des conversations subséquentes avec les Français. Mes yeux me firent aussi pénétrer bien des secrets. Quand le jour parut, je reconnus que l’île était telle que je me l’étais figurée ; seulement elle était moins grande qu’elle ne me l’avait paru au clair de lune, mais l’aspect général était le même. Le bassin dans lequel le bâtiment était à l’ancre pouvait couvrir une étendue de cent cinquante acres, la ceinture de terre qui l’entourait variant en largeur d’un quart de mille à trois milles. La plus grande partie de l’île était boisée, quoique découverte ; elle était à une élévation de vingt à trente pieds au dessus de l’Océan, et elle contenait plusieurs sources d’eau douce. La terre était couverte d’un gazon charmant, et les Français toujours gastronomes, et avec leur activité ordinaire, avaient déjà semé des légumes. Je vis leurs tentes qui s’étendaient sur une seule ligne sous l’ombrage des arbres. La petite Pauline — c’était le nom du schooner, — était sur le chantier en train de recevoir sa première couche de peinture.

Toujours de bon sens, toujours de bonne humeur, M. Le Compte était philosophe dans la meilleure acception du mot. Prenant les choses lui-même sans murmurer, il cherchait à rendre les autres aussi heureux que les circonstances le permettaient. À sa demande, j’invitai M. Marbre à venir sur le pont ; je fis connaître à mon commandant l’état des choses, et nous nous mîmes en devoir d’écouter les propositions de notre vainqueur. M. Le Compte, tous ses officiers et quelques-uns des hommes de son équipage, avaient été prisonniers en Angleterre, et il n’y eut aucune difficulté à commencer les négociations dans notre langue.

— Votre bâtiment, bien entendu, deviendra français, — commença M. Le Compte dans un jargon moitié anglais, moitié français, — avec sa cargaison, son gréement, et tout le reste : bien, c’est convenu. Je ne pousserai pas les choses à la rigueur dans mes conditions. Si vous pouvez nous reprendre votre bâtiment à nous autres Français, rien de mieux ; chacun pour soi et pour sa nation. Voilà le pavillon français, et il flottera là tant que la chose dépendra de nous ; mais, parole d’honneur, la prise ne nous a pas coûté cher et elle se vendra bien. Entendez-vous ? Maintenant, Monsieur, je vous mettrai, vous et tous vos hommes, en possession de l’île, où vous prendrez notre place, pendant que nous prendrons la vôtre. Les armes resteront provisoirement entre nos mains ; mais, en partant, nous vous laisserons fusils, poudre, et tout cela.

Tel fut presque mot à mot le programme de la capitulation proposée par le capitaine Le Compte. Il n’entrait pas dans la nature de Marbre d’acquiescer à un pareil arrangement sans regimber de toutes ses forces ; mais que faire, après tout ? Nous étions entre les mains de M. Le Compte, et quoique disposé à en agir généreusement avec nous, il était facile de voir qu’il entendait nous dicter ses conditions. Je réussis enfin à faire comprendre à Marbre que la résistance était inutile, et il se soumit à peu près d’aussi bonne grâce que l’homme qui n’a pas été magnétisé se soumet à l’amputation ; ceux qui l’ont été trouvent, dit-on, plutôt du plaisir à cet amusement.

Les termes de la capitulation, et ce n’était guère autre chose que se rendre à discrétion, ne furent pas plutôt acceptés que les hommes de notre équipage furent rassemblés sur le gaillard d’avant d’où ils furent transférés sur les embarcations qui devaient les conduire à terre. Toutes les caisses, tous les effets personnels furent transportés avec les plus grandes précautions à bord des canots de la Pauline, qui étaient prêts à les recevoir. Quant à nous autres officiers, nous fûmes mis à bord du canot du capitaine, Neb et le mousse du capitaine étant chargés de veiller à notre bagage. Quand tout le monde fut embarqué, nous nous dirigeâmes vers la terre, et jamais on ne prit plus tristement possession d’un pays nouvellement découvert. Marbre affectait de siffler, mais je remarquai qu’il mêlait ensemble deux airs d’une mesure tout à fait différente. Pour dire la vérité, le moral de l’ex-lieutenant était sensiblement affecté ; quant à moi, je considérais l’affaire comme un incident de guerre, et je ne m’en tourmentai pas outre mesure.

Voilà, Messieurs ! s’écria M. Le Compte en agitant ses bras d’un air de suprême générosité ; vous serez les maîtres ici, dès que nous serons partis, et nous vous laisserons notre petit avoir.

— Oui, il est diantrement généreux, Miles, murmura Marbre à mon oreille. — Il nous laissera l’île, et les récifs, et les noix de coco, et il s’en ira avec notre bâtiment et sa cargaison. Je parierais tout au monde qu’il ne nous laissera pas même son infernal schooner.

— Que sert de nous plaindre, commandant ? En nous maintenant en bonne intelligence avec les Français, nous pouvons adoucir notre sort.

L’événement prouva bientôt combien je disais vrai. Le capitaine Le Compte nous invita à venir partager son déjeuner, et nous nous rendîmes à cet effet dans la tente des officiers français. Pendant ce temps, les matelots français transportaient à bord le peu d’objets qu’ils comptaient emporter, dans l’intention généreuse de laisser leurs tentes à la disposition immédiate de nous autres prisonniers. Comme le projet de M. Le Compte était de se rendre dans la mer d’Espagne, pour y compléter ses opérations de commerce, on embarqua également les articles qu’on s’était proposé primitivement d’échanger contre des dollars. Pendant ce temps, nous nous mîmes à table.

C’est la fortune de guerre, Messieurs, observa le capitaine Le Compte en faisant tourner légèrement entre ses mains le moussoir dans une cafetière de chocolat avec toute la dextérité d’un artiste consommé. — À merveille, Antoine, c’est excellent.

Antoine parut sous les traits d’un mousse bien enfumé, dont le visage était couleur de cuivre ; il reçut ordre de porter une tasse de chocolat, avec les compliments du capitaine, à Mademoiselle, et de lui dire que, selon toute apparence, elle quitterait l’île dans peu de jours, et qu’avant trois ou quatre mois elle reverrait la belle France. Ces mots furent dits en français, très-rapidement, et avec l’expression d’un homme qui sent tout ce qu’il dit, et même davantage ; mais je connaissais assez la langue pour saisir le sens.

— Je suppose qu’il généralise sur nos infortunes dans son maudit baragouin, grommela Marbre ; mais qu’il y prenne garde ; il n’est pas encore chez lui ; il s’en faut de quelques milliers de milles !

Je voulus donner des explications à Marbre ; il ne voulut rien entendre : suivant lui, le Français envoyait du chocolat de sa propre table à son équipage, pour trancher du magnifique. Il fallut bien le laisser dire, et lui laisser savourer le plaisir de croire le plus de mal possible de son vainqueur ; sorte de disposition anglo-saxonne qui a rempli plus d’une page dans l’histoire de l’Angleterre et des États-Unis, pour ne rien dire des dispositions et des histoires des autres, dans la grande famille des nations.

Après le déjeuner, M. Le Compte me prit à part pour m’expliquer ses intentions. Il m’avait choisi pour cette communication, parce qu’il avait observé l’état moral de mon capitaine. Je comprenais aussi un peu de français, ce qui n’était pas inutile avec un homme qui entremêlait son anglais de tant d’expressions nationales. Il m’expliqua que les Français mettraient le schooner à l’eau le soir même, que les mâts, les agrès, les voiles, tout était prêt ; avec de l’activité, nous pourrions être en état de quitter l’île dans quinze jours au plus tard. Une partie de nos provisions serait débarquée, comme mieux appropriée à nos habitudes que celles qui avaient été retirées de la Pauline ; tandis qu’une partie de ces dernières serait transférée à bord de la Crisis, pour la même raison, comme convenant mieux aux Français. En un mot, nous n’aurions guère qu’à guinder les mâts, disposer le gréement, remplir la cale, et aller gagner le port ami le plus voisin.

— Je pense que vous irez à Canton, ajouta M. Le Compte ; ce ne sera guère plus loin que de gagner l’Amérique du Sud ; et vous y trouverez bon nombre de vos compatriotes. De là vous pouvez aller chez vous avec toute facilité. Oui, cet arrangement est admirable.

Cet arrangement pouvait lui paraître tel, quoique j’avoue que j’aurais préféré de beaucoup rester à bord de « l’aveugle » Crisis, comme nos matelots l’appelaient depuis qu’elle s’était fourvoyée dans le détroit de Magellan.

Allons ! s’écria tout à coup le capitaine français, nous sommes près de la tente de Mademoiselle ; allons voir comment elle se porte ce matin.

En levant les yeux, je vis deux petites tentes à cinquante pas de nous. Elles étaient dans une situation charmante, au milieu d’un bouquet d’arbres assez épais, et près d’une des sources les plus délicieusement limpides que j’aie jamais vues. Les tentes étaient faites en toile neuve, et avaient été construites avec beaucoup de soin et de dextérité. Celle dont nous approchions était recouverte de tapis, et avait tous les dehors de l’habitation la plus commode. M. Le Compte, qui était réellement un bel homme de moins de quarante ans, prit son air le plus aimable en approchant de la porte ; et il toussa une ou deux fois, le plus respectueusement qu’il put, comme pour annoncer sa présence. À l’instant même une servante parut pour le recevoir. Dès que je jetai les yeux sur cette femme, il me sembla que ses traits m’étaient familiers, bien que je ne pusse me rappeler ni où, ni quand je l’avais vue. La rencontre était si étrange que j’y réfléchissais encore, quand tout à coup je me trouvai dans la tente, en présence d’Émilie Merton et de son père !

Nous nous reconnûmes du premier coup d’œil ; et, au grand étonnement de M. Le Compte, je reçus l’accueil le plus cordial comme une vieille connaissance. Notre connaissance n’était pas très-vieille, il est vrai ; mais dans une île inhabitée de la mer du Sud, on est heureux de trouver une figure qu’on a déjà vue quelque part. Émilie n’avait plus ces belles couleurs qu’elle avait emportées de Londres, il y avait un an ; mais elle était toujours fraîche et jolie. Elle était en deuil ainsi que son père ; et, ne voyant pas paraître sa mère, j’en devinai la cause. Mistress Merton était d’une faible santé quand je l’avais connue, mais je ne l’aurais pas crue menacée d’une fin aussi prochaine.

Je crus remarquer que le capitaine Le Compte était mécontent de l’accueil qui m’était fait ; cependant ses bonnes manières ne se démentirent pas, et il se leva en disant qu’il me laissait avec mes amis pour ne pas gêner nos explications mutuelles, et qu’il allait donner un coup d’œil à quelques détails du service. Lorsqu’il se retira, je n’aimai pas à le voir s’approcher d’Émilie et lui baiser la main. Il le fit avec respect, et même avec une certaine grâce ; mais il y avait dans sa manière une intention sur laquelle on ne pouvait se méprendre. Émilie rougit en lui disant adieu, et lorsque je me retournai vers elle, malgré mon dépit involontaire, je ne pus m’empêcher de sourire.

— Jamais, monsieur Wallingford, jamais ! dit Émilie avec force, dès que le capitaine fut dehors, répondant sans doute à la pensée qu’elle lisait dans mes yeux ; — nous sommes à sa merci, et nous devons le ménager ; mais jamais je n’épouserai un étranger.

— Prenez garde, Émilie, dit son père en riant, vous allez décourager Wallingford, s’il lui prenait jamais fantaisie de penser à vous.

Émilie rougit, mais son embarras ne dura pas, et elle répondit avec une vivacité charmante : — M. Wallingford ne me croit pas assez mal élevée pour vouloir blesser qui que ce soit ; mais je suis sûre que, dans tous les cas, il ne me poursuivrait pas comme cet importun Français, qui a toujours l’air plutôt d’un sultan turc que d’un amant respectueux. Et puis…

— Et puis quoi, miss Merton ? m’aventurai-je à demander, en voyant qu’elle hésitait.

— Et puis, les Américains sont à peine des étrangers pour nous, ajouta Émilie en souriant ; car, vous savez, mon père, que nous avons des parents aux États-Unis.

— Oui, ma chère ; et si mon père s’était établi là où il s’est marié, nous serions Américains nous-mêmes. Mais M. Le Compte nous a laissé un moment de liberté, et il faut en profiter pour nous apprendre mutuellement ce qui nous intéresse. On ne nous laissera pas longtemps seuls.

Émilie me pressa de commencer, et je lui racontai en peu de mots ce qui m’était arrivé depuis que je ne l’avais vue. J’avais hâte d’en finir, pour entendre le détail des aventures qui les avaient conduits eux-mêmes dans une position si extraordinaire.

— Quand vous nous avez quittés à Londres, Wallingford, me dit M. Merton, je pensais partir pour les Indes occidentales ; mais une place plus avantageuse m’étant offerte dans l’est, je m’embarquai pour Bombay. Nous n’étions qu’à trois ou quatre jours de distance de notre destination, quand nous rencontrâmes la Pauline ; et notre bâtiment, qui était petit et sans moyen de défense, fut aisément capturé. Dans le premier moment, je crois que le capitaine Le Compte aurait été disposé à me laisser aller sur parole, mais il ne se présenta point d’occasion, et la Pauline nous conduisit à Manille. Ce fut là que nous fîmes la perte affreuse que, sans doute, vous avez devinée en nous voyant en deuil. Mais alors M. Le Compte était devenu l’amant déclaré d’Émilie, et nous ne pouvons plus espérer notre délivrance, tant qu’il trouvera des prétextes pour la différer.

— J’espère qu’il n’abuse pas de son pouvoir pour tourmenter miss Merton par ses importunités ?

Émilie me remercia par un sourire de la chaleur avec laquelle je venais de m’exprimer.

— Oh ! non, nous n’avons pas à nous plaindre, dans ce sens du moins, reprit le major. M. Le Compte fait pour nous tout ce que sa délicatesse peut lui suggérer ; et jamais passagers n’ont été plus libres ni entourés de plus de soins que nous ne l’étions à bord de la Pauline. La chambre de l’arrière nous avait été abandonnée pour notre usage. À Manille, on me laissa toute liberté, sur ma simple promesse de revenir. Dans toutes les circonstances, nous sommes traités avec les plus grands égards ; mais Émilie est trop jeune pour épouser un homme de quarante ans, trop anglaise pour aimer un étranger, et trop bien née pour accepter un homme qui n’est que dans la marine marchande, je veux dire qui n’a rien, et qui n’est rien que par son bâtiment.

Je compris la distinction du major ; il voulait établir une différence entre l’héritier de Clawbonny, courant les mers pour son plaisir, et celui qui ne le faisait que par métier. Elle n’était pas faite très-délicatement, mais c’était quelque chose dans la bouche d’un Européen parlant à un Américain, c’est-à-dire à un être d’un ordre inférieur, sous tous les rapports : moral, politique, physique, social, autres que financier. Grâce au ciel, le dollar américain est reçu, poids pour poids, tout aussi bien que toute autre monnaie d’Europe. On va même jusqu’à le préférer au thaler de papier de Prusse.

— Je conçois aisément que miss Merton porte ses prétentions plus haut que le capitaine Le Compte, répondis-je en inclinant la tête, pour remercier tacitement de la distinction faite en ma faveur, et je suis convaincu que ses importunités cesseraient, s’il était convaincu qu’elles sont inutiles.

— Vous ne connaissez pas les Français, monsieur Wallingford, dit Émilie. Essayez donc de persuader à l’un d’eux qu’il n’est pas adorable.

— Je ne saurais croire que ce faible s’étende jusqu’aux marins, répondis-je en riant. En tout cas, vous serez délivrée, dès que vous aurez mis le pied en France.

— Et plus tôt, je l’espère, Wallingford, reprit le père. Ces Français peuvent faire ce qu’ils veulent ici dans la solitude de l’Océan Pacifique ; mais, une fois sur l’Atlantique, nous trouverons quelque croiseur anglais qui nous recueillera sur son bord, longtemps avant que nous touchions la France.

Cet espoir était raisonnable, et ce fut quelque temps le sujet de la conversation. Quand je crus prudent de me retirer, le major m’accompagna, pour me montrer à l’extrémité de l’île une pointe d’où je pouvais voir le bâtiment naufragé, puis il me laissa, et je continuai à suivre la côte, réfléchissant à tout ce qui s’était passé.

Le procédé d’après lequel la nature dispose ses matériaux pour fonder des îles au milieu d’océans tels que le Pacifique, est une étude curieuse. L’insecte qui forme le rocher de corail doit être une petite créature bien industrieuse, puisqu’il y a tout lieu de croire que quelques-uns des récifs qui ont été connus des navigateurs dans les soixante ou soixante-dix dernières années, ont été depuis lors convertis par leurs travaux en îles portant des arbres. Si l’œuvre continue, une partie de cette vaste mer sera encore convertie en continent ; et qui sait si un chemin de fer ne traversera pas cette portion de notre globe, unissant l’Amérique à l’ancien monde ? Le capitaine Beechey, dans la relation de son voyage, parle d’un naufrage qui arriva en 1792 sur un récif, où il trouva en 1820 une île de près de trois lieues de long, couverte de grands arbres. Si une seule famille d’insectes peut faire une île de trois lieues de long en trente-quatre ans, ce serait un curieux calcul de constater combien il faudrait de familles pour former la base du chemin de fer dont j’ai parlé. Il y a dix ans, je n’aurais pas voulu hasarder une conjecture semblable, car elle aurait pu mettre la spéculation en mouvement, et être ainsi la cause innocente de la ruine d’un plus grand nombre de veuves et d’orphelins. Grâce à Dieu ! nous sommes enfin arrivés à une époque où il est possible d’exposer une théorie géographique sans courir le risque de voir aussitôt les spéculateurs y trouver un prétexte d’exploiter de pauvres dupes.

En approchant de la côte extérieure de l’île, en face du bâtiment naufragé, je me trouvai tout à coup auprès de Marbre. Le pauvre diable était assis sur une saillie d’un rocher de corail, les bras croisés, et il était plongé dans une si profonde méditation, qu’il ne m’entendit pas même approcher, quoique je marchasse exprès lourdement. Ne voulant pas le troubler, je me mis à considérer aussi les débris du naufrage, car on les distinguait beaucoup mieux de ce point que de tout autre. Les Français avaient ravagé le navire beaucoup plus que les éléments. Échoué sous le vent de l’île, il eût fallu des années entières pour le dépecer entièrement dans une mer aussi tranquille. Presque toutes les œuvres hautes étaient pourtant enlevées, et je découvris, plus tard, que les charpentiers français étaient parvenus à ôter une partie des varangues, n’en laissant que ce qu’il fallait pour maintenir la carcasse. Les bas mâts étaient encore debout, mais les basses vergues avaient été ôtées, sans doute pour être utilisées pour le schooner ; la plage était encore parsemée d’objets qu’on n’avait pas trouvé à employer.

Enfin, un mouvement que je fis appela l’attention de Marbre, et il tourna la tête de mon côté ; il parut content de me voir, et surtout de me voir seul.

— J’étais à généraliser un peu sur notre position, Miles, me dit-il, et, par quelque bout que je l’envisage, je la trouve assez mauvaise, assez pour en perdre presque courage. J’aimais ce navire, monsieur Wallingford, autant qu’on peut aimer ses parents. Je n’ai jamais eu de femme ni d’enfants, et l’idée qu’il est tombé entre les mains des Français est plus que je ne puis supporter. Si c’eût été l’Échalas, j’aurais pu me roidir contre ce malheur ; mais se rendre à une maudite carcasse de bâtiment naufragé, et à des Français encore, c’est surhumain !

— Rappelez-vous toutes les circonstances, commandant, et vous trouverez quelque consolation. Le navire a été surpris, comme nous surprîmes la Dame de Nantes.

— Et c’est justement cela. Faites-en un principe général à présent, et où en serons-nous ? Ceux qui surprennent ne doivent pas se laisser surprendre. Si nous avions établi un quart à l’arrière, rien de tout cela ne serait arrivé, et nous devions en établir un dans un port étranger. Qu’importe que ce fût une île inhabitée, que le bâtiment fût enfermé entre des terres, bien amarré, et que le fond fût excellent ? tout cela ne fait rien, quand on examine l’affaire au point de vue du devoir. Ah ! le pauvre Robbins, malgré toutes ses rivières dans l’Océan, ne se serait jamais laissé prendre aussi misérablement !

Marbre n’y tenait plus ; il laissa tomber sa tête entre ses mains, et je vis de grosses larmes s’échapper à travers ses doigts, comme l’eau que distille un rocher.

— Les chances de la mer, commandant, répondis-je tout bouleversé d’un pareil spectacle, mettent quelquefois les meilleurs marins à de rudes épreuves. Tout est-il donc perdu après tout ?

— Mais à peu près, ce me semble.

— Si ceux qui surprennent peuvent être surpris, ne peuvent-ils pas reprendre leur ancien métier, et surprendre encore une fois à leur tour ?

— Que voulez-vous dire, Miles ? dit Marbre en levant tout à coup la tête et précipitant ses paroles. Généralisez-vous, ou avez-vous en vue quelque projet particulier ?

— L’un et l’autre, commandant : je généralise, au point de vue des chances ordinaires de la guerre, et je particularise quant à certaine idée qui m’est venue.

— Voyons cette idée, Miles ; voyons, mon garçon ; vous n’êtes pas né pour être un homme ordinaire.

— Apprenez-moi, d’abord, commandant, si vous avez eu encore quelque conversation avec M. Le Compte ? Vous a-t-il dit ses projets ?

— Je quitte à l’instant ce grimacier fieffé. Ses sourires aimables, Miles, sont autant de coups d’épingle qu’il vous lance pour vous faire sentir son bonheur, — mais, si je retourne jamais aux États-Unis, du diable si je n’arme pas un corsaire pour me mettre à ses trousses. Je me ferais pirate, je crois, pour attraper ce pendard.

Hélas ! le pauvre Marbre, ce n’est pas à lui, qui fût resté second toute sa vie, sans un funeste accident, que des armateurs, qui comptent toujours si bien, auraient jamais confié une embarcation quelconque pour aller combattre des moulins à vent !

— Mais quelle nécessité d’aller aux États-Unis pour trouver un schooner, commandant, quand les Français ont la politesse de nous en donner un, précisément là où nous sommes ?

— Je commence à vous comprendre, mon garçon ; cette idée n’est pas sans charme. Mais ce Français a déjà ma commission entre ses mains, et, sans cette pièce, c’est de la piraterie que nous ferions.

— Permettez-moi d’en douter, commandant, quand c’est un accident qui a fait perdre la commission, et qu’on l’avait en partant. Ces actes sont tous enregistrés, et l’on pourrait toujours vérifier, chez nous, qui nous sommes.

— Oui, pour la Crisis, mais non pour cette petite Pauline. Une commission n’est valable qu’à bord du bâtiment qui y est désigné.

— Je ne suis pas de votre avis, capitaine Marbre. Supposez que notre navire eût coulé bas dans une action où nous aurions capturé le bâtiment ennemi, ne pourrions-nous pas continuer notre voyage à bord de la prise, et combattre ensuite tout ce qui nous barrerait le chemin ?

— De par saint George, voilà qui me paraît raisonnable ! Je menaçais, tout à l’heure, de me faire pirate, et voilà maintenant que j’hésite à reprendre mon bien !

— Comment ? est-ce que les équipages de bâtiments capturés ne se soulèvent pas souvent contre leurs vainqueurs, et ne viennent pas à bout de reprendre leur navire ? A-t-on jamais songé à les traiter de pirates ?

— Miles, je me suis trompé. — Vous êtes un bon marin, mais vous étiez né pour être avocat. Donnez-moi la main, mon garçon ; vous avez fait briller une lueur d’espoir à mes yeux : c’est assez pour m’aider à vivre.

Marbre me dit alors en substance la conversation qu’il avait eue avec le capitaine Le Compte ; celui-ci avait manifesté tout à coup une grande impatience de partir. Je n’eus pas de peine à en deviner la cause : il voulait emmener Émilie le plus vite possible. Son intention était de mettre le schooner à l’eau dans l’après-midi pour nous le laisser, et d’appareiller lui-même le lendemain matin. Les Français remuaient ciel et terre pour que tout fût prêt. J’avoue que ces nouvelles me causèrent quelque peine ; j’avais eu tant de plaisir à retrouver les Mertons dans cette île déserte ! et j’allais de nouveau en être séparé ! J’appris à Marbre la rencontre que je venais de faire, et je le conduisis à la tente où je le présentai à ses anciennes connaissances. Marbre prit le major par le bras pour faire une promenade avec lui sous les arbres, ce qui me procura encore une demi-heure de tête à tête avec Émilie.

Mais M. Le Compte ne tarda pas à reparaître, ce qui nous rappela au sentiment de notre situation réelle. Je dois dire que, malgré sa jalousie évidente, il nous témoigna les plus grands égards. Il eut le tact de cacher ses sentiments ; et, soit calcul de sa part, soit générosité, il témoigna une confiance beaucoup plus propre à lui concilier l’affection d’Émilie que tous les actes de rigueur. Il porta l’attention jusqu’à nous inviter tous à dîner, et il nous traita d’une manière vraiment royale : soupe à la tortue, Champagne, les mets les plus délicats, tout nous fut prodigué ; c’était un véritable repas d’aldermen.

À cinq heures, nous fûmes invités à assister à la mise à l’eau du schooner. Le Champagne et le bordeaux avaient mis Marbre en bonne humeur, et j’étais aussi assez en train. Émilie mit son chapeau, prit son parasol, comme si elle eût été chez elle, et, acceptant mon bras, elle se dirigea avec moi vers le chantier. J’avais insinué à Marbre que l’occasion pourrait se présenter de tomber sur les Français, pendant qu’ils seraient tous à regarder le schooner ; mais M. Le Compte avait eu soin de mettre la moitié de son équipage à bord de la Crisis, et les batteries auraient balayé l’île dans toutes les directions.

Les ouvriers français s’étaient distingués dans la construction de la petite Pauline ; non-seulement c’était, pour sa grandeur, un bâtiment sûr et commode ; mais, ce qui était plus important pour nous, tout annonçait que ce serait un fin voilier. Je sus par la suite que c’était le capitaine Le Compte qui avait dirigé les travaux ; en fait d’art, il réunissait la théorie à la pratique. Le bâtiment sur lequel les Mertons étaient venus à Bombay avait à bord le cuivre nécessaire pour une frégate construite en teck et une corvette, et ce cuivre avait été transporté à bord de la Pauline avant l’incendie de la prise. Profitant de cette circonstance, M. Le Compte en avait doublé son schooner dont, du reste, toutes les parties avaient été soignées minutieusement. Il voulait sans doute étonner ses amis de Marseille, en leur montrant ce que des marins habiles, jetés par un naufrage sur une île de la mer Pacifique, pouvaient faire en cas de besoin ; et puis il trouvait agréable de prolonger son séjour dans ces parages, mangeant des noix de coco toutes fraîches et d’excellente soupe à la tortue, tout en faisant la cour à Émilie Merton. Les charmes de la petite Pauline devaient être attribués en grande partie à ceux de la jeune personne.

Dès que tout le monde fut présent, M. Le Compte se plaça sur l’avant du schooner, puis faisant un profond salut à Émilie, comme pour lui demander la permission, il donna le signal. On leva toutes les accores, on fit sauter la clé de l’arrière, et le petit esquif glissa dans l’eau si légèrement, qu’on ne put douter qu’il ne fût excellent voilier. Dès qu’il fut à flot, M. Le Compte lança une bouteille contre la barre du gouvernail, et cria d’une voix éclatante : Succès à la belle Émilie !

Je me tournai du côté de miss Merton, et je vis à sa rougeur qu’elle comprenait le français. À la manière dont elle pinça sa jolie petite lèvre, il était évident que le compliment n’était pas très goûté.

Quelques minutes après, le capitaine mit pied à terre, et, dans un discours étudié, il nous fit la remise du schooner. Nous ne devions pas, nous dit-il, nous regarder comme prisonniers, et il n’était nullement porté à s’enorgueillir de sa victoire.

— Nous nous séparerons bons amis, ajouta-t-il en finissant ; mais si nous nous rencontrons jamais, et que nos deux républiques soient encore en guerre, chacun alors combattra pour son pavillon.

Cette phrase à effet termina dignement la cérémonie ; aussitôt après les Mertons s’embarquèrent dans le canot avec leurs domestiques. Je pris congé d’eux sur la plage, et je crus remarquer — peut-être fut-ce une illusion de ma vanité — qu’Émilie éprouvait quelque peine à partir. — Messieurs, nous dit le major, notre rencontre ici a été trop providentielle pour que nous ne nous revoyions pas quelque jour. Adieu jusque-là.

Les Français eurent bientôt achevé leurs dernières dispositions. Quand le capitaine Le Compte prit congé de nous, je ne pus m’empêcher de le remercier de toutes ses attentions. Il avait certainement montré une grande générosité à notre égard, quoique je persiste à croire que la précipitation de son départ, qui nous fit hériter d’une foule d’objets qu’il n’eut pas le temps d’emporter, fut causée par son désir d’éloigner le plus vite possible Émilie Merton de mes yeux.

Le lendemain, au point du jour, Neb vint à la tente des officiers dire que la Crisis était en train de lever l’ancre. Je fus levé et habillé en un instant. Nous étions à un mille de la passe, et j’arrivai au moment où le navire en sortait sous ses huniers. Émilie et son père étaient debout sur le gaillard d’arrière ; ils étaient assez près de moi pour que je pusse distinguer leurs traits, et je crus lire dans les yeux de miss Merton l’expression d’un tendre intérêt. — Adieu, mon cher Wallingford, cria le major au moment où le bâtiment passait devant moi. Et, l’instant d’après, la Crisis cinglait en pleine mer, toutes voiles déployées.