À bord et à terre/Chapitre 17

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À bord et à terre ou les Aventures de Miles Wallingford
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 22p. 213-223).


CHAPITRE XVII.


Je supporterais plus aisément la perte de la vie que celle des titres d’honneur dont tu m’as dépouillé. Voilà les blessures qui me déchirent l’aine, plus que celles que ton épée m’a faites.
Shakespeare.


À moitié chemin entre la passe et le chantier, je trouvai Marbre debout, les bras croisés, regardant le bâtiment qui s’éloignait. L’abattement avait fait place sur son front à la fierté. Il menaçait du poing le pavillon français, qui avait remplacé le nôtre.

— Oui, oui, s’écria-t-il, dandine-toi et donne-toi des grâces, comme ces fats de ta nation avec leurs ailes de pigeon ; mais dans deux mois où seras-tu ? Miles, il n’y avait qu’un Français infernal pour aller s’échouer où M. Le Compte a laissé la carcasse de son bâtiment. Ici, c’est une autre affaire ; c’est un miracle de s’en tirer ; et si nous n’étions point passés par cette ouverture, du diable s’il aurait jamais osé sortir par-là.

J’avoue que je ne voyais rien que de très-habile dans la manière dont M. Le Compte avait manœuvré son navire ; mais rien ne coûte plus à la plupart des hommes que de reconnaître le mérite de ceux qui ont remporté sur eux quelque avantage. Marbre ne pouvait oublier sa défaite, et ce souvenir faussait son jugement.

— Je vois que nos hommes sont déjà à l’ouvrage, capitaine, dis-je pour appeler son attention sur quelque autre objet.

— Oui, oui, Talcott a ses instructions, et je compte que vous allez aussi vous évertuer. Ce Français m’a jeté à la figure que nous pourrions être en mer dans quinze jours ; je veux lui montrer qu’il ne faut que trois jours à de vrais Yankees pour équiper son schooner.

Marbre ne se borna pas aux paroles. Il mit tout le monde à la besogne, et cela avec un ordre, un ensemble, une précision admirables. Nos hommes d’équipage se connaissaient depuis longtemps ; ils avaient appris leur métier par une rude expérience, et ils étaient admirablement disciplinés. Pendant qu’on dressait le grand mât, je faisais gréer le mât de misaine, mettre le bâton de foc en place, ainsi que la vergue de cigarière — car à cette époque-là on portait encore la cigarière, — et établir les basses vergues. Il est vrai que les Français nous avaient apprêté la besogne ; aussi, après le dîner, on commença déjà à s’occuper de transporter à bord la cargaison, l’eau, les provisions, en un mot tout ce qu’on voulait emporter. Le soir, l’Émilie avait toute l’apparence d’un bâtiment qui va appareiller, et tout s’était fait en silence. Napoléon disait qu’il s’était fait plus de bruit à bord du petit schooner qui l’avait conduit de Rochefort à la rade des Basques qu’à bord du vaisseau de guerre qui l’avait transporté à Sainte-Hélène, pendant toute la traversée. Depuis ce jour mémorable, les Français ont appris aussi à garder le silence à bord ; reste à en voir le résultat.

Marbre et moi nous passâmes la soirée à examiner l’aspect des choses, ou, comme il le dit, à généraliser sur l’avenir. M. Le Compte, et il n’avait fait en cela que son devoir, ne nous avait laissé ni poudre à canon, ni piques d’abordage, ni coutelas, ni armes d’aucune sorte, excepté des pistolets d’officiers, et une petite provision de poudre et de balles pour ces pistolets ; car, par esprit de corps, il ne voulait pas que nous fussions à la discrétion de notre équipage, et il nous laissait les moyens de le mettre à la raison, sans nous fournir des armes contre ses compatriotes.

Le lendemain j’étais levé avec l’aurore ; et comme la veille j’avais beaucoup souffert de la chaleur, j’allai me baigner dans le bassin. L’eau était transparente, et à l’endroit que j’avais choisi il y avait un banc de corail à quelques toises seulement de la surface. En plongeant, mes yeux tombèrent sur un groupe de grosses huîtres qui étaient amoncelées sur le roc, et je réussis à en détacher une douzaine qui tenaient ensemble. Je continuai à plonger pendant un quart d’heure, et je réussis à retirer successivement tout ce qu’il y avait d’huîtres, au nombre de soixante à quatre-vingts, et à les déposer sur le rivage. Je reconnus aussitôt que c’étaient des huîtres perlières, et j’appelai Neb pour qu’il les mît dans un panier et les serrât soigneusement. Cette circonstance fut mentionnée à Marbre, qui, n’ayant plus de gros ouvrages à leur faire faire, envoya dans un canot les plongeurs qu’il avait pris aux îles Sandwich, pour qu’ils se livrassent pendant quelques heures à leur occupation régulière, pour le compte des armateurs, — si toutefois ils avaient encore aucun droit à nos services. Ils eurent assez de succès, sans être de beaucoup aussi heureux que moi. Ce qui pour le moment était bien plus important, ils découvrirent au fond du bassin, à l’ancrage de la Crisis, un coffre à armes, qui sans doute y avait été jeté par les Français. C’était un des coffres à armes de la Crisis, que les Français avaient dédaigné, préférant se servir des armes auxquelles ils étaient habitués. Ils auraient mieux fait de l’emporter avec eux pour le jeter en pleine mer par cinquante ou cent brasses d’eau.

Ce coffre contenait nos pistolets et nos coutelas, et il y en avait assez pour armer tous nos hommes. Il y avait aussi de la poudre et des balles ; mais la poudre avait été endommagée par l’eau. Quant aux armes, elles furent frottées avec soin, huilées, puis exposées au soleil pendant un jour. Ainsi, ce fut par l’intermédiaire d’hommes que nous avions amenés dans un tout autre but, que nous fûmes mis en possession des moyens d’accomplir l’exploit qui semblait être alors le grand mobile de notre existence.

Nous achevâmes ce jour-là l’arrimage du schooner. Il nous fallut laisser beaucoup d’objets précieux, et notamment le cuivre ; mais Marbre, prudemment, ne voulut prendre que ce qu’il fallait pour lester le bâtiment sans le surcharger. Les voiles étaient enverguées, l’ancre était au bossoir ; et au moment où on s’y attendait le moins, Marbre donna le signal du départ.

Personne ne se permit aucune observation. Nous avions signé de nouveaux engagements pour le schooner, ou plutôt nous avions étendu celui que nous avions contracté pour la Crisis, à ce nouveau bâtiment ou à tout autre que nous pourrions capturer. Le vent était favorable, et nous ne lui eûmes pas plutôt présenté notre grande voile et notre foc, que le léger esquif glissa sur l’eau comme un canard. Dès que Marbre se sentit au large, il vira deux fois comme pour éprouver son embarcation, et il fut ravi de la promptitude avec laquelle elle obéissait à la barre. Trente-six heures après le départ de la Crisis, nous étions déjà à sa poursuite. Nous n’avions pour nous guider que nos conjectures, à l’exception de ce fait principal, qu’elle se dirigeait vers la côte occidentale de l’Amérique du Sud, mais nous n’avions pas manqué d’observer qu’elle avait disparu orientée au plus près, et faisant route au nord-est. Nous la suivîmes, autant que possible, dans ses eaux.

La distance qui fut parcourue pendant la nuit nous convainquit que M. Le Compte était un constructeur très-habile. En douze heures nous avions fait cent six milles avec une mer assez forte, c’est-à-dire dix ou quinze fois plus que la Crisis n’aurait fait dans le même espace de temps et dans les mêmes circonstances. Il est vrai de dire que ce qui était le plus près pour elle, ne l’était pas pour nous, les bâtiments gréés en voiles latines pouvant serrer le vent beaucoup plus que les autres ; et sous ce rapport nous avions l’avantage. Marbre fut si content de ce résultat, que le lendemain matin, en arrivant sur le pont, il n’eut rien de plus pressé que de se faire apporter une bouteille de rhum et d’appeler tout l’équipage. Dès qu’on fut réuni sur le gaillard d’avant, Marbre se plaça en tête et tint ce discours :

— Compagnons, s’écria-t-il, nous avons eu du bon et du mauvais pendant cette traversée ; et si nous généralisons, nous trouverons que le bon a presque toujours suivi le mauvais. Les sauvages, avec ce gueux d’Échalas à leur tête, ont assommé le pauvre capitaine Williams, l’ont jeté à la mer, et nous ont pris notre bâtiment ; voilà le mauvais ; puis nous avons eu le bonheur de le reprendre. Après quoi, nouvel accroc, les Français nous ont joué ce joli tour ; puis enfin, ils nous font la gracieuseté de nous laisser une embarcation qui rattrapera le bâtiment, et je n’ai pas besoin de vous dire ce qui en résultera. — À cet endroit de la harangue, l’équipage, cela va sans dire, poussa trois acclamations. — À présent, jamais je ne naviguerai, jamais je ne combattrai à bord d’un bâtiment qui porte un nom français. Le capitaine Le Compte a baptisé le schooner du nom de… Monsieur Wallingford, voulez-vous bien dire le nom ?

La Belle Émilie.

— Je ne veux point de vos belles, s’écria Marbre en lançant la bouteille au nez du schooner ; — ainsi donc trois nouveaux hourras ! pour la Polly, puisque c’était le nom qu’il devait porter d’abord ; et ce sera le nom qu’il portera, tant que Moïse Marbre le commandera.

Depuis ce moment le schooner ne fut appelé que la Polly. Pendant toute cette journée, nous ne fûmes occupés que des moyens d’accélérer sa marche, et nous réussîmes si bien que, d’après nos calculs, nous filions un nœud de plus par heure que la Crisis, toute fine voilière qu’elle était. Comme la Crisis avait sur nous une avance de trente-huit heures, et qu’elle filait à peu près sept nœuds par heure, il nous faudrait environ dix jours pour la rejoindre ; ce qui ne pouvait arriver par conséquent que lorsque nous serions au moins à dix-huit cents milles de l’île. Quant à moi, je ne désirais nullement que la rencontre eût lieu en pleine mer. Nous n’avions d’espoir de succès que dans une surprise, en suivant la Crisis dans quelque port ; car attaquer un bâtiment de cette force, c’était de la part d’un schooner qui n’était pas armé, une entreprise plus que téméraire. Mais Marbre n’en voulait pas démordre. Nous avions, disait-il, plus de poudre qu’il n’en fallait pour charger au moins six fois tous nos pistolets, et dès qu’on en viendrait à l’abordage, nous les aurions bientôt mis à la raison. Je gardai le silence, par respect plus que par conviction.

Cinq jours après notre départ, Neb vint me dire : — Maître Miles, les huîtres devenir toutes drôles, avoir une odeur singulière ; et les gens de l’équipage jurer eux jeter elles à la mer, si moi ne pas manger elles. Moi n’avoir pas assez faim pour cela.

C’étaient les huîtres de perles, qui, étant renfermées, commençaient à se décomposer. Comme le capitaine avait autant d’intérêt que moi à la conservation de cette partie de la cargaison, il fit apporter les sacs et les barils sur le pont. Il était temps de s’en occuper, car une maladie aurait pu se déclarer à bord.

Un observateur désintéressé aurait ri de voir l’occupation à laquelle on se livra pendant quatre heures sur le gaillard d’arrière. Marbre et les deux lieutenants attaquèrent un baril appartenant au capitaine, tandis que Neb et moi nous travaillions avec ardeur à la partie qui nous intéressait. C’était une épreuve terrible, car l’odeur était bien autrement forte que celle des Îles d’Épices. Nous résistâmes pourtant ; car qu’est-ce que la soif des richesses ne ferait pas endurer à l’homme ? Marbre prévit la difficulté, et il commença par annoncer que chaque huître en s’ouvrant donnerait une part de prise. C’était une fiche de consolation, et l’opération eut lieu au milieu de beaucoup de grimaces risibles et de folles plaisanteries. Je remarquai cependant que Talcott en jeta deux ou trois à la mer, après un examen plus que superficiel.

Les sept premières huîtres que j’examinai ne contenaient que de la semence de perles et en petite quantité. Neb ouvrait, et je faisais la visite. Cette occupation était si peu de mon goût que j’étais sur le point de laisser tout là, quand Neb m’en présenta encore une. Cette huître contenait sept perles de toute beauté, parfaitement unies, et toutes de la grosseur d’un pois. Je les plongeai dans un verre d’eau fraîche d’où je les retirai étincelantes. Elles étaient de ce qu’on appelle la première eau. Dès que ma bonne fortune fut connue, tous les pêcheurs de perles se réunirent autour de moi, Marbre en tête. Il avait le nez rempli d’étoupe, et dans la bouche une chique aussi grosse qu’une pomme de terre.

— Par saint George, Miles, voilà une trouvaille ! s’écria-t-il en se remettant à l’œuvre avec une nouvelle ardeur. Que pensez-vous que puissent valoir ces neuf bêtises ?

— Mais une cinquantaine de dollars environ. Les perles de cette dimension sont rares, et nos dames n’en portent pas souvent d’aussi grosses.

Ma neuvième huître produisit onze perles, toutes de la même qualité que les premières. En quelques minutes, j’en avais soixante-treize, sans compter une assez bonne quantité de semence de perles. Puis se succédèrent une douzaine d’écailles vides ; puis les trois qui suivirent avaient trente-trois perles ; une autre n’en avait que quatre, mais de la grosseur d’une cerise. Enfin j’en réunis en tout cent quatre-vingt-sept, qui pouvaient valoir dix-huit cents dollars.

Marbre fut moins heureux ; malgré l’abondance de sa pêche, il ne put réunir que trente-six perles ; aussi renonça-t-il au métier, et jamais il n’en reparla. Mon petit trésor fut mis soigneusement de côté, jusqu’au moment où je pourrais le partager entre certaines personnes de ma connaissance. Quant aux gens de l’équipage, ils furent charmés d’être débarrassés d’une compagnie aussi fétide. En voyant ces perles si pures et si limpides, et en songeant à l’enveloppe dégoûtante qui les renfermait, je reportais involontairement ma pensée sur les âmes des justes s’échappant de leur prison d’argile pour ne conserver que leur angélique pureté.

Cependant la Polly poursuivait rapidement sa route à travers la mer Pacifique. Nous faisions généralement de cent cinquante à deux cents milles en vingt-quatre heures, et il en fut de même pendant les dix premiers jours. Au bout de cette période, nous devions, suivant nos calculs, être près de la Crisis, si ce bâtiment avait suivi la même direction. Quant à moi, je ne désirais la rencontrer qu’après que nous aurions atteint la côte de l’Amérique du Sud, où nous pourrions nous assurer de sa position par des communications avec le rivage. Je savais que nous pourrions facilement tromper la vigilance des gardes-côtes, et nous aurions du moins une chance de reprendre notre navire par quelque stratagème semblable à celui qui nous l’avait fait perdre. Mais l’impatience de Marbre ne voulait pas entrer en composition même avec les éléments ; il était piqué au vif, et je crois que s’il avait rejoint la Crisis, il l’aurait abordée sur-le-champ, même par une bourrasque.

Dans la matinée du onzième jour, la vigie qui avait été placée sur la vergue du petit hunier cria : une voile ! — Comme on ne voyait rien du pont, Marbre et moi nous fûmes bientôt montés à la vergue. À une distance de quinze ou vingt milles, par notre hanche du vent, on voyait les perroquets et les cacatois d’un navire. Comme nous étions alors sur la route des bâtiments baleiniers, qui étaient en grand nombre dans cette partie de la mer Pacifique, je regardai comme probable que c’en était un, mais Marbre se moqua de moi, et me demanda si j’avais jamais entendu dire qu’un baleinier en croisière portât des cacatois. Il affirma que c’était la Crisis, suivant le même chemin que nous, mais qui nous restait alors au vent, parce qu’elle avait mieux tenu le plus près. Nous avions trop compté sur la facilité naturelle du schooner à serrer le vent, et, pendant les quarts de nuit, nous l’avions laissé arriver plus qu’il n’était rigoureusement nécessaire.

La Polly gouverna alors au plus près, et nous arrivâmes assez près du bâtiment que nous chassions pour le voir du pont ; mais le vent faiblissait de plus en plus depuis quelques heures ; tout annonçait l’approche d’un calme plat ; après quoi, dans la région des vents alisés, nous pouvions nous attendre à une bourrasque. Pour profiter du temps que nous avions, Marbre se détermina à virer de bord, au moment où nous relevions le bâtiment chassé par notre bossoir du vent. Une heure après, sur ce nouveau bord, nous aperçûmes quelque chose, c’était un canot de bâtiment baleinier en dérive. Il était de construction américaine, avait un baril d’eau, des avirons et tout l’attirail ordinaire ; et le cablot s’étant détaché, il s’était probablement perdu la nuit pendant qu’il était à la remorque, parce qu’il avait été amarré par trois demi-clefs.

Dès que Marbre eut bien constaté la nature du canot, il conçut son plan d’opération. Les quatre plongeurs qu’il avait pris aux îles Sandwich avaient servi à bord de bâtiments baleiniers, il les fit passer dans le canot, y fit porter du rhum et quelques provisions, me donna ses instructions, puis y monta lui-même, avançant à raison de cinq nœuds par heure, tandis que le schooner suivait à raison de deux nœuds. C’était une heure environ avant le coucher du soleil ; et lorsqu’il disparut de l’horizon, le canot n’était plus qu’un point imperceptible sur l’Océan, à mi-chemin entre nous et le bâtiment, qui pouvait être alors à quinze milles de distance, toujours dans la même direction.

Mes instructions étaient bien simples. C’était de suivre la même route, tant que je ne verrais pas une lumière au canot, et alors de virer vent devant de manière à courir parallèlement au navire. Marbre donna le signal vers neuf heures, de manière à ce que du bâtiment on ne pût voir la lumière ; le schooner répondit aussitôt, mais ne laissa la lumière que pendant quelques secondes, la disposition de celle du canot indiquant assez que notre réponse avait été reçue. Je virai immédiatement, carguai la misaine, et suivis la route indiquée. Nous avions tous prévu un changement de temps. Mais Marbre, loin de s’en effrayer, appelait une bourrasque de tous ses vœux, puisque c’était au moment de sa plus grande violence qu’il voulait aborder la Crisis. Il s’imaginait qu’il aurait alors bien plus de chances de succès. Toute sa crainte était de ne pouvoir la trouver dans l’obscurité, et c’était pour obvier à cet inconvénient qu’il avait entrepris de nous piloter.

Nous aperçûmes encore une fois le navire droit par notre travers au vent. Nous en conclûmes qu’il recevait plus de vent que nous, car il avait changé sensiblement de position, tandis que nous n’avions pas fait un mille depuis que nous virions vent devant. À dix heures, la tempête éclata avec une violence toute tropicale. Nous ne l’attendions pas sitôt, et nous pensions que le canot nous aurait rejoints avant qu’elle se déclarât. La première bouffée de vent jeta le schooner sur le côté, de manière à nous prouver que les éléments ne plaisantaient pas. Je ne pus garder que la misaine avec tous ses ris pris, et encore y avait-il des moments où le schooner était lancé sur le sommet des vagues, comme s’il allait voler hors de l’eau. Ma grande inquiétude était pour le canot que je ne voyais plus. Marbre, dans ses instructions, n’avait pas prévu le cas de tempête, et nous étions séparés. Je dus croire naturellement que le canot chercherait à nous rejoindre, et tous mes efforts tendirent à ne pas trop nous éloigner du point où son équipage nous avait vus pour la dernière fois. La pluie tombait par torrents, et nous avions beau avoir allumé des fanaux, un feu de joie même n’aurait pas été vu à cent verges de distance.

Jamais je n’ai passé de nuit plus affreuse. J’étais attaché à Marbre. Tout dur, tout peu aimable qu’il pût être quelquefois pour les autres, il s’était montré constamment mon ami. Marin jusqu’à la moelle des os, navigateur par instinct, il était brave comme un lion et il serait mort pour défendre son pavillon. C’était par suite d’une susceptibilité excessive, d’un zèle outré pour les intérêts de ses armateurs qu’il s’était mis dans une position aussi critique. Je puis dire sans exagération que j’aurais voulu pouvoir changer de place avec lui.

La tempête dura toute la nuit, et les vents ne cessèrent pas de hurler autour de nous une sorte de requiem pour les morts. Enfin, au lever du jour, les flots se calmèrent, nous retrouvâmes les vents alisés, et le schooner put déployer toutes ses voiles. De tous côtés nos regards avides cherchaient le canot ; ce fut inutilement. Le navire lui-même avait disparu.

Ma position était aussi nouvelle pour moi qu’embarrassante. Il n’y avait guère plus d’un an que j’étais parti de New-York, troisième officier de la Crisis. Depuis lors, je m’étais élevé régulièrement au rang de premier lieutenant, et maintenant, par suite d’une cruelle catastrophe, je me trouvais au milieu de l’Océan, seul responsable de la vie d’une quarantaine de mes semblables. Et je n’avais pas encore vingt ans !

Le projet de Marbre d’attaquer la Crisis m’avait semblé chimérique et impraticable en pleine mer ; mais sur la côte, j’avais toujours cru le succès possible. Et puis Émilie et son père, l’honneur du pavillon, la gloire que je pourrais acquérir personnellement, eurent aussi leur part d’influence. Toute la journée nous étions restés en croisière ; il n’y avait plus d’espoir de retrouver le canot ; je résolus donc de nous remettre en route.

Le lecteur peut avoir quelque désir de savoir de quelle manière ma nouvelle dignité fut acceptée par l’équipage. Jamais commandant ne se vit plus ponctuellement obéi. J’avais fait mes preuves à leurs yeux, et ils avaient en moi plus de confiance que je n’en méritais : on eut dit que je les avais commandés toujours. Marbre fut regretté plus encore que le capitaine Williams. Malgré sa rudesse, il avait de ces qualités qui plaisent aux matelots. Quant aux quatre plongeurs des îles de Sandwich, ce fut à peine s’ils occupèrent un instant nos pensées ; nous étions habitués à les regarder comme des êtres étranges, sortis de cet Océan dans lequel ils étaient si subitement rentrés.

Quinze jours après la perte du canot, nous aperçûmes les pics des Andes, à très peu de degrés au sud de l’équateur. D’après quelques propos que j’avais entendus, l’intention des Français avait dû être de gouverner vers Guayaquil ou ses environs ; je résolus de ranger la côte vers ce point. Nous étions entrés, lors de notre premier voyage, dans plusieurs des baies et des rades de cette partie de la côte, qui nous étaient à présent familières ; j’avais fait aussi des connaissances qui ne pouvaient manquer de nous être utiles, et tout semblait devoir favoriser notre atterrage.

Dans la soirée du vingt-neuvième jour depuis notre départ de l’île, le schooner entra dans une rade ouverte, où, huit mois auparavant, nous avions fait un trafic assez considérable, et où j’espérai que nous serions reconnus. Je ne m’étais pas trompé. À peine avions-nous jeté l’ancre, qu’un Don Pedro… etc., etc., — car il avait une kyrielle étonnante de noms, — vint à nous dans un canot, pour reconnaître qui nous étions et ce que nous voulions ; — peut-être serait-il plus exact de dire ce que nous avions. Je reconnus l’homme du premier coup d’œil, car je lui avais déjà vendu des marchandises. Quelques mots, moitié anglais, moitié espagnols, nous suffirent pour renouer connaissance ; je lui fis entendre que j’étais à la recherche de mon bâtiment, dont j’avais été séparé pour raisons de service. Après avoir longtemps tourné autour de moi pour découvrir ce qui en était, il finit par m’apprendre qu’un bâtiment s’était abrité dans l’après-midi même derrière une île qui n’était qu’à dix milles de distance au sud ; qu’il l’avait vu, et qu’il aurait supposé que c’était son ancienne connaissance, la Crisis, sans le pavillon français qui flottait à la corne.

Ces renseignements me suffisaient, et je m’informai d’un pilote. Un des bateliers offrit de m’en servir. Comme je craignais qu’on n’eût de mes nouvelles à bord de la Crisis par quelque moyen semblable à celui que j’avais employé, je ne perdis pas de temps, et à dix heures nous faisions route. À minuit, j’entrais dans la passe qui séparait l’île du continent. Je montai alors dans un canot pour faire une reconnaissance. Je trouvai la Crisis à l’ancre sous un promontoire élevé. Tout y semblait tranquille ; mais je savais qu’un bâtiment qui avait toujours à craindre les gardes-côtes, et dont le salut dépendait de la rapidité de ses mouvements, devait faire bonne garde. J’examinai donc avec le plus grand soin et en prenant toutes les précautions possibles la position du bâtiment ; je montai sur le promontoire, et ce ne fut qu’après avoir complété mes observations que je retournai à bord du schooner, vers deux heures du matin.

Il me fallut peu de temps pour le rejoindre. Mon équipage impatient n’avait pu tenir en place, et le schooner était déjà près du promontoire, tous les hommes sur le pont et les armes à la main. Telle était leur impatience, que j’eus quelque peine à les empêcher de pousser des hourras ! Cependant ils gardèrent le silence, et je leur donnai mes instructions en peu de mots. Le promontoire seul nous séparait du navire, et ma seule crainte était de tomber sous le vent, ce qui aurait donné le temps aux Français de se reconnaître. Il fallait donc diminuer de voiles ; je ne gardai que la misaine, mais en tenant toutes les voiles prêtes à être carguées au besoin. Mon plan était d’aborder le bâtiment par le bossoir de tribord, et de faire le moins de bruit possible.

Quand tout fut prêt, je me plaçai à l’arrière auprès du timonnier, et je lui dis de mettre la barre au vent. Neb se plaça derrière moi. Je savais que les observations seraient inutiles ; je le laissai faire. Le pilote m’avait dit que l’eau était profonde jusqu’à la base même des rochers ; je rangeai donc la côte de très-près en doublant la pointe. L’instant d’après, la Crisis était en vue, à moins de cent brasses de distance. Je vis que nous faisions bonne route, et je fis carguer la misaine. En même temps, je me portai à l’avant. Nous étions si près que le bruit que faisait la toile en fouettant les mais fut entendu de la Crisis, et l’on nous héla. Une réponse insignifiante fut faite, puis nos bossoirs vinrent heurter ceux de la Crisis. — Hourra ! pour notre vieux bâtiment ! crièrent nos matelots, et ils s’élancèrent à l’abordage. On eût dit une meute ardente s’élançant sur sa proie.

La scène qui suivit fut une scène de confusion et de désordre. Des coups de pistolets furent échangés, mais la surprise nous assura la victoire. En moins de trois minutes, Talcott vint m’annoncer que nous étions maîtres du pont, et que les Français demandaient quartier. Leur première idée fut qu’ils avaient été saisis par un bâtiment garde-côte, car ils nous avaient quittés bien convaincus que c’était vers Canton que nous allions nous diriger. Grand fut leur étonnement quand ils apprirent la vérité. Dieu sait quelles imprécations ils vomirent contre nous, mais je ne crois pas utile de les répéter.

Harris, le matelot qui avait été cause de tout le mal en s’endormant pendant son quart, fut tué ; et neuf des nôtres, moi compris, reçurent de légères blessures ; trois tout au plus durent interrompre leur service pendant quelques jours. Quant au pauvre diable qui succomba, il dut sa mort au besoin qu’il éprouvait de faire oublier sa faute en s’exposant le premier aux coups de l’ennemi.

Les Français furent plus maltraités. Seize périrent sur la place ou des suites de leurs blessures ; nos hommes ayant fait une décharge meurtrière sur le premier groupe qui se précipita sur le pont, et s’étant servis ensuite de leurs coutelas, pendant une minute ou deux, avec un grand acharnement. C’était d’après le principe que le premier coup porté décide du combat. Le pauvre M. Le Compte fut trouvé mort à la porte de sa chambre ; il avait reçu une balle dans le front. J’avais reconnu sa voix au commencement de la mêlée ; elle était tonnante. Je ne compris que trop bien alors pourquoi elle avait cessé tout à coup de se faire entendre.