À bord et à terre/Chapitre 2

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À bord et à terre ou les Aventures de Miles Wallingford
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 22p. 18-30).


CHAPITRE II.


Cesse de m’arrêter, mon cher Protens ; les jeunes gens qui restent enfermés chez eux, ont toujours l’esprit borné. — Viens plutôt avec moi admirer les merveilles de l’univers.
Shakespeare..


Pendant l’année qui succéda à celle où j’avais dû partir pour Yale, M. Hardinge avait suivi une méthode très-judicieuse pour mon éducation. Au lieu de me faire commencer l’étude des ouvrages que je devais voir dans cette institution, afin que j’eusse moins de peine ensuite, autrement dit pour alléger mes travaux futurs, pour favoriser ma paresse, il me remit aux éléments jusqu’à ce qu’il fût bien sûr que je les possédais à fond. Je savais mes deux grammaires littéralement par cœur, et jusqu’aux moindres notes. Aucun passage, aucune règle ne restait sans explication ; j’appris aussi à scander, ce qui, il y a cinquante ans, suffisait en Amérique pour faire une réputation de savant[1]. Ensuite nous dirigeâmes nos efforts vers les mathématiques, science que M. Hardinge pensait justement que je ne pourrais jamais posséder trop à fond. En peu de semaines, je savais à merveille mon arithmétique, dont j’avais déjà une certaine teinture ; puis j’attaquai la trigonométrie, ainsi que quelques-uns des problèmes de géométrie les plus utiles. Voilà où j’en étais au moment de la mort de ma mère.

Je l’ai déjà dit, je n’avais nulle inclination pour devenir savant. On pouvait me forcer à étudier le droit ; mais j’étais bien décidé à ne jamais en faire mon état. Sur ce point ma détermination était bien prise, et, quand ma mère aurait vécu, je n’aurais point changé, quoique ma déférence pour ses volontés m’eût fait pousser mes études jusqu’au grade de licencié. À présent même qu’elle n’était plus, je m’informai si elle n’avait laissé à ce sujet aucune instruction, ni manifesté un désir qui eût été une loi pour moi. J’en parlai à Rupert, et je fus un peu choqué de la légèreté avec laquelle il me répondit.

— Qu’importe à vos parents maintenant, dit-il en appuyant sur ce dernier mot avec une intention qui me fit battre le cœur, — que vous soyez avocat, docteur ou négociant, ou bien que vous restiez à la ferme, et que vous soyez fermier comme votre père ?

— Mon père avait été marin, m’écriai-je avec la rapidité de l’éclair.

— Oui, et c’est une belle et noble profession. Je ne rencontre jamais un marin sans lui porter envie. Voyez un peu, Miles, ni vous ni moi nous n’avons encore été à la ville, tandis que les bateliers de votre mère, ou plutôt les vôtres, car ils sont à vous à présent, y vont régulièrement toutes les semaines. Je donnerais tout au monde pour être marin.

— Vous, Rupert ! mais vous savez que votre père désire que vous soyez ministre.

— Vraiment, un jeune homme comme moi ferait une jolie figure dans la chaire ou en surplis. Non, non, Miles. Il y a eu dans ce siècle-ci deux Hardinge dans les ordres, c’est bien assez ; moi, c’est pour la mer que j’ai de l’inclination. Vous savez sans doute que mon bisaïeul était capitaine de marine, et qu’il fit de son fils un ministre. Montrons aujourd’hui le revers de la médaille, et que le fils du ministre devienne à son tour capitaine. J’ai lu beaucoup de vies de marins, et on ne saurait croire combien de fils de ministres en Angleterre entrent dans la marine, et combien de fils de marins entrent dans l’église.

— Mais à présent il n’y a point de marine dans ce pays, — pas même un seul vaisseau de guerre, à ce que je crois.

— Voilà le mal. Le congrès a voté une loi, il y a deux ou trois ans, pour construire quelques frégates, mais elles n’ont jamais été lancées à la mer. Maintenant que Washington n’est plus en fonctions, je suis sûr qu’il ne se fera rien de bien dans le pays.

Je révérais, comme tous mes compatriotes, le nom de Washington, mais je ne voyais pas bien ce qu’il venait faire là. Rupert s’inquiétait peu des conséquences logiques, prenant ses assertions pour des réalités. Après une courte pause, il continua :

— Vous êtes maintenant de fait votre maître, dit-il, et vous pouvez faire ce qui vous plaît. Si vous allez sur mer et que vous ne vous y plaisiez pas, libre à vous de revenir ici. Vous y serez tout aussi maître que si vous n’aviez jamais cessé de surveiller vos bestiaux, de faucher vos foins et d’engraisser vos cochons.

— Je ne suis pas mon maître plus que vous, Rupert. Je suis le pupille de votre père, et je dois l’être encore pendant cinq ans.

Kupert se mit à rire, et il chercha à me persuader que, si j’étais bien résolu de ne point aller à Yale, et de ne pas être avocat, je n’avais rien de mieux à faire que de décharger son digne père de toute responsabilité à cet égard en m’embarquant clandestinement. Si je devais jamais être marin, je n’avais pas de temps à perdre ; car il avait toujours entendu dire que c’était de seize à vingt ans qu’il fallait faire l’apprentissage de ce genre de vie. J’étais assez de cet avis, et je me séparai de mon ami en lui promettant de reprendre au premier jour notre conversation.

Je rougis presque d’avouer que les sophismes artificieux de Rupert m’aveuglaient au point de ne plus guère me laisser discerner le bien d’avec le mal. Si M. Hardinge se croyait vraiment obligé, par déférence pour les volontés de mon père, à m’élever pour le barreau, et que ma répugnance pour cette profession fût insurmontable, pourquoi ne pas venir à son secours, en m’arrogeant le droit de décider moi-même et en agissant en conséquence ? Je résolus d’abord d’avoir un entretien avec M. Hardinge, pour savoir si mes parents s’étaient expliqués positivement à cet égard. Je ferais connaître ensuite mon désir d’être marin et de voir le monde ; mais je ne laisserais pas entrevoir que je pourrais bien partir un jour sans rien dire, ce qui n’eût pas été le décharger de toute responsabilité.

Une occasion se présenta bientôt de sonder le terrain ; je demandai à M. Hardinge si mon père, dans son testament, avait ordonné de m’envoyer à Yale et de m’y faire élever pour le barreau. Mon père n’avait rien fait de semblable. Tout au plus le capitaine Wallingford avait-il pu concevoir quelque vague idée que je prendrais un jour cette profession, mais rien de plus. Cette assurance me soulagea d’un grand poids, car j’étais bien sûr que ma mère m’aimait trop pour décider d’une manière absolue dans une question qui intéressait si directement mon bonheur. Questionné sur ce dernier point, M. Hardinge n’hésita pas à dire que ma mère en avait causé plusieurs fois avec lui ; que son désir était que j’allasse à Yale, et que j’étudiasse le droit, quand même je ne devrais pas pratiquer. Dès qu’il eut fait cette communication, le bon ministre s’arrêta pour observer l’effet qu’elle avait produit sur moi. Voyant sans doute une expression de mécontentement se peindre sur ma figure, il ajouta immédiatement :

— Mais votre mère, Miles, n’entendait pas vous contraindre ; car elle savait que c’était vous qui deviez suivre cette carrière, et non pas elle. « Non, non, me disait-elle, je ne le forcerai pas plus sur ce point que s’il s’agissait pour lui de se marier. C’est lui qui doit décider en dernier ressort, et lui seul. Nous pouvons essayer de le guider, mais voilà tout. Enfin, mon cher Monsieur, vous ferez pour le mieux ; je m’en repose sur vous, certaine que votre sagesse sera éclairée par la lumière qui vient d’en haut. »

J’exprimai alors clairement à M. Hardinge mon désir de voir le monde et d’être marin. Cette déclaration confondit le bon ministre, et je vis qu’il était fâché. Je crois que quelques scrupules religieux étaient pour beaucoup dans sa répugnance à me voir embrasser cette profession. En tout cas, il était facile de voir que cette répugnance était profonde. À cette époque, peu d’Américains voyageaient dans le but de perfectionner leur éducation, et s’il y en avait, c’était dans une classe de la société si supérieure à la mienne, qu’il semblait absurde de ma part, même d’y songer. Ma fortune n’était pas non plus en rapport avec une pareille dépense. J’avais assez pour vivre honorablement, et aussi indépendant qu’un roi dans ma ferme ; mais ce n’était pas une raison pour se donner des airs de gentleman. C’eût été de très-mauvais ton en 1797. Le pays devenait riche rapidement, il est vrai, grâce aux avantages de sa position neutre ; mais il n’y avait pas assez longtemps qu’il était émancipé pour qu’on pût songer à faire le nabab avec huit cents livres sterling par an. L’entrevue se termina par une vive exhortation que me fit mon tuteur de ne pas abandonner mes études pour un projet aussi chimérique que celui de courir le monde en qualité de simple matelot.

Je racontai tout cela à Rupert, qui, pour la première fois et à mon grand étonnement, taxa quelques-unes des idées de son père de puritanisme et d’exagération. Il soutint que chacun était le meilleur juge dans sa propre cause, et que la mer avait produit tout autant de saints que la terre. Il n’était pas même certain que, toute proportion gardée, l’avantage ne fût pas en faveur de l’Océan.

— Prenez les avocats, par exemple, Miles, disait-il ; je voudrais bien savoir où vont se nicher leurs principes religieux. Ils louent leur conscience à tant par jour, et ils parlent et raisonnent avec autant de zèle pour le mauvais que pour le bon droit.

— Par saint George, vous n’avez pas tort, Rupert. Le vieux David Dockett, je l’ai entendu dire à M. Hardinge plus de vingt fois, fait toujours deux rôles à la fois, pourvu qu’on le paie bien, celui de témoin et celui d’avocat. Il parlera pendant des heures entières sur des faits que lui et ses clients ont inventés entre eux, et tout le temps il aura l’air aussi convaincu que s’il disait la vérité.

Rupert ne manqua pas de rire de cette saillie, et il poursuivit l’avantage qu’elle lui donnait, en citant d’autres exemples pour prouver à quel point son père se trompait en croyant qu’on n’avait qu’à entrer dans le barreau pour sauver son âme de la perdition. Après que la discussion se fut prolongée un peu, Rupert, à ma grande surprise, en vint à proposer tout crûment de nous échapper, d’aller à New-York, de nous embarquer comme mousses à bord de quelque bâtiment frété pour les Indes : il en partait alors un grand nombre de ce port dans la saison convenable.

Ce projet me souriait assez quant à moi ; mais l’idée que Rupert m’accompagnât dans une pareille entreprise me faisait tressaillir. J’avais assez de fortune pour pouvoir à la rigueur aventurer quelque chose ; mais il n’en était pas de même de mon ami. Si plus tard je me repentais de ma démarche, je n’avais qu’à revenir à Clawbonny, j’y trouverais toujours plus que le nécessaire. Quant au danger moral, je n’y pensais pas. Comme tous les jeunes gens sans expérience, je me croyais assez cuirassé de vertu pour être invulnérable.

Mais Rupert était dans une toute autre position, et cette considération m’aurait arrêté, si je ne m’étais pas dit que je pourrais toujours venir à son aide. Comme, je laissai échapper quelques mots dans ce sens, Rupert ne manqua pas de s’en emparer, quoique avec beaucoup de tact et de discrétion. Il prouva que lorsque nous serions majeurs, il serait en état de commander un bâtiment, et que sans doute je voudrais placer sur un navire une partie de mes épargnes. L’accumulation de mes revenus pendant les cinq ans qui allaient s’écouler, suffirait et au delà, et alors une carrière de fortune et de prospérité s’ouvrirait devant nous.

— C’est une bonne chose, sans doute, Miles, ajouta ce dangereux sophiste, d’avoir de l’argent placé à intérêt, une grande ferme, un moulin, et le reste ; mais un navire rapporte plus d’argent en un seul voyage que n’en produirait la vente de tous vos biens. On dit encore que ceux qui commencent avec rien ont la plus belle chance de réussir ; en bien ! comme nous ne partirons qu’avec nos habits sur le dos, le succès est infaillible. J’aime cette idée de commencer avec rien : c’est si complètement américain, n’est-ce pas ?

C’est en effet un de ces préjugés propres aux États-Unis de supposer que les hommes qui n’ont pas le moyen de suivre telle ou telle carrière, ont le plus de chances d’y réussir, et surtout que ceux qui commencent pauvres sont en meilleure passe pour s’enrichir que ceux qui commencent avec quelques ressources. J’étais moi-même assez disposé à partager cette dernière doctrine, quoique je ne pusse, je l’avoue, me rappeler aucun exemple d’une personne de ma connaissance qui ait renoncé à sa fortune, quelque considérable, quelque gênante qu’elle pût être, afin d’avoir des chances égales à celles de ses compétiteurs plus pauvres. Néanmoins il y avait quelque chose de séduisant pour mon imagination dans l’idée d’être l’artisan de ma propre fortune. À cette époque, il était facile de compter sur les rives de l’Hudson les habitations qui prenaient le nom pompeux de résidences, et je les avais entendu énumérer par ceux qui connaissaient bien le pays. J’aimais la pensée de construire sur le domaine de Clawbonny une maison qui pût être décorée du même nom, mais surtout après que j’aurais acquis par moi-même les moyens de mettre ce projet à exécution. À présent j’avais une maison ; mon ambition était d’avoir une résidence.

Rupert et moi nous envisageâmes notre grand dessein sous toutes les faces possibles pendant un grand mois, prenant tantôt une résolution, tantôt une autre, et enfin je résolus d’exposer toute l’affaire à nos deux jeunes compagnes, après leur avoir fait promettre solennellement le secret. Comme nous passions tous les jours des heures entières ensemble, les occasions ne manquaient pas. Mon ami ne goûtait que médiocrement cette idée ; mais j’avais tant d’affection pour Grace, et tant de confiance dans le jugement de Lucie, que je persistai dans ma résolution. Il y a aujourd’hui plus de quarante ans que cette grande conférence eut lieu, et je m’en rappelle tous les détails comme si c’était hier.

Nous étions assis tous les quatre sur un banc grossier que ma mère avait fait placer sous l’ombrage d’un chêne planté dans l’endroit peut-être le plus pittoresque de toute la ferme, et d’où l’on découvrait une des plus belles vues de l’Hudson. Notre côté du fleuve ne possède pas en général des vues aussi belles que celui de l’est, parce que tout notre arrière-plan de montagnes, si brisé et en même temps si magnifique parfois, complète le paysage pour nos voisins, tandis que pour nous le tableau est renfermé dans un cadre plus modeste ; mais il y a encore des endroits charmants sur notre rive occidentale, et celui-ci était un des plus délicieux. L’eau était unie comme une glace, et les voiles de tous les bâtiments en vue pendaient aux vergues dans un doux repos, représentant le commerce endormi. Grace sentait profondément les beautés de la nature, et elle exprimait alors ses pensées avec plus de force qu’il n’est ordinaire chez des jeunes filles de quatorze ans. Elle appela la première notre attention sur le paysage par une de ses exclamations d’enthousiasme ; et Lucie y répondit par une remarque simple et vraie, qui montrait une vive sympathie, quoique peut-être avec moins d’exagération de sentiment. Je crus le moment favorable, et je parlai.

— Si vous admirez tant un navire, Grace, lui dis-je, vous apprendrez sans doute avec plaisir que je songe à devenir marin.

Il y eut un silence de près de deux minutes pendant lequel j’affectai de regarder les sloops dans le lointain, puis je me hasardai à jeter un coup d’œil sur mes compagnes. Les yeux de Grace étaient fixés sur les miens avec une expression sérieuse qui m’embarrassa ; et, en me détournant, mes regards rencontrèrent ceux de Lucie qui m’observait aussi attentivement, comme si elle ne pouvait en croire ses oreilles.

— Marin, Miles ? répéta lentement ma sœur, — je croyais qu’il était décidé que vous étudieriez le droit.

— Allons donc, j’en suis aussi éloigné que nous le sommes de l’Angleterre ; je veux voir le monde, et Rupert que voici…

— Comment, Hupert ? demanda Grace dont les traits changèrent tout à coup, quoique j’eusse trop peu d’expérience pour en comprendre la cause ; — il se destine à l’église, lui, pour aider son bon père, pour devenir dans longtemps, dans bien longtemps, son successeur.

Je remarquai que Rupert sifflait tout bas, et qu’il affectait de paraître indifférent ; mais l’air sérieux et étonné de ma sœur, son ton solennel, produisirent plus d’effet sur nous deux que nous n’aurions aimé à l’avouer.

— Allons, Mesdemoiselles, dis-je enfin en m’armant de résolution, il n’y a pas moyen de vous rien cacher ; mais rappelez-vous que ce que je vais vous dire est sous le sceau du secret, et n’allez pas nous trahir.

— M. Hardinge seul excepté, répondit Grace. Si vous voulez être marin, il doit le savoir.

— Oui, si nous envisageons nos devoirs superficiellement, — c’était une phrase que j’avais volée à mon ami, — et si nous ne distinguons pas l’ombre de la substance.

— Nos devoirs superficiellement ! je ne vous comprends pas, Miles. À coup sûr M. Hardinge doit savoir quelle profession vous voulez embrasser. Rappelez-vous, mon frère, qu’il vous tient lieu de père maintenant.

— Il n’est pas plus mon père que celui de Rupert, apparemment. Vous en conviendrez, j’espère.

— Toujours Rupert ! Qu’a-t-il de commun avec votre fantaisie d’aller sur mer ?

— Promettez-moi le secret, et vous saurez tout. Mais il faut que Lucie me donne aussi sa parole. Je sais qu’ensuite nous pourrons être tranquilles.

— Donnons-la, Grace, dit Lucie à demi-voix et en tremblant un peu. De cette manière, nous apprendrons ce qu’ils veulent faire, et nous pourrons raisonner ces mauvaises têtes.

— Eh ! bien, je vous le promets, Miles, dit ma sœur d’une voix si solennelle que j’en fus presque effrayé.

— Et moi aussi, Miles, ajouta Lucie, mais d’une voix si faible que je l’entendis à peine.

— Allons, voilà qui est bien. Je vois que vous êtes toutes deux raisonnables, et vous pourrez nous servir. Rupert et moi nous sommes bien décidés ; nous voulons être marins.

Un cri s’échappa des lèvres des deux jeunes filles, puis il y eut encore un long silence.

— Quant au droit, au diable le droit, continuai-je en toussant pour me donner du courage. — Est-ce qu’il y a jamais eu un Wallingford homme de loi ?

— Mais il y a eu des Hardinge ministres, dit Grace en s’efforçant de sourire, mais avec une expression si triste qu’encore aujourd’hui je ne puis me la rappeler qu’avec un serrement de cœur.

— Et marins aussi, s’écria Rupert avec plus d’énergie que je ne le croyais possible, — mon bisaïeul était officier de marine.

— Mon père a servi aussi dans la marine.

— Mais il n’y a point de marine à présent dans ce pays, Miles, reprit Lucie d’un ton suppliant.

— Comment donc ? Il y a des bâtiments en quantité. C’est tout ce qu’il nous faut.

— Sans doute. Ce que nous voulons, c’est aller sur mer, et on peut le faire à bord d’un bâtiment marchand tout aussi bien que d’un vaisseau de guerre.

— Oui, dis-je en me redressant d’un air d’importance, je crois qu’un bâtiment qui va droit à Calcutta en doublant le cap de Bonne-Espérance, sur les traces de Vasco de Gama, n’est pas tout à fait un sloop d’Albany.

— Qu’est-ce que Vasco de Gama ? demanda vivement Lucie.

— Rien qu’un noble Portugais qui découvrit le cap de Bonne-Espérance, le doubla le premier et alla ensuite aux Indes. Vous voyez, Mesdemoiselles, que des nobles eux-mêmes sont marins. Pourquoi Rupert et moi ne le serions-nous pas ?

— Toute profession honnête est respectable, je le sais, Miles, répondit ma sœur ; mais avez-vous fait part à M. Hardinge de votre projet ?

— Mais, pas positivement ; à peu près ; — de manière, peut-être, à n’être pas compris.

— Il n’y consentira jamais, enfants ! — Cette phrase fut prononcée avec un certain air de triomphe.

— Nous n’avons pas l’intention de lui demander son consentement, Grace. Rupert et moi nous comptons partir la semaine prochaine, sans en dire un mot à M. Hardinge.

Il y eut un nouveau silence, pendant lequel je vis Lucie se cacher la figure dans son tablier, pendant que des larmes coulaient librement le long des joues de ma sœur.

— Vous ne serez point cruel à ce point, Miles ? dit Grace à la fin.

— C’est parce que nous ne voulons pas être cruels que nous agirons ainsi. — Et je poussai Rupert du coude, pour lui dire de venir à mon secours ; mais il se contenta de secouer la tête, comme s’il eût voulu dire : — Tu as voulu te mettre dans la nasse, tire-t’en maintenant comme tu pourras. — Oui, ajoutai-je, voyant que je n’avais aucun secours à en espérer, — c’est justement pour cela.

— Justement, Miles ? Vous parlez de manière à montrer que vous n’êtes pas content de vous-même.

— Je ne suis pas content de moi ! ah bien ! par exemple. Rupert n’est pas content de lui, non plus, n’est-ce pas ? Vous vous trompez étrangement, Grace ; il n’y a pas dans l’état de New-York deux garçons plus contents d’eux que Rupert et moi.

En ce moment Lucie releva la tête, en éclatant de rire, quoique des larmes ruisselassent dans ses yeux en même temps.

— Vois-tu, chère Grace, dit-elle, ce sont deux petits messieurs bien sots, bien suffisants, qui se sont monté la tête, et qui viennent nous débiter de belles phrases sur « le point de vue superficiel des devoirs, » et autres fadaises. Mon père redressera tout cela, et ces enfants en seront pour leurs belles phrases.

— Un instant, miss Lucie, un instant, s’il vous plaît. Votre père ne saura rien de tout ceci avant notre départ. Nous voulons le dégager de toute responsabilité dans les prémisses.

J’étais content de cette expression ; elle résonnait bien, et je regardai nos demoiselles pour juger de l’effet qu’elle avait produit. Grace pleurait, et ne faisait pas autre chose ; mais Lucie avait un air moqueur et légèrement impertinent, tandis que des pleurs sillonnaient ses joues, comme on voit quelquefois le soleil briller pendant que la pluie tombe.

— Oui, dans les prémisses, répétai-je en appuyant sur ce mot. J’espère que c’est anglais, et bon anglais ; mais avec vous il ne faudrait jamais employer que les expressions les plus vulgaires.

En 1797, le grandiose n’avait pas encore fait irruption dans le langage de la conversation. Les expressions sublimes ou ambitieuses auraient provoqué un sourire beaucoup plus qu’aujourd’hui ; et si j’en dois croire des juges beaucoup plus compétents que moi, c’est aux discours du congrès et à la phraséologie des journaux qu’il faut attribuer la grande amélioration qui s’est faite depuis lors dans l’esprit et dans les manières. Cependant Rupert avait devancé son siècle sous ce rapport, et toutes les belles phrases que je pouvais débiter, c’était pour les lui avoir entendu dire. Je trouvai Lucie presque impertinente, de rire d’une expression qui venait d’une pareille source, et, pour la confondre, je n’hésitai pas à exhiber mon autorité.

— J’en étais sûre, s’écria Lucie, riant pour le coup de tout son cœur, voilà bien Rupert, qui me parle toujours de « prendre la responsabilité, » et de « conclusions dans les prémisses. » Laissons faire mon père, Grace, et si ces enfants commencent par les prémisses, il se chargera de la responsabilité de la conclusion.

J’aurais perdu patience, si Grace n’avait pas montré pour moi un intérêt si touchant que, malgré la présence de cette moqueuse de Lucie que j’aurais voulu voir bien loin, je lui racontai tout notre projet.

— Vous voyez, ajoutai-je, que si M. Hardinge en sait quelque chose, on dira qu’il aurait dû nous retenir. Eh ! quoi, dirait-on, il est ministre, et il n’a pas su empêcher deux garçons de seize et de dix-sept ans de partir ! Comme s’il était facile de retenir deux jeunes gens déterminés qui veulent voir le monde. Au contraire, s’il ne sait rien, personne ne pourra le blâmer. C’est ce que j’appelle le dégager de toute responsabilité. Nous comptons partir la semaine prochaine, c’est-à-dire dès que notre costume de matelot sera prêt. Nous descendrons le fleuve sur le bateau à voile, et Neb viendra avec sous pour le ramener. Maintenant que vous savez tout, il ne sera pas nécessaire que nous laissions une lettre pour M. Hardinge ; car, trois jours après notre départ, vous pourrez tout lui raconter. Notre absence durera un an ; nous reviendrons alors et nous serons ravis de nous retrouver tous ensemble. Rupert et moi nous serons alors des jeunes gens, quoique vous nous traitiez d’enfants aujourd’hui.

Ce dernier tableau consola un peu les deux amies. Rupert, qui jusque-là s’était tenu à l’écart, me laissant toute la peine, vint enfin à mon aide, et avec sa manière subtile et son ton mielleux, il se mit à faire paraître bien ce qui était mal. Je ne crois pas qu’il réussit à tromper sa sœur ; mais il n’eut, je le crains, que trop d’influence sur la mienne. Lucie, quoique tout cœur, était aussi positive que son frère était alambiqué. Il était ingénieux à masquer la vérité ; mais elle ne manquait presque jamais de déchirer le voile. Je ne vis jamais de plus grand contraste que celui qu’offraient ces deux enfants du même lit. J’ai entendu dire que le fils tenait de sa mère, et la fille de son père. Cependant mistress Hardinge était morte trop jeune pour avoir pu exercer aucune influence morale sur ses enfants.

Nous reprîmes la discussion les deux ou trois jours suivants. Nos sœurs redoublèrent d’efforts pour nous décider à consulter M. Hardinge, mais inutilement. Nous savions que nous pouvions compter sur leur discrétion, et nous restâmes fermes comme des rocs. Comme nous nous y attendions, dès qu’elles reconnurent qu’elles n’obtiendraient rien, elles se mirent à nous seconder de leur mieux. Elles nous firent deux sacs en toile à chacun pour nos effets, et elles nous aidèrent à nous procurer des vêtements plus convenables pour l’expédition que nous méditions, que ceux que nous avions déjà. Nous résolûmes de laisser nos longues robes à la maison, n’emportant qu’un seul habillement complet, et le plus simple. Au bout d’une semaine, tout était prêt ; nos sacs, bien ficelés, étaient cachés dans le magasin sur le bord de la crique. Je pouvais en avoir la clef à tout moment, car, en ma qualité d’héritier présomptif, j’exerçais déjà une certaine autorité dans la ferme.

Quant à Neb, il eut pour instructions de tenir le bateau prêt pour le mardi suivant. Le Wallingford de Clawbonny — c’était le nom du sloop — devait partir la veille pour un de ses voyages réguliers, et, par conséquent, il ne pourrait nous poursuivre. J’avais fait tous mes calculs au sujet de la marée. Je savais que le Wallingford devait appareiller à neuf heures du matin ; nous partirions, nous, un peu avant minuit. Il était nécessaire, pour ne pas être aperçus, de partir le soir, lorsqu’il n’y avait plus risque de rencontrer personne.

Le mardi fut un jour triste et pénible pour nous tous, à l’exception de M. Hardinge, qui, n’ayant aucun soupçon, avait conservé son calme et sa sérénité ordinaire. Rupert avait l’air gêné et contraint, tandis que les yeux des deux chères filles étaient à peine un moment sans larmes. Grace semblait la plus maîtresse d’elle-même, et j’ai soupçonné depuis qu’elle avait eu un entretien secret avec mon astucieux ami, qui avait une éloquence des plus persuasives quand il voulait l’employer tout de bon. Quant à Lucie, elle me parut n’avoir pas cessé un instant de pleurer.

À neuf heures, il était d’usage que toute la famille se séparât après la prière ; Nous nous couchions alors, sauf M. Hardinge qui travaillait presque toujours jusqu’à minuit. Celle habitude nous obligea de mettre beaucoup de prudence dans notre départ ; et Rupert et moi nous étions hors de la maison à onze heures, sans avoir été découverts. Nous avions pris congé de nos sœurs à la hâte, dans un corridor, chacun de nous embrassant la sienne, comme si nous nous quittions pour la nuit. À dire vrai, nous fûmes charmés et en même temps un peu surpris de voir avec quelle raison Grace et Lucie se conduisirent dans cette occasion ; car nous nous étions attendus à une scène, surtout de la part de la première.

Nous nous éloignâmes de la maison le cœur gros. Il est peu de jeunes gens qui quittent pour la première fois le toit paternel pour s’aventurer dans le monde, sans avoir le sentiment de l’isolement dans lequel ils vont se trouver. Nous marchions vite et en silence, et quoiqu’il y eût près de deux milles jusqu’au lieu de l’embarquement, nous y étions en moins d’une demi-heure. J’allais parler à Neb, dont je voyais la figure sur le bateau, lorsque j’aperçus à six pieds de moi deux formes légères. C’étaient Grace et Lucie en pleurs, qui attendaient notre arrivée pour nous voir partir. J’avoue que je fus ému et tourmenté de voir ces deux frêles créatures si loin de la maison à une pareille heure, et mon premier mouvement fut de les reconduire avant d’entrer dans le bateau ; mais ni l’une ni l’autre n’y voulut consentir ; mes supplications furent inutiles : il fallut me soumettre.

Je ne sais trop comment cela se fit, et je ne me charge pas de l’expliquer, mais, quelque étrange que le fait puisse paraître, au moment d’une pareille séparation, ce fut avec la sœur de son ami que chacun de nous se trouva à l’écart, pour lui faire ses adieux et ses dernières recommandations. Ce n’étaient pas des propos d’amour, ni rien de semblable ; non, nous étions trop jeunes pour cela ; mais nous obéissions à une impulsion qui, aurait dit Rupert, produisait ce résultat.

Que se passa-t-il entre Grace et son compagnon ? je n’en sais rien. Entre Lucie et moi il n’y eut rien que de franc et de loyal. L’excellente fille me mit de force dans la main six pièces d’or que je savais lui venir de sa mère, et dont je lui avais entendu dire bien des fois qu’elle ne ferait usage qu’à la dernière extrémité. Elle savait que je n’avais que cinq dollars au monde, et Rupert pas un seul ; je voulus refuser, je voulais au moins qu’elle les donnât à Rupert. — Non, j’en ferais un usage plus prudent, dit-elle, et dans l’intérêt commun.

— Et puis, vous êtes riche, ajouta-t-elle en souriant à travers ses larmes ; je vous les prête et vous pourrez me les rendre, tandis qu’à Rupert il aurait fallu les donner.

Comment résister à cette généreuse enfant ? Je pris l’argent, bien décidé à le lui rendre avec intérêt. Alors je la pressai contre mon cœur, et l’embrassai cinq à six fois de toutes mes forces ; c’était la première fois depuis que nous nous connaissions, et je m’arrachai de ses bras. Je ne crois pas que Rupert ait embrassé Grace, mais j’avoue que je n’en sais rien, quoique nous fussions à quelques pas l’un de l’autre.

— Écrivez-nous, Miles ; écrivez-nous, Rupert, dirent les deux amies en sanglotant et penchées sur le quai, pendant que nous nous éloignions. Malgré la nuit, nous pûmes les apercevoir pendant quelques minutes, jusqu’à ce qu’un coude que faisait la crique eût mis une masse sombre de terre entre elles et nous.

Ce fut ainsi que je quittai Clawbonny au mois de septembre 1797. J’allais avoir dix-sept ans ; Rupert avait six mois de plus que moi, et Neb un an de plus que Rupert. Nous n’avions rien oublié, si ce n’est nos cœurs : le mien était resté tout entier auprès des deux charmantes créatures que nous laissions derrière nous ; celui de Rupert voltigeait de terre à bord, n’abandonnant jamais complètement la chère demeure dans laquelle la nature l’avait enfermé.



  1. L’auteur eut pour maître un gradué d’Oxford, qui lui apprit à scander en 1801. La classe où il entra dans l’institution d’Yale, en 1803, fut la première où l’on fit cet exercice, encore se borne-t-on à scander le vers hexamètre d’Homère et de Virgile. La quantité n’était nullement en honneur dans ce pays. (Note de l’auteur.)