À bord et à terre/Chapitre 23

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À bord et à terre ou les Aventures de Miles Wallingford
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 22p. 288-299).


CHAPITRE XXIII.


Si c’est d’après ton estime qu’on t’apprécie, tu mérites assez ; mais cet assez peut ne pas s’étendre jusqu’à la dame.
Le Marchand de Venise.


Le lendemain j’étais sur pied de bonne heure ; et accompagné de Grace, qui n’était pas moins sensible que moi aux charmes de notre paisible demeure, je descendis au jardin, où je fus étonné de trouver déjà Lucie. Notre réunion fortuite nous reportait aux anciens jours ; il ne manquait que Rupert pour compléter le tableau, et je craignais bien qu’il ne prît plus le même plaisir à nos causeries de famille. Toutefois je fus charmé de voir Lucie, et surtout de la trouver là, et mes yeux le lui exprimèrent vivement. Il y avait bien longtemps que je n’avais vu à la chère enfant un air aussi heureux, et je sentis se dissiper un peu ma crainte qu’elle n’eût rencontré quelque jeune homme aimable d’une profession plus distinguée qu’un capitaine de bâtiment marchand.

— Je ne m’attendais guère à vous trouver ici mangeant des groseilles à moitié mûres, miss Lucie, dit Grace. Il n’y a pas vingt minutes que vous étiez encore dans votre chambre, sans avoir commencé votre toilette.

— Les fruits verts de Clawbonny valent bien mieux que les fruits mûrs de ces horribles marchés de New-York ! s’écria Lucie avec un enthousiasme si naturel qu’il excluait toute idée d’affectation.

Grace sourit, et elle ajouta : — Quel dommage que Miles ne pense pas comme nous, et qu’il veuille courir les mers, au lieu de passer le reste de ses jours dans la demeure où ses pères ont vécu si longtemps ! N’est-ce pas, Lucie ?

— Les hommes ne sont pas comme nous autres femmes, qui quand nous aimons une chose, l’aimons de tout notre cœur. Non, non, les hommes préfèrent errer à l’aventure, faire naufrage, être abandonnés dans des îles désertes, plutôt que de rester tranquillement chez eux.

— Je ne suis pas surprise que mon frère aime tant les îles désertes, lorsqu’on y trouve des compagnes comme miss Merton.

— Faites attention, chère sœur, d’abord que la Terre de Marbre n’est pas une île déserte, et ensuite que c’est à Londres, dans Hyde-Park, et presque au milieu du canal, que je l’ai rencontrée pour la première fois.

— Il est assez étrange, Lucie, que Miles dans le temps ne nous ait jamais rien dit de tout cela. Quand on a le bonheur de retirer de l’eau une jeune personne, c’est bien le moins qu’on l’écrive à ses amis.

Grace parlait étourdiment et sans arrière-pensée ; et cependant ce peu de mots jeta du froid sur le reste de notre promenade. Lucie ne dit plus rien, je devins pensif et maussade ; la conversation languit, et nous ne tardâmes pas à rentrer.

Je fus occupé toute la matinée à parcourir la ferme avec M. Hardinge, et à entendre ses comptes de tutelle. J’en connaissais déjà les résultats généraux, et l’Aurore était là pour me les rappeler ; mais il me fallut écouter les plus minutieux détails. M. Hardinge était l’homme le plus simple et le plus confiant du monde ; et si mes affaires avaient si bien tourné, il fallait l’attribuer à l’état prospère du pays à cette époque, au système de culture que mon père avait adopté de son vivant, et aux choix excellents qu’il avait faits des personnes qui devaient le seconder. Si la chose eût dépendu des connaissances et de la direction du bon ministre, tout aurait été bientôt de travers.

— Je ne crois pas aux miracles, mon cher Miles, dit mon tuteur en s’admirant dans son ouvrage avec une bonhomie charmante ; mais je crois vraiment qu’il s’est opéré en moi un changement pour me trouver en état de faire face à toutes les difficultés d’une position où les intérêts de deux orphelins m’étaient si subitement confiés. Grâce à Dieu, tout prospère, et je ne m’en suis pas tiré trop mal. Moi qui n’avais jamais acheté un boisseau de blé de ma vie, je suis parvenu à faire toutes mes emplettes de grain sans trop de peine. Pour un homme de ma profession et de mon caractère, ce n’est pas mal, n’est-ce pas ?

— J’espère, mon cher monsieur, que le meunier a fait tous ses efforts pour vous seconder de son mieux ?

— Morgan ? oui, sans doute ; il est toujours prêt, et je ne manque jamais de l’envoyer au marché, soit pour vendre, soit pour acheter. En vérité ses conseils sont toujours si excellents que je dirais qu’il a le don de prophétie, si ce n’était un blasphème ; car il faut éviter l’exagération, même dans l’expression de notre reconnaissance, mon garçon.

— Il est vrai, monsieur. Et comment vous y êtes-vous pris pour vendre si avantageusement les récoltes sur pied ?

— Toujours grâce au même conseiller, Miles. Et puis, il faut dire que nous avons eu des récoltes superbes. Tout cela a été si bien conduit, si bien dirigé !

— Le vieil Hiram — c’était l’oncle de Neb — n’a pas dû non plus vous être inutile ? Hiram a beaucoup de bon sens à sa manière.

— Sans doute, Hiram et moi, nous avons tout fait, avec l’aide de la bonne Providence. En vérité, mon garçon, vous devez être satisfait de votre lot sur la terre, car tout semble prospérer autour de vous. Maintenant il faudra songer un de ces jours à nous marier, pour transmettre Clawbonny à notre fils, comme nous l’avons reçu de nos pères.

— Je garde cette espérance en perspective, mon cher tuteur ; — ou, comme nous disons noms autres marins, pour ancre de miséricorde.

— Votre espoir de salut est votre ancre de miséricorde, n’est-ce pas, mon enfant ? Mais il ne faut pas être trop sévère avec les jeunes gens, et il faut bien leur donner un peu carrière dans leurs imaginations. Oui, oui, j’espère que vous ferez un jour infidélité à votre Aurore. Ce sera un beau jour pour moi que celui où je verrai une nouvelle mistress Miles Wallingford à Clawbonny. Ce sera la troisième ; car je me rappelle parfaitement votre grand’mère.

— Et avez-vous quelque personne à me proposer pour ce poste important ? dis-je en affectant de sourire, mais très-curieux d’entendre la réponse.

— Que pensez-vous de miss Merton, mon garçon ? Elle est jolie, et cela plaît aux jeunes gens ; elle a de l’esprit, et cela plaît aux vieillards ; elle est bien élevée, et cela dure quand la beauté est partie ; enfin, autant que j’en puis juger, elle est aimable, et c’est une qualité aussi nécessaire dans une femme que la fidélité. Aimable, Miles, entendez-vous ? cherchez cela avant tout.

— Et qu’est-ce qu’une femme aimable, Monsieur ? Voyons, aidez-moi à la reconnaître.

— Très-judicieuse question, mon ami, et qui demande une sérieuse réponse. C’est celle qui ne connaît point l’égoïsme, qui vit moins pour elle que pour les autres, ou du moins qui trouve son bonheur dans le bonheur de ceux qu’elle aime. Un bon cœur, des principes solides, voilà ce qui constitue la femme aimable, quoique l’humeur et le caractère y entrent aussi pour beaucoup.

— Et en connaîtriez-vous par hasard, je vous prie ?

— Mais votre sœur, par exemple, qui n’a jamais, que je sache, fait la moindre peine à âme qui vive, la chère enfant !

— Vous conviendrez, mon excellent tuteur, que je ne puis guère épouser Grace ?

— Et c’est tant pis, vraiment, car vous ne pourriez faire un meilleur choix, et je me verrais déchargé de toute responsabilité.

— Enfin, puisque la chose n’est pas possible, voyons, n’avez-vous pas quelque autre choix à m’indiquer ?

— Je vous parlais tout à l’heure de miss Merton, quoique je ne la connaisse pas assez bien pour vous dire de la prendre les yeux fermés. Tenez, pas plus tard qu’hier, je disais à Lucie, pendant que nous remontions le fleuve, et que vous faisiez admirer à miss Merton les beautés du paysage, que je pensais que vous feriez un des plus jolis couples de l’État, et en outre… Mais, voyez donc comme ce blé pousse, comme les épis sont pleins ! La récolte sera magnifique. En vérité, il y a une Providence en toutes choses ; car, d’abord, je voulais mettre le blé sur la colline qui est là-bas, et les pommes de terre ici ; mais le vieil Hiram, cédant à quelque inspiration miraculeuse, a voulu absolument mettre le blé dans la plaine et les pommes de terre sur la colline. Voyez aujourd’hui comme tout cela vient ! Dire que c’est un nègre qui a eu cette idée !

M. Hardinge, lui aussi, était presque étonné qu’un nègre eût des idées.

— Mais, Monsieur, vous alliez m’apprendre ce que vous avez encore dit à Lucie ?

— C’est vrai, c’est vrai ; il est tout naturel que vous aimiez mieux m’entendre parler de miss Merton que de pommes de terre. C’est ce que je dirai aussi à Lucie, n’en doutez pas.

— J’espère, Monsieur, que vous n’en ferez rien, m’écriai-je tout alarmé.

— Et pourquoi donc, s’il vous plaît ? quel crime y a-t-il dans un amour vertueux ? Je ne manquerai pas de le lui dire, au contraire ; car, voyez-vous, Miles, Lucie vous aime autant que moi. Ah ! mon beau jeune homme, vous rougissez comme une jeune fille ! Il n’y a pas de quoi cependant.

— De grâce, laissez là ma rougeur, et apprenez-moi ce que vous disiez encore à Lucie ?

— Je lui disais… je lui disais… — ma foi, je lui disais qu’après avoir été si longtemps seul avec miss Merton dans une île déserte, et ensuite à bord du même bâtiment, il serait bien étrange que vous n’eussiez pas pris de l’affection l’un pour l’autre. Il y a bien la différence de pays….

— Et de position, Monsieur.

— Comment de position ? je n’en vois vraiment pas, qui puisse être un obstacle à votre union.

— Elle est fille d’un officier de l’armée anglaise, et je ne suis qu’un simple patron de navire. C’est une différence, n’est-il pas vrai ?

— Eh bien ! dans tous les cas, Clawbonny est là, avec l’Aurore et tout l’argent comptant, pour rétablir l’équilibre dans la balance.

— Je crains que non, Monsieur. Si j’avais voulu tenir un rang dans le monde, il m’eût fallu étudier le droit.

— Il y a un tas d’imbéciles dans le droit, comme partout, Miles, dit le bon vieillard avec une certaine chaleur ; et si, quand vous étiez tout jeunes, Rupert et vous, je voulais vous faire étudier le droit, ce n’était point par cette considération.

— Rupert n’avait nul besoin de se créer une position qui lui était assurée d’avance, comme fils d’un ministre respectable. Pour moi, c’était bien différent.

— Miles, voilà une étrange idée ! Si quelqu’un devait porter envie à l’autre, ce serait plutôt Rupert ; et j’ai craint quelquefois qu’il n’en fût ainsi.

— Je suis sûr qu’au fond du cœur, Rupert et Lucie savent parfaitement à quoi s’en tenir à ce sujet.

— Allons, mon bon ami, ne chicanons pas sur les mots ; Rupert n’est pas toujours tout ce que je voudrais, et il n’est pas impossible, après tout, qu’il s’en fasse un peu accroire ; mais, quant à Lucie, je puis vous assurer qu’elle vous regarde comme un second frère, et qu’elle vous aime exactement comme elle aime Rupert.

M. Hardinge était d’une bonhomme à toute épreuve ; toutes les insinuations possibles eussent donc été perdues pour lui, et il fallait renoncer à en tirer autre chose. Je changeai donc de sujet, ce qui ne fut pas difficile ; il me suffit de ramener la conversation sur les pommes de terre ; mais j’avais l’esprit troublé, car je n’étais pas sans inquiétude que le bon ministre, avec les meilleures intentions du monde, ne jetât quelques germes de mésintelligence entre sa fille et moi.

Ce jour-là, au dîner, je m’aperçus que Grace avait mis à profit son séjour à New-York pour introduire des améliorations sensibles dans toutes les branches de l’économie domestique. Du temps même de mon père et de ma mère, notre table était servie avec plus de soin que celles de la plupart des autres familles de l’Ulster, mais c’était dans les petits détails du service qu’il restait encore beaucoup à désirer. J’aurais voulu pour les Mertons que rien ne clochât sous ce rapport ; aussi j’éprouvai une agréable surprise en voyant comme tout avait été bien ordonné, et avec quelle aisance parfaite Grace faisait les honneurs de la table.

Émilie se montra satisfaite des prévenances dont elle était l’objet, et Lucie avait repris sa bonne humeur. Après que la nappe eut été enlevée, le major et M. Hardinge restèrent à causer entre eux tout en faisant honneur à la bouteille de madère qui leur avait été servie, et les jeunes gens passèrent au jardin pour respirer le frais. On s’assit sous le portique ; Rupert eut la permission de fumer un cigare, à la condition qu’il ne s’approcherait pas de quinze pas. Dès que le petit groupe fut installé, je disparus un instant, mais je ne tardai pas à revenir.

— Grace, dis-je aussitôt, je ne vous ai pas encore parlé d’un collier de perles que votre très-humble serviteur a rapporté. Je ne voulais rien dire que….

— Oh ! Lucie et moi, nous savons tout, répondit Grace avec un calme désespérant ; si nous n’avons pas demandé à le voir, c’est pour ne pas nous faire accuser de curiosité. Nous attendions le bon plaisir de Monsieur.

— Comment ! vous saviez tout ?

— Sans doute. Est-ce donc aller sur les brisées de M. Miles Clawbonny, — les deux amies m’appelaient souvent ainsi, quand elles affectaient de croire que je voulais me donner des airs, — que de savoir quelque chose !

— Mais qui a pu vous dire…

— Ah ! c’est une autre question. Peut-être pourrons-nous y répondre quand nous aurons vu le collier.

— C’est miss Merton qui nous l’a dit, Miles, dit Lucie en me regardant avec douceur ; car elle voyait que je désirais vraiment une réponse, et la chère enfant était en peine de voir qu’on prolongeait mon anxiété.

— Miss Merton ! Alors j’ai été trahi, et adieu ma surprise ! Quoique j’eusse l’air de prendre la chose en plaisanterie, j’étais piqué, et je le laissais voir malgré moi. Émilie se mordit les lèvres, mais ne dit rien. Grace se chargea de la défendre.

— C’est bien fait, Monsieur, dit-elle vivement ; vous aviez bien besoin de nous faire des surprises, et des surprises préparées de quinze mille milles encore ! Vous nous en avez déjà fait une assez grande, relativement à miss Merton !

— Comment donc ?

— Mais sans doute. Vous ne nous en dites pas un mot dans vos lettres, et nous voyons arriver tout à coup une jeune personne charmante. N’est-ce pas une surprise ? Pour celle-là, je conviens que vous ne pouviez nous en faire de plus agréable ; mais, pour des perles, fi donc !

Émilie crut enfin devoir intervenir.

— Le capitaine Wallingford — que ce mot de capitaine me parut déplaisant ! — connaît peu les jeunes personnes, dit-elle avec froideur, s’il suppose que quand on a vu d’aussi belles perles que celles qu’il possède, on n’en parlera pas.

— Voyons les perles, Miles, et ce sera votre meilleure excuse.

— Les voici donc ! convenez que vous n’en avez jamais vu de pareilles.

Dès que j’ouvris mon écrin, ce furent des transports d’admiration incroyables. Rupert lui-même, qui se piquait d’être connaisseur pour tout ce qui tenait à la toilette, jeta son cigare et se rapprocha de nous pour mieux voir. Il fut déclaré unanimement que New-York ne possédait rien de comparable. Je fis alors la remarque que je les avais pêchées moi-même dans la mer.

— Combien cette circonstance ajoute à leur valeur ! dit Lucie à voix basse, mais avec sa manière franche et naturelle.

— C’était les avoir à bon marché, n’est-ce pas, miss Wallingford ? ajouta Émilie avec une expression de malice qui ne me plut guère.

— Sans doute ; mais, comme disait Lucie, pour nous elles n’en sont que plus précieuses.

— Si miss Merton veut bien oublier mon accusation de haute trahison, et consentir à mettre le collier à son cou, vous en jugerez encore bien mieux, Mesdames. Si un joli collier embellit une jolie femme, l’effet produit est réciproque. Je l’ai déjà vu à cette place, et je vous assure que ni l’un ni l’autre n’y perdaient.

Grace joignit ses instances aux miennes, et Émilie consentit à mettre le collier. La blancheur éblouissante de sa peau donnait aux perles un lustre qu’elles n’avaient certainement pas auparavant. On ne savait ce qu’on devait le plus admirer, du bijou ou de la monture.

— Oh ! qu’elles sont belles à présent ! s’écria Lucie dans sa naïve admiration. Oh ! miss Merton, vous devriez toujours porter des perles.

Ces perles, voulez-vous dire, observa Rupert, qui était toujours très-généreux avec la bourse des autres. Le collier ne devrait jamais quitter la place où il est à présent.

— Miss Merton connaît sa destination, dis-je avec enjouement, et les conditions du propriétaire.

Émilie détacha lentement le collier, le mit devant ses yeux, et le regarda longtemps et en silence.

— Et quelle est cette destination, Miles ? demanda ma sœur ; quelles sont les conditions à remplir ?

— Pouvez-vous le demander ? c’est à vous qu’il le destine, ma chère ? quel emploi plus convenable pourrait-il en trouver ?

— Vous vous trompez, miss Hardinge. Grace excusera pour cette fois mon égoïsme. Ce n’est pas à miss Wallingford que ce collier est destiné, mais à mistress Wallingford, s’il existe jamais une personne de ce nom.

— D’honneur, la tentation est double, mon cher, et je ne concevrais pas qu’on eut le courage d’y résister, s’écria Rupert en lançant un coup d’œil malin à Émilie, qui y répondit par un léger sourire.

— Miss Merton est trop bonne pour ne pas excuser une plaisanterie faite sans intention, répondis-je avec quelque raideur. Au surplus elle date de loin, puisque c’est sur la mer Pacifique que j’ai déclaré que les perles auraient cette destination. Mais heureusement, j’ai encore quelques perles en réserve, qui, sans être tout à fait aussi belles que celles du collier, ne sont pourtant pas indignes de votre attention, et je serais heureux, Mesdames, de vous les voir partager. Il doit y en avoir assez pour faire une bague et une broche pour chacune de vous.

Je mis entre les mains de Grace une boîte qui contenait le reste de mon petit trésor. Au milieu de beaucoup de semence, il y avait quelques perles d’une belle grosseur.

— Allons, il ne faut pas être fière, dit Grace en souriant. Merci, Monsieur, de votre générosité. Nous allons faire trois lots, et nous les tirerons au sort. Il y en a vraiment de superbes !

— Elles auront du moins une valeur à vos yeux, Grace, et peut-être aussi à ceux de Lucie ; c’est que je les ai pêchées de mes propres mains. Elles pourront en avoir une autre pour miss Merton ?

— Et laquelle ?

— C’est de lui rappeler les dangers qu’elle a courus, le séjour qu’elle a fait à la Terre de Marbre, toutes scènes qui, dans quelques années, lui sembleront des rêves.

— Je ne prendrai qu’une seule perle à cette intention particulière, dit Émilie avec plus de sensibilité que je ne lui en avais vu montrer depuis qu’elle était rentrée dans le monde, si miss Wallingford veut bien la choisir pour moi.

— Allons, allons, reprit Grace avec son ton le plus insinuant : vous en prendrez une pour Miles et cinq pour moi. Il faut avoir au moins de quoi faire une bague.

— Je le veux bien ; mais croyez que je n’ai besoin d’aucun souvenir pour me rappeler tout ce que mon père et moi nous devons au capitaine Wallingford.

— Rupert, ajouta ma sœur, vous avez du goût, aidez-nous à choisir.

Rupert ne se fit pas prier. Il aimait à se mêler de semblables détails.

— Voyons un peu, dit-il ; d’abord il faut porter le nombre des perles à sept ; cette belle au centre, et trois de chaque côté, diminuant graduellement de grosseur. Ce sera comme le Président, le Chef de justice, au milieu des six juges puînés, comme nous les appelons à la cour.

— Pourquoi n’appelez-vous pas vos juges « mylords, » comme nous le faisons en Angleterre ? demanda Émilie avec enjouement.

— Pourquoi en effet ? on aurait du moins un noble but à atteindre.

— Rupert ! s’écria Lucie avec feu, vous savez bien que c’est parce que notre gouvernement est républicain, et que nous n’avons point de nobles parmi nous. Vous ne dites pas non plus exactement ce que vous pensez ; car vous ne voudriez pas être un lord, quand même vous le pourriez.

— Allons, je vois qu’il faut renoncer pour toujours à m’entendre appeler mylord, ou même Votre Honneur. Mais, regardez, miss Merton, si le choix que j’ai fait pour vous n’est pas charmant ? Heureux ceux que cette bague rappellera à votre souvenir !

— Vous serez du nombre, monsieur Hardinge ; car vous vous êtes donné trop de peine, et vous avez montré trop de goût pour que je puisse l’oublier.

Lucie resta interdite. Il y avait si longtemps qu’elle s’était habituée a penser que Grace deviendrait sa sœur, que la révélation soudaine qui lui était faite des sentiments de Rupert pour Émilie lui fut sensible ; mais il n’y avait pas moyen d’en douter : ils se manifestaient trop clairement dans chacun de ses regards. Pour moi, j’étais loin de voir ce changement avec peine ; Rupert n’était pas le mari que je désirais pour ma sœur. Mais Grace penserait-elle comme moi ? Et son cœur si aimant ne serait-il pas cruellement déchiré ? — Je ne m’arrêtai pas pour le moment à cette pensée ; et si j’avais pu être aussi tranquille au sujet de M. André Drewett et de ma position dans la société, je me serais très-peu inquiété de Rupert et de ses caprices.

Quand Rupert eut terminé son choix, ce fut moi qui me chargeai de partager le reste. Je pris la boîte, je m’assis, et j’entrai en fonctions.

— Je vais faire le partage le plus impartial, dis-je en mettant successivement une perle d’un côté et une perle de l’autre ; car je n’ai point de préférence entre vous. Grace est pour moi comme Lucie, et Lucie comme Grace.

— Voilà qui vous met à l’aise, miss Hardinge, dit Émilie en adressant un sourire significatif à Lucie ; tant qu’on ne nous traite que comme des sœurs, il n’y a rien à dire ; nos marins ont encore beaucoup à apprendre, en fait de galanterie, quand ils mettent le pied sur la terre-ferme.

Je ne compris pas bien, mais Rupert se mit à rire aux éclats. — Vous voyez, Miles, voilà ce que c’est que de n’être pas entré au barreau ! les dames n’apprécient pas bien le mérite du goudron.

— Je m’en aperçois, répondis-je un peu sèchement ; miss Merton a peut-être vu notre métier de trop près.

Émilie ne répondit rien ; toute son attention semblait concentrée sur les perles, et elle restait étrangère à tout ce qui se disait autour d’elle. J’achevai mon partage.

— Que ferons-nous maintenant ? ajoutai-je ; tirerez-vous au sort, ou vous en rapporterez-vous à mon impartialité ?

— Décidez pour nous, dit Grace ; vous avez fait les parts d’une manière si équitable que nous n’aurons jamais à nous plaindre.

— Eh ! bien donc, voici votre lot, Lucie, et voilà le vôtre, Grace. Grace se leva, jeta ses bras autour de mon cou et m’embrassa de tout son cœur, comme elle l’avait toujours fait quand je lui avais offert quelque petit présent ; le profond attachement qui brillait dans tous ses traits me payait alors au centuple. Dans ce moment, peu s’en fallut que je ne lui donnasse le collier par-dessus le marché ; mais l’image de cette future mistress Wallingford, qui flottait confusément devant mes yeux, m’en empêcha. Quant à Lucie, à ma grande surprise, elle reçut les perles, murmura quelques paroles à peine articulées, mais elle ne se leva pas même de sa chaise. Émilie parut fatiguée de toute cette scène, dit que la soirée était superbe et proposa une promenade. Rupert et Grace acceptèrent avec empressement, pendant que Lucie attendait un chapeau qu’on était allé lui chercher ; pour moi, je m’étais excusé sur quelques lettres que j’avais à écrire dans ma chambre.

— Miles ! dit Lucie au moment où j’allais rentrer dans la maison, en me présentant la petite boîte de papier dans lequel j’avais mis ses perles.

— Voulez-vous que je vous les garde, Lucie ?

— Non, Miles, pas pour moi, mais pour vous, pour Grace, pour mistress Miles Wallingford, si vous le préférez.

En disant ces mots, Lucie ne semblait céder à aucun mouvement d’humeur ; c’était une simple prière qu’elle semblait m’adresser.

— Vous aurais-je blessée sans le vouloir, Lucie ? dis-je, consterné.

— Songez, Miles, répondit la jeune fille, que nous ne sommes plus des enfants, et qu’à notre âge nous devons être plus circonspects ; ces perles sont d’un grand prix, et je suis certaine que mon père, en y réfléchissant, n’aimerait pas à me les voir accepter.

— Et c’est vous qui me parlez ainsi, Lucie ?

— Oui, mon cher Miles, dit la pauvre enfant, les larmes aux yeux, quoiqu’elle s’efforçât de sourire. Allons, reprenez ces perles, et nous serons aussi bons amis que jamais.

— Si je vous fais une question, Lucie, y répondrez-vous avec votre franchise, avec votre loyauté ordinaire ?

Lucie devint pâle, et elle réfléchit un instant. — Pour que j’y réponde, il faut la faire, dit-elle enfin.

— Puisque vous faites si peu de cas de mes présents, sans doute vous n’avez plus le petit médaillon que je vous donnai avant de partir pour mon grand voyage ?

— Pardonnez-moi, Miles, je l’ai gardé, et je le garderai tant que je vivrai ; c’est un souvenir des jours heureux de notre enfance, et, à ce titre, il me sera toujours cher.

— Si ce n’était pas vous qui parliez, Lucie Hardinge, vous qui êtes la vérité même, je douterais de vos paroles, tant il me semble qu’on a d’étranges idées à terre en fait d’attachement !

— Ne doutez jamais de ce que je vous dis, Miles ; pour rien au monde je ne voudrais vous tromper.

— Je croirais plutôt que vous voulez me détromper, Lucie. — Voyons, pourriez-vous me montrer ce médaillon ?

Lucie fit un geste rapide comme pour le prendre ; puis elle s’arrêta tout à coup, pendant que ses joues se couvraient de rougeur.

— Je vois ce que c’est, Lucie, vous ne l’avez plus, et il vous en coûte de l’avouer.

Le médaillon était en ce moment aussi près que possible du cœur de la chère enfant, et c’était la cause de sa confusion ; mais je n’en savais rien. Si j’avais fait quelques instances, elle se serait trahie, mais l’orgueil m’en empêcha, et je pris la boîte qu’on me présentait toujours, avec un geste, j’ose dire assez dramatique. Lucie me regarda fixement : elle était vivement émue.

— Vous ne m’en voulez pas, Miles ? dit-elle.

— Comment ne serais-je pas douloureusement affecté ? Vous l’avez vu, Émilie Merton elle-même n’a pas refusé mon cadeau.

— Elle s’en est longtemps défendue ; et si elle a cédé, Miles, c’est qu’elle a été si longtemps avec vous, et dans des circonstances si pénibles, qu’il n’est pas étonnant qu’elle en veuille garder un léger souvenir jusqu’à ce que… Elle hésita, mais elle n’acheva pas la phrase.

— Lucie, dis-je, quand je suis parti pour la première fois avec Rupert, vous m’avez donné votre petit trésor, tout ce que vous possédiez sur la terre ?

— Oui, Miles, et de grand cœur ; car nous étions bien jeunes alors, et vous aviez toujours été si bon pour moi, que j’aurais été bien ingrate d’agir autrement ; mais maintenant, ajouta-t-elle avec un si doux sourire, que j’eus toutes les peines du monde à ne pas la presser contre mon cœur, nous sommes dans une position à n’avoir plus besoin de nous venir ainsi en aide.

— C’est possible ; mais jamais je n’oublierai ces chères pièces d’or.

— Ni moi mon médaillon ; mais ne trouvez pas mauvais que je reste fidèle aux recommandations de la bonne mistress Bradfort ; elle ne veut pas que Rupert et moi nous acceptions rien d’autres personnes que d’elle ; elle nous a adoptés en quelque sorte ; elle a mille bontés pour nous ; à cela près, Miles, nous sommes aussi pauvres que par le passé.

Combien j’aurais voulu que Rupert eût un peu de la noble susceptibilité de sa sœur, lui qui ne s’était point fait scrupule, malgré les défenses de ses parents, de puiser dans deux bourses à la fois ! La question d’argent n’était rien pour moi, mais c’était la question de délicatesse qui m’était sensible.

Lucie s’était enfuie dès qu’elle avait vu les perles entre mes mains ; et je n’eus d’autre alternative que de les réunir à celles de Grace, et de les déposer toutes ensemble dans la chambre de ma sœur, ainsi que celle-ci, en partant pour la promenade, m’avait recommandé de le faire pour les siennes.

Je résolus d’avoir le soir même avec Grace un entretien confidentiel, afin de savoir à quoi m’en tenir sur tout ce qui m’intéressait le plus au monde, et notamment sur les prétentions de M. André Drewett. L’avouerai-je ? Je regrettais que mistress Bradfort eût rendu Lucie Hardinge si indépendante ; il me semblait que l’abîme ouvert autre nous s’en augmentait encore.