À bord et à terre/Chapitre 29

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À bord et à terre ou les Aventures de Miles Wallingford
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 22p. 368-380).


CHAPITRE XXIX.


Partout où il y a peine, il faut qu’il y ait consolation ; si votre peine vient de mes chagrins d’amour, aimez-moi : votre peine et mes chagrins finiront en même temps.
Shakespeare.


Je ne vis Grace qu’un moment dans la matinée du lendemain. Depuis quelque temps elle déjeunait toujours dans sa chambre, et dans la courte visite que je lui rendis, je la trouvai si calme que j’en conçus quelque espoir pour l’avenir. M. Hardinge voulut absolument me rendre à l’instant même ses comptes de tutelle, et je ne voulus pas le contrarier, bien que, si j’eusse été libre, je lui eusse sur-le-champ signé une quittance définitive les yeux fermés. Il y avait une particularité singulière dans le bon ministre : personne n’avait jamais moins vécu pour le monde, personne n’était moins propre à exercer pour des intérêts temporels une surveillance étendue qui eût demandé des soins et de la vigilance, personne ne se fût plus mal tiré d’affaires embrouillées ou difficiles ; et cependant, pour de simples comptes, il était aussi exact, aussi méthodique que le banquier le plus scrupuleux. Rigidement honnête, strict observateur des droits des autres, n’ayant pour toute ressource, pendant la plus grande partie de sa vie, que le modique revenu de son presbytère, jamais il n’avait contracté la moindre dette ; ce qui était d’autant plus méritoire qu’il avait un fils prodigue ; mais jamais Rupert lui-même n’avait pu l’entraîner dans cette voie funeste des emprunts. Son revenu n’excédait pas trois cents dollars année commune, et cependant ses enfants étaient toujours bien mis, et je savais par expérience que sa table était toujours servie convenablement. Il recevait bien quelques présents de ses paroissiens, mais c’était peu de chose ; ce qui l’avait toujours mis au-dessus du besoin, c’était l’esprit d’ordre, et la ferme détermination de ne jamais anticiper sur ses revenus. Maintenant que la fortune de mistress Bradfort appartenait à ses enfants, et quoique tout l’argent de la succession passât par ses mains, il avait refusé d’en garder pour lui un dollar et remettait tout à sa fille. — Il se croyait riche puisqu’il ne désirait rien.

Il va sans dire que je trouvai tous les comptes d’une exactitude rigoureuse : les signatures nécessaires furent données, la procuration annulée, et j’entrai en pleine possession de tous mes biens. Une hausse inattendue dans les farines avait élevé mes recettes sur terre à la jolie somme de neuf mille dollars. En réunissant tout l’argent qui était disponible, je me trouvais en possession de trente mille dollars, déduction faite de la valeur de mon bâtiment : c’était un commencement de fortune. Avec quel empressement j’aurais tout donné pour voir Grace rendue à la santé et au bonheur !

Les comptes terminés, je montai à cheval avec M. Hardinge, et je parcourus les terres qui dépendaient de la ferme. Nous passâmes près du petit presbytère, et le bon ministre s’extasia sur les beautés de son ancienne demeure et sur le plaisir qu’il aurait à y retourner ; il aimait Clawbonny tout autant qu’autrefois, mais il aimait encore plus son presbytère.

— Je suis né dans cette humble et paisible maison, Miles, me dit-il ; j’y ai vécu bien des années heureux époux, heureux père, et j’espère pouvoir ajouter, gardien fidèle de mon petit troupeau. L’église de Saint-Michel de Clawbonny n’est pas la Trinité de New-York, à coup sûr ; mais on peut y faire son salut tout aussi bien. Que de fervents chrétiens n’ai-je pas vus s’agenouiller devant son modeste autel, et, entre autres, Miles, et parmi les plus fervents, votre mère et votre vénérable aïeule ! J’espère que le jour n’est pas éloigné où j’y verrai encore une autre mistress Miles Wallingford. Mariez-vous jeune, mon garçon, ce sont les mariages les plus heureux, pourvu qu’on ait de quoi vivre.

— Vous ne voudriez pourtant pas que je me mariasse avant d’avoir trouvé une femme que je puisse aimer véritablement, mon cher monsieur ?

— Dieu m’en préserve, mon enfant ! j’aimerais mieux vous voir garçon toute ma vie. Mais les États-Unis renferment assez de femmes qu’un jeune homme comme vous peut et doit même aimer. Je vous en citerais cinquante, moi qui vous parle.

— Certes, Monsieur, votre recommandation serait d’un grand poids pour moi. Voyons, je vous prie.

— Volontiers, mon garçon, je ne demande pas mieux. Eh bien donc il y a d’abord miss Hervey, — vous savez bien, miss Catherine Hervey, de New-York, fille qui a d’excellentes qualités et qui vous conviendrait à merveille.

— Oui, mais elle est bien laide ; de toutes les personnes qui allaient chez mistress Bradfort, je crois vraiment qu’elle avait la palme sous ce rapport.

— Qu’est-ce que la beauté, Miles ? Ce sont des qualités plus solides que le mari doit rechercher.

— Il me semble que c’est une autre théorie que vous avez mise en pratique ; j’ai toujours entendu dire et je me rappelle moi-même que mistress Hardinge était fort bien.

— Il est vrai, répondit le bon ministre avec simplicité ; aussi n’entends-je pas dire que la beauté soit une objection. Si Catherine Hervey ne vous sourit pas, que dites-vous de Jeanne Harwood ? Voilà une jolie fille pour vous.

— Très-jolie, Monsieur, mais pas pour moi. Mais en nommant tant de jeunes personnes, pourquoi ne mentionnez-vous pas votre fille ?

Je dis ces mots avec une sorte de résolution désespérée, tenté par l’occasion, et par le cours que la conversation avait pris. À peine étaient-ils prononcés que je me repentis de ma témérité, et j’attendis en tremblant la réponse.

— Lucie ! s’écria M. Hardinge en se tournant tout à coup vers moi et en me regardant fixement de manière à me prouver que la possibilité d’une pareille union se présentait pour la première fois à son esprit. En effet, pourquoi n’auriez-vous pas épousé Lucie ? il n’y a pas la plus légère ombre de parenté entre vous, après tout, quoique je vous aie regardés si longtemps comme frère et sœur. Que n’y avons-nous pensé plus tôt, Miles ! c’eût été une alliance excellente, bien que j’eusse insisté pour vous voir quitter la mer. Lucie a le cœur trop tendre pour être toujours dans l’angoisse pour son mari absent. Je m’étonne que l’idée ne m’en soit pas venue avant qu’il fût trop tard. Un homme habitué comme moi à observer tout ce qui se passe autour de lui, n’avoir pas vu cela !

Les mots « trop tard » résonnèrent à mes oreilles comme l’arrêt du destin ; et si mon vieil ami avait eu le quart du talent d’observation dont il se vantait, il n’eût pas manqué de remarquer mon agitation ; néanmoins je m’étais trop avancé pour ne pas savoir définitivement à quoi m’en tenir, quoi qu’il dût m’en coûter.

— Je suppose, Monsieur, que c’est précisément cette circonstance d’avoir été élevés ensemble qui nous a empêchés tous de regarder la chose comme possible. Mais pourquoi dites-vous qu’il est trop tard, mon excellent tuteur, si nous, qui sommes les parties intéressées, nous nous trouvions être d’un avis contraire ?

— Oh ! dans ce cas, rien de plus juste ; mais je crains, Miles, que ce ne soit trop tard pour Lucie.

— Pensez-vous que miss Hardinge ne soit plus libre et que son cœur soit engagé à M. Drewett ?

— Ce dont je suis certain, mon garçon, c’est que Lucie ne donnera jamais sa main qu’avec son cœur. Quant au fait en lui-même, je n’ai pas de preuve positive ; mais je crois qu’un attachement mutuel existe entre elle et André Drewett.

— Et sur quel fondement, Monsieur ? car Lucie n’est point coquette, et elle n’est point d’un caractère à donner le moindre encouragement à celui qu’elle ne serait point décidée à accepter.

— Je puis vous parler comme à un fils. Comme je vois que Drewett continue ses visites, qu’il est aussi attentif qu’on peut l’être auprès d’une jeune fille aussi scrupuleuse que Lucie sur les convenances, j’en conclus qu’ils sont d’accord. J’ai été plusieurs fois sur le point d’en parler à Lucie, mais comme je veux lui laisser une entière liberté, et qu’au surplus cette alliance n’a rien que de très-sortable, je laisse aller les choses. Une circonstance qui me paraît décisive, Miles, c’est que j’ai remarqué qu’elle évite toutes les occasions de se trouver seule avec André, soit dans nos excursions champêtres, soit même ici à la maison.

— Et vous y voyez une preuve d’attachement ?

— Une preuve décisive à mes yeux. Mais que vous importe, Miles ? Après tout, il ne manque pas de jeunes filles dans le monde.

— Oui, mais il n’y a qu’une Lucie Hardinge ! m’écriai-je avec une ardeur qui en disait bien plus que mes paroles.

Mon tuteur arrêta cette fois son cheval pour me regarder, et je vis l’expression d’un profond intérêt se peindre sur son front ordinairement calme et serein. Il commençait à lire dans mon cœur, et je crois qu’il en était effrayé.

— Qui s’y serait jamais attendu ? s’écria-t-il enfin. Est-ce que vous aimez réellement Lucie, mon cher Miles ?

— Plus que ma vie, Monsieur ; je baiserais la terre sur laquelle elle a passé ; je l’aime du fond du cœur, et je l’ai aimée, je crois, depuis le moment où j’ai pu sentir ce que c’était qu’aimer !

Une fois le premier aveu fait, tous les sentiments dont j’étais inondé avaient fait irruption, et il m’avait été impossible de les contenir ; mais je ne tardai pas à rougir de ma faiblesse, et je fis prendre les devants à mon cheval pendant que M. Hardinge me suivait en silence.

— Voilà qui me surprend étrangement, Miles, me dit-il enfin quand il m’eut rejoint ; que n’aurais-je pas donné pour avoir su cela il y a deux ans ! Mon cher enfant, je vous plains du fond du cœur, je puis comprendre ce que ce doit être que d’aimer une fille comme Lucie, sans espérance. Pourquoi ne me l’avoir pas dit plus tôt ? Et pourquoi avoir voulu absolument vous faire marin quand vous aviez de si fortes raisons de rester ici ?

— J’étais jeune alors, Monsieur, et je savais à peine moi-même ce qui se passait dans mon cœur. À mon retour à bord de la Crisis, je trouvai Lucie lancée dans un monde tellement supérieur à celui dans lequel j’étais né, que c’eût été lui donner une triste preuve de mon attachement que de lui demander de descendre à mon niveau.

— Je vous comprends, Miles, et j’apprécie toute la générosité de votre conduite, quoique je craigne bien que, même alors, il n’eût déjà été trop tard. Il y a un an de cela, et à cette époque André Drewett avait dû s’être déclaré. Ce que vous dites des mariages disproportionnés est juste en principe, mon cher ami ; mais je ne puis admettre l’application que vous en faites : je ne vois point qu’il y eût de ligne de démarcation si fortement marquée entre Lucie et vous ; vous aviez été élevés ensemble sur le pied d’une égalité parfaite, et après tout c’est le point essentiel.

Il y avait beaucoup de bon sens dans ce que disait M. Hardinge ; je sentais que j’avais écouté l’orgueil plutôt que l’humilité. Convaincu comme je l’étais qu’à présent, en effet, il était trop tard, je cherchai à donner le change sur mes sentiments en affectant une certaine indifférence :

— Après tout, Monsieur, dis-je de l’air le plus dégagé qu’il me fut possible de prendre, il faut se faire une raison, et je m’efforcerai dorénavant de jouir du bonheur du marin en aimant mon navire. Mais un dernier mot sur ce sujet pour n’y plus revenir : si M. Drewett et votre fille se sont donné leur foi, pourquoi ne se marient-ils pas ? peut-être attend-on la fin du deuil ?

— Je l’attribue à une autre cause. Rupert est dans la dépendance de sa sœur, et je suis sûr qu’elle désire lui donner la moitié de la fortune de sa cousine ; mais pour cela il faut qu’elle soit majeure, et elle ne le sera que dans deux ans.

Je ne répondis rien, car je sentis que rien n’était plus probable. Lucie n’était pas pour les démonstrations, et elle était d’un caractère à tenir renfermée dans son cœur une résolution de cette nature jusqu’au moment de la réaliser. Les choses en restèrent là entre M. Hardinge et moi sur ce pénible sujet ; mais il était facile de voir que mes aveux l’avaient attristé, et ce fut un motif pour le bon vieillard de me témoigner encore plus d’affection que par le passé. Une ou deux fois dans le cours de la journée, je l’entendis parler tout seul, ce qui était assez son habitude. — Quel dommage ! murmurait-il entre ses dents ; que de regrets ! Je l’aurais préféré pour gendre à tout autre homme ! — Ces exclamations involontaires ne pouvaient qu’augmenter mon attachement pour M. Hardinge.

Vers midi, la Grace et Lucie revint, et Neb m’annonça que le docteur Bard n’était pas chez lui ; il avait laissé ma lettre pour qu’on la lui remît dès que le docteur serait de retour. Il me dit aussi que le vent avait été favorable, et que le Wallingford arriverait certainement à New-York le jour même.

Aucun autre incident ne signala la journée. Je passai l’après-midi avec Grace dans la salle de famille, et nous parlâmes beaucoup du passé, de nos parents surtout, mais sans aucune allusion à l’état actuel des choses, si ce n’est pour l’informer de ce que j’avais cru devoir faire. Il me parut qu’elle n’était pas fâchée d’apprendre que Lucie allait venir, à présent que j’étais avec elle et qu’il n’était pas possible de cacher plus longtemps son mal. Quant aux médecins, quand j’en parlai, je crus lire dans ses yeux une expression de tendre compassion, comme si elle regrettait de me voir me bercer encore de l’illusion qu’elle pouvait être rendue à la santé. À cela près, je passai de doux moments auprès d’elle. Pendant, plus d’une heure, Grâce resta penchée sur mon épaule, me donnant quelquefois de petits coups sur la joue, comme l’enfant qui caresse sa mère ; c’était une ancienne habitude d’enfance, que j’étais heureux et triste à la fois de lui voir reprendre dans un pareil moment.

Le lendemain était un dimanche, et Grace voulut aller à l’église ; je l’y conduisis dans une voiture très-vieille, mais douce et commode, qui avait appartenu à ma mère. Le petit troupeau de M. Hardinge n’était pas nombreux ; il ne se composait guère que de la famille de Clawbonny et de ceux qui en dépendaient ; il était entouré de tous côtés de sectes ardentes comme d’un rempart qu’il n’était pas facile de renverser. Le bon ministre n’était pas animé de l’esprit de prosélytisme ; toute son ambition se bornait à diriger dans la bonne voie ceux que la Providence avait confiés à ses soins. Néanmoins, dans l’occasion actuelle, la petite église était remplie ; et c’eût été l’église de Saint-Pierre elle-même qu’on n’en pouvait demander davantage. Les prières furent récitées avec ferveur, et le sermon prononcé avec une pieuse onction.

Ma sœur ne parut pas fatiguée ; nous dînâmes au presbytère, qui était à une faible distance de l’église, et les deux offices n’étant pas rapprochés l’un de l’autre d’une manière peu convenable et peu édifiante, ainsi qu’il n’arrive que trop souvent, comme si on entassait coup sur coup le plus possible de prières et de sermons, pour s’en débarrasser plus vite, elle put assister même à celui du soir. M. Hardinge prêchait rarement plus d’une fois le dimanche ; il regardait les prières et les offices de l’église comme le point essentiel, et ne mettait les productions de sa propre sagesse qu’à un rang tout à fait secondaire ; mais un seul sermon lui coûtait autant de soins et de peines que deux à un autre ministre. Il avait aussi le grand mérite de s’adresser aux affections de ses paroissiens, plutôt qu’à leurs intérêts ; il nous rappelait constamment la bonté de Dieu, la beauté de la religion, tandis qu’il était bien rare qu’il fît allusion aux terreurs du jugement dernier. Il peut y avoir des caractères qui aient besoin d’être fortement remués par des allusions semblables ; quant à moi j’aime le prédicateur qui me parle de l’amour du Sauveur pour les hommes afin de me le faire aimer, au lieu de me présenter le choix entre le ciel et l’enfer, pour que l’intérêt prononce. Je ne puis mieux caractériser le genre de prédication de M. Hardinge qu’en disant que je ne crois pas être jamais sorti de son église avec un sentiment de crainte à l’égard du Créateur, tandis que j’ai souvent éprouvé des élans d’amour qu’il m’était presque impossible de contenir.

Rentré à la maison, j’eus encore un court entretien avec Grace ; je lui parlai de moi, de mes projets pour l’avenir, de tout ce qui me semblait de nature à l’intéresser. Si j’avais été avec elle depuis les premiers jours du printemps, lorsque la nature se réveille, et que tout ce qui nous entoure parle de joie, de calme et de bonheur, j’ai souvent pensé depuis que j’aurais pu réussir. Quoi qu’il en fût, elle m’écouta avec attention, et en apparence avec plaisir, car elle voyait que c’était un moyen de calmer mes inquiétudes. La conversation se prolongeait, lorsque Chloé vint faire observer à sa maîtresse qu’elle avait déjà dépassé l’heure ordinaire, et je me retirai. La négresse m’éclaira dans le corridor.

— Eh bien, Chloé, lui demandai-je, comment trouves-tu Neb ? Te semble-t-il que ses courses à travers l’Océan lui aient fait du bien ?

— Le gars !

— Oui, c’est un fameux gars, Chloé, je t’en réponds. Sais-tu qu’il n’est pas de meilleur matelot, et qu’à bord du bâtiment Neb est aussi utile que le grand mât.

À cet éloge de son amant, Chloé, hors d’elle-même, poussa son rire perçant si caractéristique, puis elle dit encore une fois : Le gars ! me tira sa révérence en disant : Bonne nuit, maître ! et me laissa. Hélas ! au milieu de tant d’améliorations nouvelles, nous avons perdu la race de ces nègres insouciants, bons, affectueux, fidèles, et pourtant heureux, qu’on trouvait en plus ou moins grand nombre dans toutes les familles respectables de l’État, il y a quarante ans !

Le lendemain était pour moi un jour de grande anxiété. Je me levai avec le jour, et je n’eus rien de plus pressé que d’examiner la direction du vent ; il était sud, comme il l’est presque toujours au milieu de l’été. J’envoyai Neb à la Pointe, pour qu’il vît s’il n’apercevrait point le Wallingford ; mais bientôt, ne pouvant modérer mon impatience, je montai moi-même à cheval, et je me dirigeai du même côté. Du plus loin qu’il m’aperçut, Neb accourut vers moi, et il me montra, à travers les feuilles qui ombrageaient la rive, le haut d’une mâture que je ne pouvais méconnaître.

Enfin le sloop approcha, et je distinguai sur le pont un homme de moyen âge, grand, mince, ayant l’air très-respectable. Je présumai que c’était un des médecins que j’attendais, et je ne me trompais pas ; c’était en effet le docteur Post, un des docteurs les plus habiles de New-York. Je m’empressai de le saluer ; mais, avant que j’eusse eu le temps de descendre de cheval pour le recevoir, Marbre s’élança à terre, et me secoua cordialement la main.

— Me voici, Miles, mon garçon, s’écria mon lieutenant, qui, en dehors du service, me traitait, comme je l’en avais prié avec son ancienne familiarité, — me voici et plus loin de l’eau salée que je ne me suis vu depuis vingt-cinq ans. Voici donc ce fameux Clawbonny ! Je ne dirai pas grand’chose du port, il ne contient qu’une seule embarcation, et c’est déjà plus qu’il ne lui eu faut ; mais, au dehors, la rivière est gentille, pour une rivière. Savez-vous bien, mon ami, que, pendant toute la route, j’avais une peur infernale d’être jeté à la côte à droite ou à gauche ? C’est trop d’avoir la terre en même temps des deux côtés ; il ne faut pas prodiguer les bonnes choses. Ce voyage m’a rappelé notre passage à travers certain détroit, quoique cette fois le temps ait été meilleur, et l’horizon plus clair. — Qu’est-ce que je vois donc là-bas, contre la colline, avec cette grande manivelle qui tourne dans l’eau ?

— C’est un moulin, mon ami ; et cette roue est celle qui, comme je vous l’ai raconté, a causé la mort de mon pauvre père.

Marbre regarda tristement la roue, me serra la main, comme pour s’excuser de m’avoir rappelé un événement aussi pénible, et je l’entendis qui murmurait tout bas : Je n’ai jamais craint de perdre mon père, moi ! Il n’y a point de roue infernale qui pourrait me le ravir.

— Ce Monsieur qui est sur le gaillard d’arrière, lui demandai-je, est sans doute le médecin que j’ai envoyé chercher ?

— Oui, oui, quelque chose d’approchant, à ce que je crois, car j’ai tellement généralisé sur cette rivière en venant ici, et sur la manière de gouverner cette coquille de noix, que je n’ai guère eu le temps de lui parler. Je fais toujours plus volontiers ma cour au cuisinier qu’au chirurgien. Mais, à propos, Miles, nous avons une beauté dans la chambre de l’arrière, mon garçon.

— Ce doit être Lucie. — Et, sans m’occuper du docteur, d’un bond j’étais à la porte de la chambre.

C’était Lucie, en effet, accompagnée d’une négresse d’un certain âge, une des six esclaves qui lui appartenaient depuis la mort de mistress Bradfort. Nous nous prîmes la main sans rien dire, et je compris, aux regards inquiets de ma compagne, qu’elle n’osait m’interroger.

— Je crois vraiment qu’elle est mieux, lui dis-je, et, à coup sûr, depuis un jour ou deux elle a repris un peu d’enjouement. Hier elle a été deux fois à l’église, et ce matin, pour la première fois, elle a déjeuné avec moi.

— Dieu soit loué ! s’écria Lucie avec ferveur. Elle s’assit alors, et sa douleur se soulagea par des larmes abondantes. Je lui dis que je viendrais la chercher dans un instant, et j’allai saluer le docteur. Son air calme et réfléchi me donna une confiance que je n’avais pas éprouvée depuis plusieurs jours, et je commençai à espérer réellement qu’il pourrait être encore au pouvoir de son art de sauver ma pauvre sœur.

Nos dispositions pour quitter le sloop furent bientôt faites, et nous gravîmes la colline, Lucie s’appuyant sur mon bras. La voiture nous attendait sur la hauteur ; je décidai Marbre et le docteur à y monter, mais Lucie préféra marcher ; et nous partîmes, bras dessus, bras dessous, ayant plus d’un mille à faire en tête à tête. Combien, dans tout autre moment, une pareille circonstance m’aurait rendu heureux ; mais, dans la position où je me trouvais, je n’en éprouvai que plus d’embarras et de contrainte. Lucie, au contraire, toujours franche, et n’ayant rien à cacher, me parla bientôt avec son abandon ordinaire.

— Voici donc mon cher Clawbonny ! Que les plaines sont belles, que les bois sont frais, que les fleurs ont de parfum ! Oh ! Miles, un jour ici vaut toute une année à la ville !

— Pourquoi donc y restez-vous si longtemps, vous qui êtes maîtresse de vos actions, quand vous savez combien nous serions tous heureux de vous voir ici ?

— Pouvais-je en être sûre ? Si je l’avais cru, rien n’aurait pu me décider à laisser Grace toute seule depuis six mois.

— Et vous en doutiez ! Vous doutiez de moi, Lucie !

— Non pas de vous, — je ne pensais pas à vous, Miles, répondit Lucie avec le plus grand calme, mais à Grace.

— Et pourquoi Lucie Hardinge en est-elle venue à douter ainsi d’une amie d’enfance qui était presque une sœur ?

— Presque une sœur, Miles ? Que ne donnerais-je pas pour pouvoir vous parler à cœur ouvert, comme dans notre enfance !

— Et qui vous en empêche ? vous n’avez qu’à parler, je vous écoute, et je vous répondrai avec une entière sincérité.

— Il y a un obstacle, Miles, un grand obstacle ; et je n’ai pas besoin de vous le nommer.

Voudrait-elle faire allusion à André Drewett ? pensai-je en moi-même. Aurait-elle quelque regret de s’être trop avancée de ce côté ; aurait-elle fait quelque nouvelle découverte dans son cœur ? J’étais bien décidé à ne pas rester longtemps dans le doute.

— Quel est cet obstacle, Lucie ? dis-je solennellement. J’ose implorer de vous une entière franchise ; une parole de vous, dite avec votre ancienne sincérité, peut combler l’abîme qui semble s’être ouvert de plus en plus entre nous depuis deux ans.

— Cette séparation dont vous parlez m’a été tout aussi pénible qu’à vous-même, Miles, répondit la chère enfant avec sa simplicité ordinaire, et je me confierai, sans réserve, à votre générosité. Pour vous faire comprendre ce que je veux dire, ne suffit-il pas de vous avoir nommé Rupert ?

— Comment, Lucie ? expliquez-vous ; point de réticence entre nous.

La main de Lucie était sur mon bras, et elle avait ôté son gant à cause de la chaleur. Je sentis une douce pression, pendant qu’elle ajoutait : — Vous devez avoir, vous avez trop d’affection et de reconnaissance pour mon père, trop d’estime pour moi, pour oublier jamais que Rupert et vous, vous avez vécu en frères.

— Grace a déjà ma parole à ce sujet ; je ne me conduirai pas avec lui, dans cette affaire, suivant les principes du monde.

Lucie poussa un long soupir, comme si elle reprenait haleine, et je vis ses yeux fixés sur les miens avec une expression ineffable de gratitude.

— C’est tout ce que je demande, tout ce que je puis désirer, Miles ; et je vous remercie de m’avoir tranquillisée sur ce point. Maintenant, je suis prête à vous parler franchement ; néanmoins, si j’avais vu Grace…

— Ne craignez point de trahir son secret ; je sais tout. Oui, c’est cet amour déçu pour Rupert qui l’a réduite à l’état où elle est. Si nous avions été ici l’un ou l’autre, peut-être le mal n’aurait-il pas fait autant de progrès.

— Il y a longtemps que je redoutais ce malheur, reprit Lucie d’un ton lent et mesuré. Je crois que vous ne connaissez pas Grace aussi bien que moi. Toutes les impressions qu’elle reçoit, toutes les sensations qu’elle éprouve réagissent sur cette organisation si délicate ; notre présence n’y eût rien fait, je le crains bien. C’est une épreuve terrible, et il n’est pas impossible qu’à force de tendresse et de soins nous parvenions à l’en faire sortir heureusement. Maintenant que nous avons un médecin habile, il faut nous ouvrir à lui, et ne lui rien cacher.

— Je voulais vous consulter à ce sujet. Il est si pénible d’exposer au grand jour les pensées les plus intimes de Grace !

— Il n’est pas nécessaire d’aller jusque là peut-être ; mais ce qu’il faut que le docteur sache, c’est que le cœur est le siège de la maladie, et que c’est lui qu’il faut songer à guérir. — Mais, Miles, ne parlons plus de cela. J’ai besoin de me recueillir un peu avant de voir Grace. Maintenant que nous nous retrouvons à Clawbonny, notre ancienne intimité ne peut tarder à renaître.

Ces paroles furent dites avec tant de douceur que j’aurais baisé la trace de ses pas, et avec tant de simplicité en même temps qu’il était impossible d’y donner une fausse interprétation. La conversation changea, et nous nous mîmes à causer du passé. Lucie parla de la mort de sa cousine, racontant mille petits incidents pour montrer combien mistress Bradfort lui était attachée, et quelle excellente dame c’était ; mais pas un mot ne fut dit du testament. Je dus, à mon tour, achever le récit de mon dernier voyage, que je n’avais pu compléter au spectacle. Quand Lucie apprit que le rude marin qui se trouvait à bord du sloop était Marbre, elle regretta vivement de ne l’avoir pas su, et d’avoir manqué cette occasion de faire sa connaissance. Le nom de Rupert ne fut pas prononcé une seule fois entre nous ; et, lorsque nous arrivâmes à la maison, il me sembla qu’un sentiment assez semblable à l’intérêt que je lui avais inspiré autrefois s’était réveillé dans le cœur de Lucie.

Chloé l’attendait à la porte, pour lui dire que miss Grace désirait voir miss Lucie seule. Je redoutais cette entrevue, et j’aurais voulu y assister ; mais Lucie me dit de me fier à elle, et il fallut céder.

Pendant qu’elle se rendait chez ma sœur, je cherchai le docteur et j’eus avec lui une courte conférence. Je lui dis que Grace était restée beaucoup trop seule, que la douleur l’avait minée sourdement, et je lui donnai à entendre que des peines morales étaient la cause première de sa maladie. Post était un homme froid, réservé, qui ne disait rien avant d’avoir vu son malade, mais qui observait tout, faisait son profit de tout, et, tant que je parlai, son œil perçant resta fixé sur ma figure.

Il se passa plus d’une heure avant que Lucie reparût. Rien qu’à la voir, il était facile de reconnaître qu’elle avait éprouvé la plus vive émotion, et qu’elle ne s’était pas attendue encore à trouver Grace dans un pareil état. Ce n’était pas que la maladie, sous aucune de ses formes connues, fût très-apparente ; mais ma sœur, toujours si délicate, avait alors un teint si transparent, une expression si céleste dans les yeux, et quelque chose de si impalpable en quelque sorte dans toute sa personne, qu’on eût dit qu’elle appartenait déjà à un autre monde.

Le docteur retourna avec Lucie à la chambre de ma sœur, où il resta près d’une heure, aussi longtemps, me dit-il, qu’il crut pouvoir le faire sans fatiguer la malade. Il fut très-réservé dans ce qu’il nous dit. Il prescrivit certains toniques, nous recommanda de chercher à distraire doucement ma sœur des idées qui l’occupaient péniblement. Il était aussi d’avis qu’un changement de lieu pourrait être favorable, si on pouvait le faire sans trop de fatigue. Je proposai aussitôt le Wallingford ; c’était un sloop d’une petite dimension, il est vrai ; mais il avait deux chambres très-convenables, dont l’une avait été construite par mon père pour les voyages que ma mère faisait quelquefois à New-York. Dans cette saison de l’année, le sloop ne faisait guère que transporter de la farine au marché, et rapporter du blé. Dans l’automne, il portait du bois et les produits du voisinage. Il n’y avait aucun inconvénient à ce qu’il chômât pendant quelques jours. Le docteur Post approuva cette idée, disant qu’il ne pouvait y avoir d’objection que la dépense, mais que, si cette considération ne m’arrêtait pas, il était impossible d’adopter un meilleur plan.

Le soir le projet fut discuté en famille. M. Hardinge était venu du presbytère pour se joindre à nous. Il n’y eut qu’une voix pour dire qu’il fallait tenter ce moyen ; cela valait bien mieux que de laisser Grace dépérir dans la solitude de Clawbonny.

— J’ai aux Sources un malade qui demande à me voir, dit le docteur Post, et, à vous parler vrai, je ne serais pas fâché de prendre moi-même les eaux pendant une huitaine. Conduisez-moi à Albany, vous me mettrez à terre, et ensuite vous continuerez votre excursion tant que vous voudrez et que les forces de miss Wallingford le permettront.

Ce plan nous parut parfait à tous ; Grace elle-même sourit en l’entendant développer, et se remit entièrement entre nos mains. Il ne s’agissait donc plus que de le mettre à exécution.