À bord et à terre/Chapitre 28

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À bord et à terre ou les Aventures de Miles Wallingford
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 22p. 355-368).


CHAPITRE XXVIII.


Écoutez-moi un peu ; car si j’ai gardé si longtemps le silence, c’est pour bien observer la dame. J’ai vu son front se couvrir tout à coup de mille couleurs, plus vives les unes que les autres ; puis mille nuances successives de pâleur céleste vinrent les effacer, sous l’influence du plus charmant embarras.
Shakespeare.


J’arrivai à bord du Wallingford avant onze heures, et j’y trouvai Neb qui m’attendait avec mes bagages. Maintenant que j’étais sur mon propre bord, je donnai ordre de profiter d’un vent favorable, et d’appareiller sur-le-champ, sans attendre le flot. Malgré notre diligence, nous n’entrâmes dans la crique qu’à huit heures du matin le second jour.

Dès que le bâtiment fut près de la rive, je m’élançai à terre, et je gravis la colline. Du haut du chemin, j’aperçus mon tuteur qui accourait à ma rencontre, une lettre qu’il avait reçue directement de New-York lui ayant appris mon arrivée. Il me tendit les bras, m’embrassa avec la même effusion qu’au temps jadis, et j’entendis le bon vieillard murmurer quelques paroles de bénédiction et d’actions de grâces. M. Hardinge était toujours le même. Quoiqu’il eût à sa disposition tous les revenus de sa fille, il était aussi simple que jamais dans ses goûts et dans ses habitudes.

— Soyez le bienvenu, mon cher enfant, mille fois le bienvenu ! s’écria-t-il du plus loin qu’il m’aperçut. Dès qu’on est venu m’annoncer que le sloop était en vue : Il est à bord, me suis-je écrié ; car je jugeais votre cœur d’après le mien. Ah ! Miles, quand donc viendra le temps où Clawbonny suffira à votre ambition ? Vous avez déjà autant d’argent qu’il vous en faut. Une fortune plus grande contribue-t-elle au bonheur ?

— Quoi qu’il en soit, mon cher monsieur, répondis-je, tout en déplorant la perte de votre respectable parente, j’ai à vous féliciter de voir rentrer dans votre famille des biens qui avaient appartenu à vos ancêtres. C’est à ce titre surtout qu’ils doivent vous être chers.

— Sans doute, mon ami, et j’espère que ces richesses ne nous empêcheront pas de rester d’aussi fidèles serviteurs de Dieu qu’auparavant. Toutefois, les biens ne sont pas à moi, mais à Lucie. Avec vous je puis tout dire, quoique Rupert m’ait fait entendre qu’il serait prudent de ne pas faire connaître le véritable état des choses, pour éviter que tous les coureurs de fortune ne viennent tourner autour d’elle, et il est d’avis que nous laissions croire que la fortune doit être partagée entre nous. Vous entendez bien que je ne dirai jamais une chose pareille ; mais on peut se taire pendant quelque temps. En tout cas, ce n’est pas avec vous que je ferai jamais le moindre mystère, et j’aime mieux vous dire sur-le-champ tout ce qui en est. Je suis exécuteur testamentaire, et j’ai tant de calculs à faire, de comptes à arrêter, de signatures à donner, que ma pauvre tête a peine à s’occuper des devoirs de mon saint ministère. Savez-vous que je tremble de tomber dans l’égoïsme, mon bon Miles ? j’en tremble véritablement.

— Rassurez-vous, mon cher monsieur, je vous réponds de vous-même, — mais Grace, vous ne m’en parlez pas !

M. Hardinge changea tout à coup de figure. L’expression de joie qui l’animait fit place à un air d’abattement et de mélancolie. Quoiqu’il fût impossible d’être moins observateur que le bon ministre dans toutes les affaires ordinaires de la vie, il était évident que pour cette fois il avait pourtant remarqué quelque chose de nature à l’inquiéter.

— Ah ! Grace, répondit-il en hésitant, elle est ici, la chère enfant, toute seule, et elle n’a plus sa gaieté ni ses couleurs d’autrefois. C’est pour elle aussi que je suis charmé de votre retour. Je crains qu’elle ne soit pas bien ; il y a plus d’une semaine que je veux envoyer chercher un médecin ; mais elle s’y refuse obstinément en disant que cela n’est pas nécessaire. Lorsque je la regarde, sa beauté a un caractère qui m’effraie malgré moi, Miles. Vous connaissez Grace : elle a toujours paru appartenir au ciel plus qu’à la terre ; maintenant je crois toujours voir un séraphin qui pleure sur les péchés des hommes.

— Je crains bien que Rupert n’ait raison, et que Grace ne soit sérieusement malade.

— J’espère que non, mon enfant. Elle n’est pas à son ordinaire, il est vrai ; mais son esprit, ses pensées, toutes ses affections, si je puis dire, sont tournées vers le ciel. Il semble que la grâce ait opéré en elle d’une manière toute particulière. Elle ne lit plus que des livres de dévotion ; elle médite, et je suis sûr qu’elle est en prières, du matin au soir. Voilà pourquoi elle s’est retirée du monde, et elle refuse toutes les invitations de Lucie. Vous savez à quel point elles s’aiment ; en bien ! cependant toutes les instances sont inutiles : Grace ne veut pas aller à New-York, bien qu’elle sache que Lucie ne peut pas venir ici.

Je comprenais tout à présent. Un poids comme celui d’une montagne me tomba sur le cœur, et je marchai quelque temps en silence. Chaque parole de mon tuteur résonnait comme un glas funèbre à mes oreilles. J’aimais tant ma sœur !

— Et Grace, m’attendait-elle à présent ? m’aventurai-je à dire enfin, quoique ma voix tremblât à un tel point que M. Hardinge, si peu clairvoyant qu’il fût, s’en aperçut lui-même.

— Oui, sans doute, et cette nouvelle lui a fait le plus grand plaisir. La seule chose de ce monde à laquelle elle ait paru prendre intérêt depuis quelque temps, c’est à votre prompt retour. Vous êtes, Miles, ce que Grace aime le plus au monde, après Dieu !

Combien j’aurais voulu qu’il dît vrai ! mais, hélas ! je savais trop bien qu’il n’en était rien.

— Je vois que vous êtes tourmenté, mon cher enfant, reprit M. Hardinge. Il ne faut pas vous exagérer les choses par rapport à votre sœur. Elle n’est pas bien sans doute ; mais son mal n’est nullement physique. L’angélique créature sent combien notre pauvre nature est fragile, et elle en souffre profondément. Mais je l’ai raisonnée à ce sujet, et j’espère, avec l’aide de Dieu, que mes observations n’ont pas été sans fruit, et qu’elle est plus tranquille à présent. Elle m’assurait, il n’y a qu’une heure, que, si le sloop vous ramenait auprès de nous, elle serait heureuse.

Il se serait agi de ma vie que je n’aurais pu continuer la conversation sur ce sujet pénible ; je ne répondis rien. Comme nous avions encore beaucoup de chemin à faire, je cherchai à changer de sujet ; autrement je sentais que mes jambes allaient fléchir sous moi, et que je serais obligé de m’asseoir pour pleurer au milieu de la route.

— Lucie doit-elle venir à Clawbonny cet été ? demandai-je, quoiqu’il me parût étrange de supposer que la ferme ne fût pas la demeure ordinaire de Lucie.

— Je l’espère, quoique de nouveaux devoirs ne la laissent pas aussi maîtresse de ses actions que je le voudrais. Vous n’avez pas manqué de la voir ainsi que son frère, Miles, n’est-ce pas ?

— J’ai rencontré Rupert dans la rue, Monsieur, et j’ai eu une courte entrevue avec les Merton et avec Lucie au spectacle. Le jeune M. Drewett était de la partie avec sa mère.

Le bon ministre me regarda en face. — Que pensez-vous du jeune homme ? me demanda-t-il d’un air de confidence, et sans voir qu’il m’enfonçait un couteau dans le cœur. — Eh bien, approuvez-vous ?

— Je crois vous comprendre, Monsieur, vous voulez me faire entendre que M. Drewett se met sur les rangs pour obtenir la main de miss Hardinge ?

— Je ne m’en ouvrirais pas même avec vous, Miles, si Drewett ne le disait pas lui-même à qui veut l’entendre.

— Sans doute dans la vue d’écarter les autres prétendants, dis-je avec un sentiment d’amertume dont je ne fus pas maître.

M. Hardinge eut été le dernier homme du monde à soupçonner le mal. Il parut surpris, et même un peu fâché de ma remarque.

— Voilà qui n’est pas bien, mon garçon, dit-il d’un ton grave. Il faut toujours tâcher d’attribuer les meilleures intentions à nos semblables. — L’excellent homme, avec quelle fidélité il mettait ses leçons en pratique ! — La sagesse nous en fait un devoir, et aussi la prudence ; d’autant plus que notre faiblesse a besoin qu’on en agisse de même avec nous. N’est-il donc pas tout naturel que Drewett cherche à s’assurer la main de Lucie ? et tant qu’il n’emploie pas de moyens moins avouables que d’exprimer hautement son attachement, je ne vois pas trop comment nous pourrions nous en plaindre.

J’avais eu tort ; je méritais cette leçon, et je me hâtai d’ajouter, pour atténuer ma faute :

— Ma remarque était déplacée, Monsieur, je le sens, d’autant plus que les attentions de. M. Drewett sont antérieures à la mort de mistress Bradfort, et que, par conséquent, on ne peut leur supposer aucun motif intéressé.

— Rien n’est plus vrai ; et votre observation est pleine de justesse. À vous qui avez connu Lucie depuis l’enfance, et qui avez pour elle l’amitié d’un frère, il peut paraître étrange que Lucie inspire par elle-même une passion vive et durable ; mais je puis vous assurer qu’elle est vraiment charmante, comme nous savons tous que c’est une excellente fille.

— À qui le dites-vous, Monsieur, et qui peut en être plus convaincu que moi ? Mais parlons de Grace, — car j’étouffais, — ce n’est pas d’attachements terrestres qu’elle m’a toujours paru susceptible, elle tient déjà trop au ciel !

— C’est ce que je vous disais, et il faut tâcher de l’humaniser un peu. Il n’y a rien de plus dangereux pour la santé d’une jeune fille qu’une pareille exaltation religieuse ; ce n’est plus de la charité, ce n’est plus de la foi, ni de l’humilité ; c’est un mal véritable ; c’est notre faible nature qui prend une fausse direction ; et notre devoir est de la remettre dans la bonne voie.

Comment aurais-je pu éclairer le bon vieillard sur la véritable cause de la maladie de ma sœur ? Que Grace fût la victime d’une exaltation religieuse, elle qui avait tant de jugement et de raison, c’est ce que je ne pouvais croire un seul moment ; mais je prévoyais que son cœur avait été froissé, ses affections méconnues, ses espérances trompées par la vanité mondaine et l’égoïsme de Rupert ; voilà ce que je m’apprêtais à apprendre, quoique je n’en voulusse rien dire au père du coupable. Je me mis à parler de la ferme, à entrer dans des détails qui semblaient de nature à m’inspirer un intérêt que j’étais bien loin de ressentir. M. Hardinge, de son côté, me fit quelques questions sur mon dernier voyage, et j’eus le temps de rassembler assez de forces pour pouvoir me trouver en présence de Grace avec quelque apparence du moins de fermeté.

Dès que M. Hardinge fut à peu de distance de la maison, il fit un signal convenu d’avance, qui devait apprendre mon arrivée. Aussi, quand j’approchai, tous les nègres étaient rangés sur la pelouse, devant la porte, et il me fallut serrer la main à chacun d’eux, au milieu de bruyants éclats de rire, qui étaient leur manière de manifester leur joie. Dieu sait combien de : — bonjour, maître ! soyez le bienvenu ! — il me fallut entendre. Et puis c’étaient des questions à n’en plus finir sur Neb, sur ce qu’il n’était pas là, etc. Puis de nouvelles exclamations de joie quand on apprit qu’il me suivait avec les bagages.

Mais Grace m’attendait, je fendis la foule, et j’entrai dans la maison. À la porte, je trouvai Chloé, jeune négresse à peu près de l’âge de ma sœur, sorte de demi-cousine de Neb, qui avait été promue depuis quelques années à des fonctions assez analogues à celles de femme de chambre. Je dis demi-cousine ; car, à dire vrai, il y avait alors peu de nègres dans l’état de New-York qui auraient pu hériter de leurs frères et sœurs, d’après le vieux principe du droit commun, qui portait qu’il fallait être germain pour hériter. Chloé m’accueillit avec son plus doux sourire, me fit sa plus belle révérence, et parut ravie, comme tous les autres esclaves, de revoir son jeune maître. Les métaphysiciens peuvent raisonner et déraisonner tant qu’ils voudront sur les races et sur les couleurs, et sur l’aptitude des nègres à apprendre ; moi, je ne connais qu’une chose, c’est leur aptitude extrême à aimer. Il fallait leur entendre parler à tous de « vieux maître, » et de « vieille maîtresse, » qui les avaient toujours si bien traités. Entre les esclaves et leurs maîtres, entre leurs enfants et ceux de la famille à laquelle ils appartiennent, j’ai souvent vu de ces affections qui rappellent l’attachement du chien pour l’homme ; j’ai vu les enfants du maître préférés à ceux de leur chair et de leur sang, et je l’ai vu mainte et mainte fois.

— J’espère vous porter bien, da, maître ? dit Chloé, qui mettait une certaine prétention dans son langage, depuis qu’elle avait été élevée en dignité.

— Très-bien, ma fille, et je suis charmé de te voir si bonne mine. Tu deviens vraiment jolie, Chloé.

— Oh ! maître toujours rire, — rester maintenant ici longtemps, da ?

— Je crains que non, Chloé ; mais qui sait après tout ? — Où est ma sœur ?

— Miss Grace m’avoir envoyée ici, maître, dire à vous elle être dans la salle de famille. Elle attendre depuis quelque temps, da.

— Merci, Chloé. Veillez à ce que personne ne nous interrompe. Il y a près d’un an que je n’ai vu ma sœur.

— Bien sûr da ! — Alors Chloé, dont la figure luisait comme une bouteille qu’on eût trempée dans l’eau, montra ses belles dents en se fendant la bouche d’une oreille à l’autre dans un accès de fou-rire ; puis elle parut toute sotte ; puis elle reprit son sérieux ; puis enfin son secret s’échappa de son cœur, avec cette voix mélodieuse d’une négresse qui ne sait si elle doit rire ou pleurer : — Et Neb, maître ? où lui être à présent, le gars ?

— Il vous embrassera dans dix minutes, Chloé ; ainsi, tenez-vous bien.

— Oh ! que nenni, — miss Grace m’apprendre mieux que ça.

Je ne restai pas pour en entendre davantage, et je me dirigeai vers la pièce triangulaire, d’un pas si précipité et en même temps si tremblant que, quand j’arrivai, mon agitation me permit à peine de trouver la serrure. Je m’arrêtai un moment pour me remettre, persuadé que, dès que j’ouvrirais la porte, ma sœur se précipiterait dans mes bras. J’ouvris, — un silence de mort régnait dans l’appartement, comme si un des corps qu’on y déposait autrefois attendait l’instant d’être transporté à sa dernière demeure. Ma sœur était sur la causeuse, incapable de se lever par suite de son état de faiblesse et d’agitation. Je n’essaierai pas de décrire ce que j’éprouvai à sa vue ; j’étais préparé à la trouver changée ; mais non pas à lui voir déjà, comme je le sentis à l’instant, un pied dans le tombeau !

Grace étendit les bras, je m’y précipitai, et je m’assis auprès d’elle, la prenant contre mon cœur avec la tendresse d’une mère qui embrasse son enfant. Nous restâmes ainsi pendant plus de cinq minutes sans nous parler, confondant ensemble nos larmes et nos sanglots.

— Que Dieu est bon, mon frère, dit-elle enfin ! vous m’êtes rendu à temps. Je tremblais que vous n’arrivassiez trop tard.

— Grace, que voulez-vous dire, ma chère, ma bien aimée sœur ? Pourquoi vous trouvai-je ainsi ?

— Faut-il vous le dire, Miles, et ne comprenez-vous pas ?

Je ne répondis qu’en lui serrant vivement la main. Je ne comprenais que trop cette déplorable histoire. Ce que j’avais peine à m’expliquer, c’est que Grace eût pu concevoir un attachement si profond pour un être que j’avais toujours connu si vain et si frivole. Je ne savais pas encore jusqu’où va la confiance aveugle de la femme qui aime véritablement, et combien elle se plaît à parer l’objet de son choix de toutes les perfections qu’elle lui voudrait. Dans l’angoisse de mon âme, je murmurai, assez haut pour être entendu : l’infâme !

Grace, qui jusqu’à ce moment était restée penchée sur mon épaule, releva aussitôt la tête. On eût dit alors un sage du ciel, plutôt qu’une habitante de ce monde pervers. Sa beauté avait quelque chose de sursaturel, et je tremblais de la perdre avant la fin même de notre triste entrevue ; tant le lien qui l’attachait encore à la vie semblait faible et fragile. La fièvre qui la minait sourdement donnait à sa physionomie si douce et si suave une sorte de rayonnement divin. Cependant son regard prit une expression de tristesse et de reproche.

— Ce n’est pas bien, mon frère, dit-elle solennellement ; ce n’est point là ce que Dieu commande ; ce n’est point ce que j’attendais de vous, ce que j’ai le droit d’attendre du seul homme qui m’aime sur la terre.

— Et comment voulez-vous que je pardonne jamais au misérable qui vous a si longtemps trompée, ma pauvre sœur, qui nous a trompés tous, et qui maintenant vous abandonne pour une autre, sous l’impulsion d’une sotte vanité ?

— Miles, mon bon, mon généreux frère, écoutez-moi, reprit Grace en serrant convulsivement une de mes mains dans les siennes, et ayant peine à se maîtriser dans l’excès de son inquiétude. Toutes pensées de colère, de ressentiment, de fierté même, doivent être mises de côté. C’est à moi que vous en devez le sacrifice, à moi dont la mémoire serait exposée autrement à des imputations odieuses. Si j’avais quelque reproche à me faire, j’accepterais toute espèce de châtiment ; mais à coup sûr ce n’est pas un crime si impardonnable de ne pouvoir commander à ses affections, pour que je mérite qu’après ma mort mon nom se trouve mêlé à des bruits injurieux provoqués par une semblable querelle. Et puis songez que vous avez vécu en frères ; songez à l’excellent M. Hardinge, votre tuteur ; songez à ma bonne, à ma fidèle Lucie…

— Oui, voire fidèle Lucie qui reste à New-York, quand elle devrait être ici à veiller sur vou

— Elle ne sait pas mon état, ni ce qui le cause. C’est un secret qui n’est connu que de Dieu et de vous, Miles ; car je savais bien qu’il serait impossible d’abuser votre amitié clairvoyante.

— Et pourquoi l’affection de Lucie n’est-elle pas clairvoyante aussi ? n’a-t-elle des yeux que pour ceux qu’elle a appris si récemment à admirer ?

— Vous ne lui rendez pas justice, mon frère. Lucie ne m’a point vue depuis que je suis changée au point de pouvoir à peine me reconnaître moi-même. Une autre fois, je vous raconterai tout. Sachez seulement à présent qu’après avoir eu certaines explications avec Rupert, je suis revenue sur-le-champ ici, et que j’ai toujours caché soigneusement à Lucie le dépérissement de ma santé. Je lui écris toutes les semaines, elle me répond ; tout se passe entre nous comme par le passé. Non, non, ne blâmez pas Lucie, elle qui quitterait tout au monde, j’en suis bien sûre, pour accourir auprès de moi, si elle savait la vérité. Au contraire, elle pense sans doute que je préfère être seule dans ce moment ; car, malgré tout, il y a des choses qu’elle doit soupçonner. — Mais pardon, mon frère, je sens que j’ai trop parlé. Laissez-moi appuyer un peu ma tête sur votre poitrine.

Je restai immobile, tenant ma sœur bien-aimée dans mes bras, sans dire un seul mot. Penché sur elle, je pouvais voir de grosses larmes couler le long de ses joues amaigries ; mais elle me serrait de temps en temps la main, comme pour me dire quel bien lui faisait ma présence. Après une douzaine de minutes, la pauvre enfant épuisée tomba dans un sommeil agité que je me gardai bien d’interrompre ; j’aurais mieux aimer passer ainsi toute la nuit. Ce ne fut qu’au bout d’une grande heure que Grace releva la tête.

— Vous voyez, Miles, me dit-elle avec un de ses sourires les plus angéliques ; je suis maintenant aussi faible qu’un enfant, et je donne autant de peine. Il faudra vous y faire ; car c’est vous qui me soignerez, n’est-ce pas ? Mais, mon bon frère, avant de quitter cette chambre, il faut me faire une promesse.

— Ai-je quelque chose à vous refuser ? Et pourtant, Grace, j’y mets d’avance une condition.

— Laquelle ? Je consens à tout, avant même de la connaître.

— Eh bien ! je vous promets de ne point demander compte à Rupert de sa conduite, — de ne point le questionner, — de ne pas même lui faire de reproches, répondis-je, ajoutant sans cesse à mes promesses, à mesure que je lisais dans les yeux suppliants de Grace qu’elle semblait exiger encore davantage.

Cette dernière promesse parut pourtant la satisfaire pleinement. Elle me baisa la main, et j’y sentis tomber une larme brûlante.

— Maintenant, mon bon frère, nommez votre condition, dit-elle après un peu de temps pris pour se remettre ; quelle qu’elle soit, je l’accepte volontiers.

— C’est de me laisser prendre la direction complète de votre santé, de me permettre d’appeler un médecin, et de faire venir ici qui bon me semblera.

— Non pas lui du moins, Miles, non pas lui ! vous n’y pouvez songer.

— Non, ma sœur ; sa présence me chasserait de la maison. À cela près, vous consentez ?

Grace fit un signe d’assentiment et retomba sur ma poitrine. Ses forces étaient épuisées. Je soutins encore longtemps la frêle enfant, sans lui parler, et même la forçant au silence. Ce second repos lui fit du bien, et elle finit par me dire qu’elle se sentait en état de regagner sa chambre, et qu’elle désirait se jeter sur son lit jusqu’à l’heure du dîner. J’appelai Chloé, et nous conduisîmes ensemble la chère malade. En traversant les longs corridors, ma sœur appuyée sur mon bras, la tête penchée sur mon épaule, faisait effort pour lever sur moi un regard reconnaissant, et plus d’une fois je sentis la douce pression de sa main, par laquelle elle semblait vouloir m’exprimer toute l’étendue de son affection.

Il me fallut longtemps pour me remettre, après cette entrevue. Je m’enfermai dans ma chambre, pleurant comme un enfant sur la sœur que j’avais laissée si fraîche et si belle, quoique même alors le doute eût commencé à ronger son cœur. J’avais encore des explications à recevoir ; mais je résolus de m’armer de sang-froid pour les écouter de manière à ne pas augmenter encore l’angoisse que Grace devrait éprouver à me les donner. Dès que je fus assez calme, je me mis à écrire des lettres. L’une était pour Marbre. Je lui disais de laisser le second lieutenant veiller au déchargement du bâtiment, et de venir me rejoindre par le retour du sloop. J’avais besoin de lui parler ; car je prévoyais que je ne pourrais point faire le prochain voyage, et mon intention était de lui confier les fonctions de capitaine. Nous avions à nous concerter ensemble à ce sujet. Je ne lui cachai pas le motif de cette détermination, mais sans lui faire connaître la cause de la maladie de ma sœur. J’envoyai à Marbre les noms de plusieurs médecins, en lui recommandant de m’amener le premier sur la liste qui serait libre. J’avais gagné dix mille dollars dans mes dernières courses, et je ne pouvais mieux les employer qu’à entourer ma sœur des avis et des soins les plus éclairés.

Je fus sur le point d’écrire à Lucie, mais j’hésitai. Je savais que je n’avais qu’à lui dire un mot pour qu’elle accourût à Clawbonny. Malgré tout, je ne pouvais douter de son tendre attachement pour notre famille. Quand même elle me préférerait André Drewett, ce n’était pas une raison pour qu’elle fût moins bonne, moins compatissante, moins dévouée à ma sœur. Mais, enfin, c’était la sœur de Rupert ; était-ce bien la personne, à ce titre, que Grace devait désirer voir à son chevet ? Je résolus de m’en assurer avant d’aller plus loin.

Neb fut appelé, et il reçut l’ordre d’aller dire qu’on tînt le Wallingford prêt à mettre à la voile au premier moment. Le sloop ne devait aller que sur son lest, et revenir immédiatement à Clawbonny. Il y avait un médecin célèbre, mais n’exerçant plus, nommé Bard, qui avait une maison de campagne sur l’autre rive de l’Hudson. Je le connaissais de réputation. Je lui écrivis en faisant appel à tous les bons sentiments de son cœur, et je fis partir Neb sur la Grace et Lucie pour lui porter mon message. À peine avais-je terminé ces arrangements, que Chloé vint me dire que ma sœur me demandait.

Je trouvai Grace toujours étendue sur son lit, mais plus forte et évidemment reposée. Pendant un moment, je commençai à croire que mes craintes avaient exagéré le danger, et que je ne perdrais pas ma sœur. Mais quelques minutes d’observation attentive me convainquirent que la première impression était la vraie. Il y avait six mois que ma pauvre sœur renfermait ses souffrances dans son sein, vivant à la campagne, presque toujours seule ; et c’est plus que les constitutions les plus robustes ne peuvent supporter. Cet état de concentration continuelle mine sourdement la santé, et la source de la vie se trouve bientôt tarie. Il eût été difficile de caractériser l’état de Grace ; ce n’était pas une maladie proprement dite, c’était ce que les Français expriment si bien par le mot de fatigue. Il semblait que c’était la force qui lui manquait, et que cette frêle constitution allait se dissoudre d’elle-même.

Grace, sans lever la tête, me demanda le récit de mon dernier voyage. Elle parut y prendre un intérêt réel. Le plus doux sourire anima sa figure lorsque je lui racontai mes prouesses, et les aventures de Marbre parurent aussi la distraire agréablement. J’en fus charmé, en ce que j’entrevoyais le moyen de faire quelque diversion à ses peines, en rappelant son attention sur les incidents ordinaires de la vie, et en l’entourant des quelques amis qu’elle aimait tendrement. Cette pensée me rappela Lucie, et le désir que j’avais de vérifier jusqu’à quel point ma sœur pouvait aimer à l’avoir auprès d’elle.

— Vous m’avez dit, Grace, que vous étiez en correspondance suivie avec Lucie, et que chaque semaine vous vous donniez réciproquement de vos nouvelles ?

— Oui, à chaque voyage du Wallingford. Si je n’ai pas reçu de lettre aujourd’hui, c’est sans doute parce que le sloop est parti quelques heures plus tôt. Le lord grand amiral était à bord ; et, comme le vent et la marée, il n’attend personne.

— Merci, ma chère sœur, merci. Voici un langage qui me soulage d’un poids affreux !

Grace parut satisfaite un moment ; mais, en attachant ses regards sur moi, elle prit une expression de tendre sollicitude ; elle semblait avoir pitié de mon illusion. Quelques larmes tombèrent une à une de ses yeux, lentement et comme malgré elle, protestation muette qu’elle ne se faisait pas illusion, elle. Je penchai ma tête sur l’oreiller, j’étouffai les sanglots qui m’oppressaient, et j’essuyai les larmes de ses joues à force de baisers. Pour mettre fin à ces scènes déchirantes, je résolus de me faire violence pour ne plus me laisser aller à de pareils excès de sensibilité, et à diriger sur d’autres cette attention qui n’était que trop exclusivement concentrée sur elle-même.

— Le lord grand amiral, repris-je, est un vrai Turc quand il est sur son bord, comme l’honnête Moïse Marbre pourra vous le dire, quand vous le verrez. Mais parlons de Lucie et de ses lettres. Je parierais qu’elles sont remplies de tendres confidences à l’égard de son essaim d’adorateurs, tels qu’André Drewett, par exemple ; et qu’il n’y en a pas une seule qui pourrait m’être montrée ?

Grace me regarda fixement, comme pour reconnaître si j’étais réellement aussi indifférent en faisant cette question que j’affectais de l’être. Alors elle parut réfléchir, tout en passant ses doigts dans les franges de la courtepointe qui recouvrait le lit.

— Je vois ce que c’est, repris-je avec un sourire forcé ; la question était indiscrète. Un grossier fils de Neptune n’est pas un confident convenable pour les secrets de miss Lucie Hardinge. Peut-être avez-vous raison ; ainsi, n’en parlons plus. »

— Vous vous trompez, Miles. Lucie ne m’a pas écrit une ligne que vous ne puissiez lire ; et pour couper court à vos insinuations, je vais vous remettre ses lettres ; vous pouvez les lire toutes, jusqu’à la dernière. Ce sera comme si vous lisiez la correspondance d’une autre sœur.

Il me sembla que Grace appuyait sur ce dernier mot avec une expression toute particulière, et mon cœur se serra douloureusement. J’avais remarqué que Lucie n’avait jamais employé en me parlant de termes semblables, et c’était une des raisons qui m’avaient conduit à supposer follement qu’elle éprouvait un sentiment plus tendre. Mais elle était si naïve et si sincère qu’elle ne donnait dans aucune de ces exagérations sentimentales auxquelles les jeunes filles ne sont que trop portées, et c’était l’explication toute naturelle de sa conduite envers moi.

Cependant Grace avait appelé Chloé ; elle lui donna les clefs de son secrétaire, et lui dit de lui apporter un paquet de papiers qu’elle lui désigna.

— Tenez, Miles, prenez, dit-elle en me les remettant. Vous pourrez en avoir parcouru une grande partie avant le dîner. Nous nous reverrons à table ; surtout n’effrayez pas le bon M. Hardinge. Il ne me croit pas sérieusement malade ; pourquoi lui faire inutilement de la peine ?

Je promis de me taire, et je courus me renfermer dans ma chambre avec mon précieux trésor. Avouerai-je ma faiblesse ? Dès que je fus seul, je couvris ces chères lettres de baisers. Je commençai par ordre de dates, et je me mis à lire avec avidité. Il était impossible à Lucie Hardinge d’écrire à une personne qu’elle aimait, sans montrer toute la candeur de son âme et toute sa sensibilité ; mais cette correspondance avait un autre charme. Si Lucie ignorait qu’elle écrivît à une malade, elle savait du moins qu’elle écrivait à une recluse. Son but était évidemment de distraire Grace, dont elle ne pouvait ignorer les souffrances morales. Lucie était fine observatrice, et ses lettres étaient remplies de commentaires amusants sur les folies et les travers de New-York. Le trait portait toujours, mais il était dirigé avec tant de délicatesse, la pointe en était si bien émoussée, qu’il ne blessait pas. Les originaux auraient pu entendre la lecture des portraits, sans avoir le droit de se fâcher. C’était l’esprit le plus fin, tempéré par le tact exquis de la femme. Ce talent naturel m’était révélé pour la première fois, Lucie n’ayant jamais eu occasion de le montrer auparavant. Il était évident, d’après quelques allusions contenues dans les lettres, que Grace n’en avait pas moins été frappée que moi, et qu’elle en avait exprimé sa surprise à son amie. Ce que je remarquai encore, c’est que le nom de Rupert n’était pas prononcé une seule fois dans toutes ces lettres. Elles embrassaient une période de vingt-sept semaines ; et pas la plus petite allusion n’était faite ni à son frère ni à aucun des Merton. Ce silence était significatif : Lucie savait donc bien pourquoi Grace s’était retirée à Clawbonny.

Et le nom de Miles Wallingford s’y trouvait-il ? pourra demander quelqu’une de mes belles lectrices. Je parcourus avec soin toutes les lettres, et je n’en vis que deux où il ne fût pas question de moi ; encore, en les examinant avec plus d’attention, découvris-je à chacune d’elles un post-scriptum. Le premier disait : — Je vois par les journaux que Miles est parti pour Malte et qu’il a enfin quitté ces vilains Turcs ; tant mieux : on n’aimerait pas à savoir l’excellent garçon enfermé dans les Sept-Tours, quelque honorable que cela puisse paraître. — L’autre était ainsi conçu : — Le cher Miles est allé à Livourne, me dit mon père, et il doit revenir cet été. Quel bonheur ce sera pour vous de le revoir, ma bonne Grace ! je n’ai pas besoin de vous dire que personne n’y prendra plus de part que mon père et moi.

On lisait donc avec soin les journaux apportés par les divers bâtiments qui arrivaient de toutes les parties du monde, pour se tenir ainsi au courant de tous mes mouvements ! C’était sans doute pour faire plaisir à Grace et pour lui transmettre fidèlement les renseignements qu’on obtenait de cette manière ; en y réfléchissant bien, il n’y avait rien là que de simple et de naturel, et ma vanité n’avait guère à s’en applaudir. Le nom d’André Drewett revenait aussi fréquemment, mais presque toujours accouplé à celui de sa mère, qui s’était évidemment constituée le chaperon régulier de Lucie, surtout pendant le temps du grand deuil. Je lus plusieurs de ces passages avec l’attention la plus scrupuleuse, pour tâcher de découvrir sous quelle impression ils avaient été écrits ; mais l’art le plus scrupuleux n’aurait pas mieux réussi à cacher un secret de ce genre que la simplicité naïve de Lucie. C’est ce qui arrive souvent : l’homme le plus droit et le plus franc est souvent le plus incompris dans ce siècle de perversité, de calcul et d’égoïsme ; l’honnête homme est un paradoxe continuel pour le fripon ; et voilà pourquoi on attribue si souvent les motifs les plus extravagants aux actions les plus simples et les plus naturelles.

Le résultat de toutes ces réflexions fut d’écrire à Lucie pour l’engager à venir à Clawbonny ; sans l’alarmer trop, j’en disais assez pour me croire sûr qu’elle partirait à la réception de ma lettre. Il m’en coûtait de paraître vouloir ainsi l’arracher à la société d’un rival ; mais comment pouvais-je donner ce nom à un homme qui s’était déclaré ouvertement, tandis que je n’avais jamais laissé échapper un mot qui pût faire soupçonner le véritable état de mon cœur ? D’ailleurs, il s’agissait de la santé de ma sœur ; il fallait étouffer tous les scrupules exagérés : la lettre fut faite.

Neb était parti de son côté sur la Grace-et-Lucie, et le Wallingford appareilla le soir même sur son lest. Je fus plus tranquille après avoir pris ces dispositions, et je me disposai à passer une nuit plus calme. Grace semblait revivre un peu depuis qu’elle avait son frère près d’elle. Quand M. Hardinge lut les prières du soir, elle vint auprès de moi, prit ma main dans les siennes, et se mit à genoux à mon côté. Je fus touché jusqu’aux larmes de cette marque d’affection : on eût dit que c’était comme l’esprit de cette chère enfant, qui, près de s’envoler au ciel, avait peine à s’éloigner de ceux qu’elle aimait sur la terre. Quand elle se releva, je la reconduisis jusqu’à la porte de sa chambre, et je regagnai la mienne après l’avoir tendrement serrée contre mon cœur. Les marins prient peu, moins qu’ils ne le devraient, au milieu des dangers sans cesse renaissants de leur rude profession ; mais je n’avais pas oublié les leçons de mon enfance, et quelquefois je les mettais en pratique. Dès que je fus rentré, je me jetai à genoux, priant Dieu d’épargner ma sœur, et j’appelai humblement ses bénédictions sur l’excellent ministre ; et, nommément, sur Lucie. Oui, je l’avoue hautement, et je plains celui qui aurait le courage de me railler.