À bord et à terre/Chapitre 24

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À bord et à terre ou les Aventures de Miles Wallingford
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 22p. 300-313).


CHAPITRE XXIV.


Votre nom cité brusquement, quelques éloges donnés par votre oncle à votre conduite, l’annonce de votre retour, appelèrent des couleurs sur ses joues amaigries, et rendirent pour un moment tout leur éclat à ses yeux.
Hillhouse.


Il ne me fut pas difficile de mettre mon projet à exécution. Il y avait à Clawbonny une salle qui, de temps immémorial, avait été consacrée à l’usage exclusif des chefs de la maison. Aussi l’appelait-on « la salle de famille. » Du temps de mon père, jamais je ne me serais permis d’y entrer sans être appelé spécialement ; et même alors j’éprouvais à la porte la même sensation que si j’eusse été sur le seuil d’une église. Ce qui lui donnait encore plus un caractère sacré à nos yeux, c’est que c’était là que les Wallingford étaient déposés dans leurs cercueils à leur mort, avant d’être conduits à leur dernière demeure. C’était une petite pièce triangulaire, avec une cheminée dans un coin, et une seule fenêtre qui donnait sur un buisson de roses, de lilas et de seringas. Autour de ce buisson régnait une petite haie circulaire, comme pour tenir à distance les indiscrets. Le mobilier remontait à l’époque même où la maison avait été bâtie. C’étaient toujours les chaises, les tables, l’ameublement, en un mot, qui avait été rapporté d’Angleterre par Miles Ier, comme nous avions coutume d’appeler l’émigrant ; car s’il était le premier de la dynastie de Clawbonny, il n’était guère que Miles XII dans le pays. Ma mère y avait seulement ajouté une petite causeuse, meuble tout à fait à sa place dans un pareil lieu.

Pour préparer l’entrevue, j’avais glissé dans la main de Grace un petit billet où étaient écrits ces mots : « À six heures précises, dans la salle de famille. » C’était en dire assez : à l’heure indiquée, je me dirigeai vers la pièce en question. La maison était très-grande pour une habitation américaine, chaque propriétaire successif ayant fait des agrandissements, sans jamais toucher aux constructions primitives. Mon tour n’était pas encore venu, mais le lecteur se souviendra peut-être que j’avais eu aussi des projets grandioses. Pour lier entre elles tant de parties diverses, il avait fallu établir beaucoup de passages, de corridors et d’escaliers ; aussi les communications étaient-elles très-faciles, et aucune chambre ne se commandait.

Je commençai à réfléchir sérieusement à ce que j’avais à dire, et à la manière dont je m’y prendrais, pendant que je traversais le long passage qui conduisait à la salle de famille, ou au triangle, comme l’appelait mon père. Grace et moi, nous n’avions jamais eu de conversation que je pourrais appeler sérieuse. J’étais trop jeune pour y penser avant mon départ, et l’occasion ne s’en était pas présentée depuis mon retour. Je n’étais pas encore bien âgé, et j’avais une défiance de moi-même incroyable pour un marin. J’éprouvais beaucoup plus d’embarras à commencer un entretien d’une nature délicate, que je n’en aurais eu à manœuvrer un bâtiment pendant une tempête. Sans cette mauvaise honte, je crois que j’aurais eu une explication franche avec Lucie, au lieu de me séparer d’elle, sous le portique, tout aussi peu avancé qu’auparavant. En outre, il y avait dans mon affection pour Grace quelque chose qui tenait du respect : sa candeur, sa pureté angélique, m’imposaient malgré moi, et j’étais toujours plus disposé à recevoir d’elle des conseils qu’à lui en donner. Ce fut dans la disposition d’esprit qui doit faire supposer l’existence de ces sentiments divers que je mis la main sur le loquet de bronze à forme antique qui fermait la porte du « triangle. »

En entrant, je vis ma sœur assise sur la causeuse, le dos tourné à la fenêtre ouverte, tandis qu’une légère expression de curiosité se peignait dans ses yeux. La dernière fois que j’étais entré dans cette salle, c’était pour jeter un dernier regard sur les traits pâles de ma pauvre mère, avant que le cercueil se refermât sur elle. Tous les souvenirs de cette scène déchirante se représentèrent en même temps à notre mémoire ; je m’assis à côté de Grace, je passai un bras autour de sa taille, je l’attirai à moi ; et, laissant tomber sa tête sur ma poitrine, elle se mit à pleurer comme un enfant. Je ne fus pas plus maître de mon émotion, et plusieurs minutes se passèrent dans un profond silence. Aucune explication n’était nécessaire ; je savais quelles étaient les pensées qui occupaient ma sœur, comme elle devinait les sensations qui m’agitaient. Enfin nous reprîmes un peu d’empire sur nous-mêmes, et Grace releva la tête.

— Vous n’êtes pas entré depuis dans cette salle, mon frère ? me dit-elle.

— Non, ma sœur. — Il y a de cela bien des années, surtout pour nous qui sommes encore si jeunes.

— Miles, vous n’abandonnerez pas Clawbonny, n’est-ce pas ? Vous ne détruirez jamais cette pièce consacrée ?

— Soyez tranquille, Grace. Mes idées se sont bien modifiées depuis quelque temps ; Clawbonny m’est plus cher que jamais, et les souvenirs qui s’y rattachent me deviennent plus chers à mesure que d’autres liens semblent se détacher et que de douces illusions s’évanouissent.

Grace se retira de mes bras, et me regarda attentivement, et, à ce qu’il me sembla, avec une vive anxiété. Alors, pressant affectueusement une de mes mains entre les siennes :

— Mon cher frère, vous êtes bien jeune pour parler ainsi, dit-elle avec une expression de mélancolie que je ne lui avais jamais vue, — beaucoup trop jeune pour un homme, quoique je craigne bien que nous autres femmes nous ne soyons nées que pour connaître la douleur !

Je n’eus pas la force de répondre, car je m’imaginais que Grace allait me faire quelque confidence au sujet de Rupert. Malgré la tendre affection qui existait entre ma sœur et moi, jamais nous ne nous étions dit un mot qui eût trait à nos relations respectives avec Rupert et Lucie Hardinge. Je soupçonnais depuis longtemps que Rupert, à qui les protestations ne coûtaient rien, avait ouvert son cœur à Grace il y avait plusieurs années, et je ne doutais pas qu’ils ne se fussent donné mutuellement leur foi, quoique sans doute sous quelques conditions, telles que l’approbation de M. Hardinge et la mienne ; approbations qu’ils devaient regarder comme certaines. Cependant Grace ne s’en était jamais ouverte avec moi, et mes conjectures étaient basées sur des observations personnelles. D’un autre côté, je n’avais jamais parlé à Grace de mon attachement pour Lucie. Un mois auparavant, lorsque la jalousie et la défiance n’étaient pas encore venues aiguiser mon amour, moi-même je savais à peine à quel point elle m’était chère ; car mon affection pour elle avait toujours été un sentiment si naturel, et qui paraissait participer si intimement de l’amitié d’un frère, que je n’avais jamais songé à l’analyser. C’était donc la partie la plus intime et la plus sacrée de nos cœurs qu’il s’agissait pour nous de mettre à nu dans ce moment solennel, et nous reculions l’un et l’autre devant cette révélation.

— Oh ! vous savez ce que c’est que la vie, Grace, dis-je avec une indifférence affectée, après un moment de silence ; aujourd’hui tout soleil, demain tout nuage. — Je ne me marierai probablement jamais, ma chère sœur, et vous ou vos enfants vous hériterez de Clawbonny. Alors vous ferez ce que vous voudrez de la maison. En attendant, et pour laisser au moins une trace de mon passage, je vais donner des ordres pour qu’on rassemble les matériaux nécessaires pendant mon absence, et, l’année prochaine, je ferai bâtir l’aile du sud dont nous avons tant parlé, avec trois ou quatre pièces dont nous n’aurons pas à rougir de faire les honneurs à nos amis.

— J’espère, Miles, que vous ne rougissez de rien de ce qui compose aujourd’hui Clawbonny. Pour ce qui est de vous marier, c’est une question qui reste à examiner, mon cher frère. C’est un sujet sur lequel souvent on n’a pas encore des idées bien arrêtées à votre âge.

Cela était dit d’un ton qui voulait être plaisant, mais où perçait néanmoins un sentiment de tristesse qui me faisait mal. Grace s’aperçut sans doute de l’émotion que j’éprouvais, car elle ajouta aussitôt :

— Nous ferons mieux de changer de sujet. Voyons, Miles, dites-moi pourquoi vous avez désiré particulièrement de me voir ici ?

— Pourquoi ? Vous savez que je dois partir la semaine prochaine ; et nous sommes maintenant d’un âge à nous communiquer nos pensées. Je supposais — c’est-à-dire — il faut qu’il y ait un commencement à toute chose, et autant vaut commencer aujourd’hui que plus tard. Quand je ne vous vois qu’au milieu d’étrangers, comme les Merton et les Hardinge, je ne puis parler librement à ma sœur.

— D’étrangers, Miles ! les Hardinge ! depuis quand les regardez vous ainsi ?

— Tout ce que je veux dire, Grace, c’est qu’ils ne sont pas de notre famille.

— Et ne comptez-vous pour rien l’affection qui nous unit dès l’enfance ? Je ne puis me rappeler un temps où je n’aie pas aimé Lucie Hardinge.

— Je partage vos sentiments ; Lucie est une excellente fille. Mais comme la position des Hardinge se trouve changée, depuis que mistress Bradfort s’est prise tout à coup de belle passion pour eux !

— Tout à coup, Miles ? vous oubliez que vous avez été absent pendant des années, et que pendant cet intervalle on a eu tout le temps de se connaître et de s’aimer. Et puis M. Hardinge et mistress Bradfort sont les enfants de deux sœurs. La fortune de mistress Bradfort, qui s’élève à plus de six mille dollars de revenu en belles et bonnes maisons, vient de leur aïeul commun, qui ne laissa à mistress Hardinge qu’un legs insignifiant, pour la punir d’avoir épousé un ministre. M. Hardinge est l’héritier légal de mistress Bradfort, et il est assez naturel que cette dame songe à laisser ses biens à ceux qui, dans un sens du moins, y ont autant de droits qu’elle-même.

— Et suppose-t-on que Rupert sera son héritier ?

— Je le crois, et je crains bien que Rupert lui-même ne s’en croie sûr. Mais Lucie ne sera pas oubliée. L’affection que lui porte mistress Bradfort est très vive, si vive même que l’hiver dernier elle a offert positivement de l’adopter et de la garder auprès d’elle. Vous savez combien Lucie est bonne et affectueuse, et combien il est facile de l’aimer !

— Et pourquoi l’offre n’a-t-elle pas été acceptée ?

— Ni M. Hardinge ni Lucie ne voulurent y consentir. J’étais présente à l’entrevue dans laquelle la discussion eut lieu ; et notre excellent tuteur remercia sa cousine de ses intentions bienveillantes ; mais il déclara avec sa simplicité ordinaire que, tant qu’il vivrait, il conserverait sa fille auprès de lui, à moins que ce ne fût pour la confier aux soins d’un époux.

— Et Lucie ?

— Elle est très-attachée à mistress Bradfort, qui est au fond une excellente femme, quoique donnant un peu dans les travers du monde ; mais elle protesta de son côté, en se jetant dans les bras de sa cousine, qu’elle ne quitterait jamais son père. Je n’ai pas entendu, ajouta Grace en souriant, qu’elle ait fait comme lui une restriction en cas de mariage.

— Et comment mistress Bradfort a-t-elle reçu cet acte de résistance à ses volontés ?

— À merveille. On a fini par une transaction. M. Hardinge a consenti à ce que Lucie allât passer chaque hiver à New-York. Rupert, comme vous savez, y finit son droit, et il doit s’y établir dès qu’il sera reçu avocat.

— Et sans doute, depuis qu’on sait que Lucie doit hériter d’une partie du vieux domaine de Bleecker, ses chances de trouver un mari se sont encore accrues ?

— Lucie a trop de principes pour faire parade de ses conquêtes, même auprès de sa meilleure amie ; je ne suis donc pas dans sa confidence ; mais je me crois moralement sûre qu’elle a refusé un parti il y a deux ans, et trois l’hiver dernier.

— M. André Drewett était-il du nombre ? demandai-je avec une précipitation que je me reprochai immédiatement.

Ma vivacité étonna Grace ; elle sourit, quoiqu’il y eût quelque chose de triste dans son sourire.

— Assurément non, répondit-elle ; autrement il ne serait plus sur les rangs. Lucie est trop franche pour laisser qui que ce soit dans l’incertitude ; aussi ceux qui, j’en ai la conviction, se sont déclarés ne paraissent-ils conserver aucune espérance. Quant à M. Drewett, ses assiduités sont trop récentes pour qu’il ait pu encore être refusé. Vous savez sans doute que M. Hardinge l’a invité à venir ici ?

— Ici ? André Drewett ? et pourquoi ?

— Je l’ai entendu qui en demandait la permission à M. Hardinge : vous connaissez notre cher tuteur — la bonté, la douceur même, et d’une simplicité telle qu’il ne suppose jamais plus qu’on n’en dit ; aussi m’a-t-il été impossible de refuser. En même temps il aime M. Drewett, qui, à part quelques excentricités fashionables, est vraiment un jeune homme d’honneur et de talent. Une des sœurs de M. Drewett est entrée en se mariant dans une des meilleures familles qui demeurent sur l’autre rive de l’Hudson ; il vient la voir tous les étés, et sans doute il profitera du voisinage pour venir à Clawbonny.

J’éprouvai un premier mouvement d’indignation ; mais la raison reprit bientôt le dessus. Certes M. Hardinge était bien libre d’inviter qui il voulait pendant ma minorité ; ma mère, en lui déléguant tous ses pouvoirs, lui en avait formellement donné le droit ; mais c’était insulter si ouvertement à ma passion, que de faire venir dans ma propre maison un amant déclaré de Lucie, que je fus bien près de dire quelque sottise. Heureusement je me contins, et Grace ne sut jamais ce qu’il m’en avait coûté. Enfin Lucie avait refusé plusieurs partis ; c’était déjà quelque chose ; et je mourais de savoir quels étaient ces partis. Je crus du moins pouvoir risquer de le demander.

— Connaissiez-vous les personnes que vous supposez que Lucie a refusées ? dis-je de l’air le plus indifférent qu’il me fut possible de prendre, affectant de détruire une toile d’araignée avec ma canne, et poussant la comédie jusqu’à siffler entre mes lèvres.

— Sans doute, et comment saurais-je quelque chose autrement, puisque Lucie ne m’en a jamais dit un mot ? Mistress Bradfort en a bien plaisanté un peu avec moi, mais elle n’était pas plus que moi dans sa confidence.

— Ah ! vous en avez plaisanté ! à merveille. C’est une excellente plaisanterie en effet que de voir un pauvre diable perdre ainsi la tête, et de s’amuser de ses tourments !

— Votre remarque est vraie, Miles, et vos reproches sont fondés, dit Grace en changeant de ton. Nous autres femmes, nous ne traitons pas ce sujet assez sérieusement. Et pourtant je ne crois pas possible qu’on repousse une personne qui vous est sincèrement attachée, sans la plaindre du fond du cœur. Mais, tenez, votre sexe sent moins vivement que le nôtre, et il y a peu d’hommes qui meurent d’amour. Songez aussi que jamais Lucie n’a donné et ne donnera d’espérance à un homme qu’elle n’aimerait pas ; il n’a donc jamais pu exister de ces relations intimes, sans lesquelles le cœur ne saurait se prendre beaucoup. Une passion qui n’est point produite par un échange de sentiments et de pensées n’est guère qu’une affaire de caprice ou d’imagination.

— Ainsi donc je suppose que nos quatre prétendants sont radicalement guéris, à l’heure qu’il est ? dis-je en me remettant à siffler.

— Je ne saurais en répondre ; Lucie n’est pas une fille qu’on puisse oublier vite. Ce qui est certain, c’est qu’ils ne viennent plus en visites, et que, s’ils la rencontrent par hasard dans le monde, ils se conduisent à son égard comme doit le faire, à ce qu’il me semble, tout amant rejeté, qui continue à respecter l’objet de sa flamme. Sur les quatre dont je parlais, deux pouvaient être guidés par des considérations particulières, dans lesquelles la fortune et la position de mistress Bradfort entraient pour beaucoup ; mais les deux autres cédaient, je crois, à des sentiments plus désintéressés.

— Mistress Bradfort est tout à fait lancée dans le grand monde, Grace, et c’est une société à laquelle nous étions loin d’être accoutumés.

Ma sœur rougit un peu. Cependant elle se respectait trop, elle avait trop de caractère pour se sentir déplacée nulle part ; et ces mille tracasseries que l’esprit étroit de ceux qui se croient supérieurs infligent souvent à tout ce qui paraît être sous leur dépendance, parce que presque toujours ils n’ont pas d’autre moyen de faire sentir leur supériorité, n’avaient jamais eu de prise sur elle.

— Il est vrai, Miles. Jamais je ne m’étais vue au milieu de tant de personnes bien élevées, et il y aurait eu de quoi décontenancer une pauvre recluse qui n’était jamais sortie de Clawbonny, si M. Hardinge, qui, tout simple qu’il est, a l’instinct de tout ce qui est bien et distingué, ne nous avait pas averties d’avance ; et puis je crois vraiment que plus les personnes sont véritablement haut placées dans le monde, moins elles sont exigeantes pour tout ce qui n’est que de forme et de convenance.

— Et les prétendants de Lucie ? et Lucie elle-même ?

— Comment, Lucie elle-même ?

— Oui, quel accueil lui faisait-on ? était-elle bien fêtée, bien courtisée ? traitée d’égal à égal ! Et vous-même ?

— Lucie a toujours été reçue comme l’eût été la propre fille de mistress Bradfort ; et quant à moi, je n’ai jamais supposé qu’on ne sût pas positivement qui j’étais.

— Fille et sœur de capitaines de bâtiments marchands ! dis-je avec un peu d’amertume.

— Oui, et fière de l’être, répondit Grace avec une affection marquée.

— Je suis bien tenté de vous faire une question, Grace, et je crois même que c’est mon devoir.

— S’il en est ainsi vous pouvez compter sur une réponse immédiate.

— Y a-t-il quelqu’un de ces beaux messieurs, de ces doucereux damerets, qui ait jamais songé à vous faire des propositions ?

Grace se mit à rire, et rougit si vivement, — oh ! qu’elle était belle ainsi avec ce teint de rose vraiment céleste ! — que je restai convaincu qu’elle aussi avait refusé des partis. Cette certitude calma en partie mon dépit, et j’éprouvai une sorte de plaisir presque sauvage à penser qu’elle avait appris à ce beau monde qu’il ne suffisait pas de demander une fille de Clawbonny pour l’obtenir. L’embarras qu’elle éprouvait fut sa seule réponse.

— Allons, je ne vous presserai pas sur ce chapitre, puisque je vois que cela vous contrarie, et que je crois savoir maintenant à quoi m’en tenir. Mais, voyons, dites-moi un peu : quelle est la fortune et la position de ce M. Drewett ?

— Mais très-convenables l’une et l’autre, à ce que j’ai toujours entendu dire. Il passe même pour riche.

— Dieu merci ! celui-là du moins ne recherche pas Lucie par intérêt.

— Pas le moins du monde. Il est si naturel d’aimer Lucie pour elle-même, que même un coureur de dots pourrait bien être pris dans ses propres filets. Mais M. Drewett est au-dessus de pareilles manœuvres.

Ici, pour l’instruction de la génération actuelle, j’ajouterai que les coureurs de dots n’étaient pas aussi fréquents en 1802 qu’ils le sont en 1844, et que ce n’était pas encore un métier régulièrement organisé, ayant ses commis voyageurs de l’un et de l’autre sexe. Cependant la chose existait déjà ; la lice était ouverte, et quiconque était riche était le point de mire d’une nuée d’épouseurs.

— Vous ne m’avez pas dit, Grace, repris-je, si vous pensez que Lucie voie ou non avec plaisir les attentions de ce monsieur.

Ma sœur me regarda un moment attentivement, comme pour reconnaître jusqu’à quel point je pouvais être intéressé personnellement à la question. On se rappellera que jamais nous n’avions eu d’explications entre nous sur la nature de nos sentiments à l’égard de nos compagnons d’enfance, et qu’à ce sujet nous en étions réduits aux conjectures. Toujours j’étais resté avec Lucie dans les limites de la plus cordiale et de la plus honnête amitié ; et si je m’imaginais quelquefois qu’en mille occasions elle avait manifesté autrefois pour moi un vif attachement, c’était le langage du cœur que j’interprétais : la bouche n’avait jamais parlé.

— Et que voulez-vous que je vous dise, Miles ? me dit-elle enfin ; si Lucie m’avait confié son secret, je ne devrais point la trahir ; mais je vous répète que jamais elle ne m’a fait la plus légère confidence qui eût trait à l’amour.

— Jamais ! m’écriai-je, lisant mon arrêt dans ce mot inexorable ; car je croyais impossible, si elle m’avait réellement aimé, qu’elle n’en eût jamais laissé rien entrevoir dans ses épanchements intimes avec ma sœur. — Comment, vivant toujours ensemble depuis l’enfance, vous ne vous êtes jamais confié l’une à l’autre vos petites préférences mutuelles ?

— Jamais ! répéta Grace d’un ton ferme, quoique son visage fût en feu. Contentes de notre affection réciproque, jamais nous n’avons eu de secrets que nous ayons cru convenable de nous confier.

Il y eut alors un long intervalle de silence, également pénible pour tous deux.

— Grace, dis-je enfin, je ne suis point jaloux de cet accroissement de fortune qui arrive aux Hardinge ; mais je crois que nous serions restés bien plus unis et bien plus heureux s’il n’avait pas eu lieu.

Ma sœur trembla de tous ses membres et devint pâle comme la mort.

— Vous pouvez avoir raison à quelques égards, Miles, dit-elle après une pause, et cependant il y a peu de générosité à le supposer. Pourquoi désirerions-nous de voir nos plus anciens amis, ceux qui nous sont si chers, les enfants de notre excellent tuteur, moins bien traités que nous par la fortune ? Voudrions-nous qu’il n’y eût que Clawbonny dans l’univers, et d’autres n’ont-ils pas aussi leurs droits et leurs intérêts ? Il ne manque aux Hardinge que de l’argent pour tenir le premier rang dans notre pays, sous tous les rapports ; pourquoi serions-nous assez égoïstes pour leur envier cet avantage ? Dans quelque position que Lucie soit placée, elle sera toujours Lucie ; et quant à Rupert, un jeune homme si brillamment doué n’a besoin que d’une occasion pour sortir de la foule !

Grace était de si bonne foi, il y avait tant de candeur, tant d’abnégation dans son accent que je n’eus pas le courage de pousser plus loin l’épreuve. Elle commençait à se méfier de Rupert, cela était évident, mais elle n’en était encore qu’aux soupçons. Il répugnait à une nature si pure, à une âme si vraie, de croire à la fausseté de celui qu’elle aimait depuis si longtemps. Pour ce qui concernait Lucie, elle n’avait que de simples conjectures, qu’elle n’aimait pas à me confier par discrétion pour son amie ; et quant à ce qui lui était personnel, elle reculait devant l’idée de me révéler son grand secret. J’oubliais que je ne lui avais pas donné l’exemple, et que je n’avais pas mis à nu devant elle l’état de mon cœur ; et cependant, moi, aucun motif de délicatesse ne m’engageait au silence ! J’attendis un moment pour donner à ma sœur le temps de se remettre de son agitation, et je mis la conversation sur le chapitre de nos intérêts matériels.

— Grace, dis-je dans le cours de mes explications, avant que vous me revoyiez, j’aurai atteint ma majorité. Nous autres marins nous sommes exposés à plus de chances et à plus de hasards que les autres hommes ; et il est bon de vous dire que, si quelque malheur m’arrive, on trouvera dans mon secrétaire mon testament, signé et cacheté, le jour même où je serai majeur. J’ai eu soin de le faire dresser par un jurisconsulte éminent, et je l’emporterai avec moi sur mer, dans cette intention.

— C’est me faire entendre que je ne dois pas porter mes vues sur Clawbonny, dit Grace avec un sourire qui indiquait combien la chose lui était indifférente. Vous en disposerez en faveur de notre cousin, Jacques Wallingford, votre plus proche héritier mâle, et vous ne pouvez mieux choisir.

— Non, chère sœur, c’est à vous que je le donne. Il est vrai que j’aurais pu laisser agir la loi ; mais je veux qu’il soit bien connu que c’était ma volonté expresse. C’était, je le sais, l’intention de mon père, si je venais à mourir sans enfants avant ma majorité. Tout m’appartiendra à cette époque ; et ce que j’aurai sera à toi, Grace, quand je ne serai plus.

— Voilà une conversation bien triste, Miles, et Dieu merci, je l’espère, bien inutile. En tout cas, Clawbonny vient tout autant des ancêtres de Jacques Wallingford que des nôtres ; et le mieux est que la ferme suive le nom. Je ne vous réponds pas de ce que je ferais, si j’étais libre à mon tour.

Ce Jacques Wallingford, dont je n’ai pas encore eu occasion de parler, était un homme de quarante-cinq ans, et célibataire. Il était cousin germain de mon père. Ses parents s’étaient fixés dans ce qu’on appelait alors les nouveaux pays, quelques milles à l’ouest de Cayuga Bridge, ce qui le mettait dans la partie occidentale de l’état de New-York. Je ne l’avais vu qu’une fois, un jour qu’il nous avait rendu visite en revenant de vendre quelques produits de ses terres. On disait qu’il avait de la fortune, et qu’il n’attendait pas après la vieille propriété paternelle.

Après avoir échangé encore quelques phrases au sujet de mon testament, Grace et moi nous nous séparâmes, plus étroitement unis que jamais l’un à l’autre, à ce qu’il me semblait, depuis cette espèce de conseil dans la salle de famille. Jamais ma sœur ne m’avait paru plus digne de toute ma tendresse ; et elle pouvait être sûre que Clawbonny ne lui échapperait pas.

Le reste de la semaine se passa comme se passent la plupart des semaines à la campagne, pendant l’été. Me trouvant mal à l’aise auprès de Lucie, j’étais presque toujours dans les champs, prétextant la nécessité de commencer à m’occuper de mes affaires. M. Hardinge se chargea du major ; les deux vieillards ne tardèrent pas à se plaire beaucoup ensemble. Ils avaient tant d’idées en commun sur une foule de points, que ce résultat n’avait rien d’étonnant. D’abord tous deux aimaient l’église, — pardon, la sainte église épiscopale protestante. Il est si difficile dans ses vieux ans de s’accoutumer aux nouveaux mots appliqués à d’anciennes pensées ! — Tous deux ils n’aimaient pas Bonaparte ; — le major le détestait, mais mon tuteur ne détestait personne. Tous deux vénéraient Pitt, et tous deux croyaient que la Révolution française n’était que l’accomplissement de prophéties, par l’intervention du diable. Comme nous touchons à des temps qui peuvent amener des résultats importants, on pardonnera à un vieillard de chercher à éclairer la génération qui commence à entrer dans la vie active. En 1802, l’admiration pour M. Pitt, la haine contre Bonaparte, n’étaient pas des sentiments assez nouveaux aux États-Unis pour exciter l’étonnement. Quant à moi, comme la plupart des Américains qui allèrent sur le continent à cette époque d’agitation, j’étais prêt à dire avec le Mercutio de Shakespeare : — Maudites soient les deux maisons ! — car au fond, nous n’avions guère plus à nous louer de l’un que de l’autre. Toutefois l’esprit de parti, le plus inexorable, le plus effronté de tous les tyrans, ce fléau de la liberté américaine, quoi qu’on en dise, en décida autrement ; et pendant que la moitié de la république poussait des acclamations frénétiques en l’honneur du grand Corse, l’autre moitié était prête à saluer dans Pitt le ministre envoyé du ciel. C’était mon opinion individuelle que, pour la France comme pour l’Angleterre, il eût beaucoup mieux valu qu’aucun des deux héros n’eût jamais existé.

La conformité d’opinions entre le ministre et le major ne pouvait que cimenter de plus en plus leur amitié. Je vis qu’ils étaient au mieux ensemble, et que pour ce qui les concernait, le mieux était de laisser les choses suivre leur cours. À peine aurais-je songé à Émilie, si son souvenir ne s’était trouvé rattaché à celui de Rupert, et, par suite, au bonheur de ma sœur. Quant à Rupert, je ne pouvais oublier entièrement qu’il avait été l’ami, le compagnon de mon enfance ; et puis il avait le très-grand mérite d’être le frère de Lucie et le fils de M. Hardinge.

— Vous voyez, Neb, dis-je, vers la fin de la semaine, un jour que je revenais du moulin avec le nègre ; on dirait que M. Rupert n’a jamais manié un cordage : il a les mains aussi blanches qu’une demoiselle.

— Vous pas faire attention, maître. M. Rupert n’avoir jamais eu le plaisir de faire naufrage, ou d’être prisonnier des Anglais. Lui être à plaindre, et voilà tout.

— Vous avez un singulier goût, Neb, et j’en conclus que vous comptez vous embarquer avec moi ce soir sur le Wallingford, puis, une fois à New-York, me suivre à bord de l’Aurore ?

— Certainement, maître. Vous pas pouvoir penser aller en mer, et laisser nègre à la maison.

Neb, en disant ces mots, poussa un éclat de rire qu’on aurait pu entendre à un mille de distance, comme si l’idée qu’il exprimait était le comble du ridicule.

— Eh bien ! Neb, j’y consens ; mais ce sera le dernier voyage pour lequel vous aurez besoin de me consulter ; car, dès que je serai majeur, je signerai l’acte de votre liberté.

— Quel acte ?

— L’acte qui vous constituera votre maître, qui vous rendra libre. On dirait que vous ne savez pas ce que je veux dire. N’avez-vous jamais entendu parler de nègres libres ?

— Oui, pauvres diables, eux. Si vous jamais prendre Neb à être un nègre libre, vous avoir la bonté de le lui dire, maître !

Ce fut alors un nouvel éclat de rire tout aussi bruyant que le premier.

— Voilà qui est assez extraordinaire, mon garçon. Je croyais, Neb, que tous les esclaves soupiraient après la liberté ?

— Peut-être oui, peut-être non. Quel bien en revenir, maître, quand cœur et corps être contents comme ils sont ? Combien y avoir depuis qu’une famille Wallingford habiter ici ?

Neb retombait encore plus dans son baragouin, quand il se trouvait près des dieux domestiques, que quand il était en pleine mer.

— Combien ? Cent ans à peu près ; pour être exact, juste cent sept ans.

— Et une famille Clawbonny, combien y avoir de temps ?

— Ah ! voilà qui est plus difficile ; votre généalogie est un peu confuse, et je ne puis vous répondre avec le même degré de certitude. Quatre-vingts ans, pour le moins, peut-être bien cent. Voyons un peu. — Vous appeliez le vieux Pompée votre grand-père ; n’est-ce pas, Neb ?

— Oh ! oui, et bon grand-père, maître. Excellent noir, le vieux Pompée !

— Laissons la qualité de côté ; je suis sûr qu’il en valait un autre. Eh bien ! il me semble avoir entendu dire que le vieux Pompée avait été importé de Guinée, et qu’il avait été acheté par mon bisaïeul vers l’an 1700….

— Cela être vrai comme l’évangile, pauvre nègre ne pas valoir la peine que personne mentir pour lui. Eh bien ! dans tout ce temps, est-ce que vous avoir jamais entendu parler d’un Clawbonny qui vouloir être libre ? Vous dire à moi, et moi répondre à vous ?

— Vous m’en demandez plus que je n’en sais, mon garçon ; car je ne connais pas vos désirs secrets, et encore moins ceux de vos ancêtres.

Neb ôta son chapeau, se gratta la tête, roula ses yeux noirs de mon côté comme pour jouir de mon embarras ; après quoi il se mit à cabrioler sur la route, tournant comme une roue sur ses pieds et sur ses mains, montrant ses dents comme des rangs de perles, et terminant ses prouesses par un nouvel éclat de voix tellement retentissant, que pour cette fois toutes les collines en furent ébranlées. C’était un de ces tours de force que Neb m’avait appris il y avait quelque dix ans.

— Supposer moi libre, qui faire cela pour vous, maître ? cria Neb, comme quelqu’un qui a trouvé un argument irrésistible. Non, non, maître Miles, moi appartenir à vous, vous appartenir à moi, et nous appartenir l’un à l’autre.

La question se trouva ainsi décidée pour le moment, et je n’en dis pas davantage. Neb reçut l’ordre de se tenir prêt pour le lendemain, et à l’heure marquée je vins prendre congé de mes amis. C’était la troisième fois que je m’éloignais du toit de mes pères. Il avait été convenu que le major et Émilie resteraient à la ferme jusqu’au mois de juillet, et qu’alors ils iraient aux Sources pour prendre les eaux. J’avais passé une heure seul avec mon tuteur, et il n’eut autre chose à me dire qu’à me souhaiter toutes sortes de prospérités, et à me donner sa bénédiction. Je ne m’approchai pas pour embrasser Lucie ; c’était la première fois que nous nous séparions sans nous donner cette preuve d’affection. Elle me présenta pourtant la main avec sa franchise ordinaire, et je la serrai vivement en lui disant adieu. Quant à Grace, elle sanglota dans mes bras, comme elle le faisait toujours ; et le major et Émilie me secouèrent cordialement la main, en me disant que je les trouverais à New-Nork à mon retour. Rupert m’accompagna jusqu’au sloop.

— Écrivez-nous, dès que vous trouverez une occasion, Miles, me dit mon ancien ami. J’ai une vive curiosité d’apprendre quelque chose de la France et des Français ; et il ne serait pas impossible que d’ici à peu de temps je pusse la satisfaite par moi-même.

— Par vous-même !… Si vous avez l’intention de visiter la France, que ne venez-vous avec moi ? Est-ce pour affaires que vous iriez ?

— Non, par pur plaisir. Notre excellente cousine pense que quand on tient un certain rang dans le monde, on doit voyager ; et je crois qu’elle a l’idée de me faire attacher à la légation sous un titre ou sous un autre.

Rupert Hardinge, qui naguère n’avait pas un sou vaillant, parlait maintenant de faire son tour d’Europe et de devenir secrétaire de légation ! Il me semblait que j’avais le vertige. Rupert ne resta pas longtemps à bord, et dès qu’il fut parti, je mis à la voile. En longeant les bords escarpés de la crique, tout couverts de broussailles, je cherchai si je ne verrais pas au moins Grace ; mon espoir ne fut pas trompé. Elle était venue avec Lucie par un sentier de traverse, à la pointe que nous devions doubler pour entrer dans l’Hudson. Au moment où le sloop passa devant elles, elles agitèrent leurs mouchoirs, comme pour me témoigner leur intérêt, et j’y répondis en leur envoyant baisers sur baisers ; rien ne rend hardi comme la distance. En ce moment une embarcation à voiles passa devant nos bossoirs, et je vis un monsieur debout, qui s’évertuait de son côté à agiter son mouchoir, comme moi à baiser ma main. Un coup d’œil m’apprit que c’était André Drewett, qui dirigeait son canot vers la pointe ; et l’instant d’après je le vis mettre pied à terre et saluer Grace et Lucie. Le canot remonta la crique, sans doute avec le bagage de son maître, tandis qu’au moment où je le perdis de vue, Drewett venait de prendre avec les deux amies le chemin de Clawbonny.