À bout portant/Ce qu’on s’amuse

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Éditions du Devoir (p. 5-7).

Ce Qu’on s’Amuse


Midi et demi. J’entre tout essoufflé au bureau pour faire de la copie. Je viens d’assister au procès du fameux Machin, qui a été condamné au maximum. J’ai à peine commencé, que la sonnerie d’alarme, au-dessus de ma tête, se met à carillonner : un, deux ; un, deux, trois, quatre ; un, 241. Je consulte l’indicateur et constate que l’appel vient d’être donné à l’avertisseur coin des rues X Y Z, juste en face de la pharmacie Saldrog. Immédiatement je donne un coup de téléphone.

— Hello, hello, il y a un incendie par là ?

— Oui, l’école S.-B. est en flammes.

— C’est bien.

Vivement j’endosse mon paletot, je dégringole l’escalier et saute dans le premier tramway, qui, bien lentement, me conduit à destination.

Une heure ! Enfin j’arrive, il faut se dépêcher, on imprime à une heure trente. Une foule compacte est déjà rendue et à force de jouer des coudes, je parviens jusqu’à la première rangée que je veux dépasser, mais un brave policeman est là qui me lance un “Get back”. J’ouvre mon paletot, mon veston, mon gilet et enfin attaché à ma bretelle je lui montre mon insigne de reporter. Je passe, il n’y a pas à dire il me faut des renseignements. Je vais pour parler au chef des pompiers, mais vlan ! un jet mal dirigé m’inonde des pieds à la tête et tout mouillé je me sauve. Je m’adresse à une jeune fille, qui paraît bien avoir trente-cinq printemps et autant d’hivers :

— Pardon, Mademoiselle, pourriez-vous me donner quelques détails ? il y a-t-il eu des accidents ?

— Oui, Monsieur, j’ai perdu Moustache.

— Moustache ?

— Oui, mon petit chien…

Je m’esquive plus loin, n’osant plus demander aucune information aux spectateurs. Enfin un mur s’écroule, une pierre en ricochant vient s’abattre à mes pieds, mais qu’importe, cela fait quelque chose à relater.

Après mille poussées, coups de poings, jurons et le reste, je traverse de nouveau cette réunion de badauds et je m’élance au premier téléphone venu.

— Hello, City Editor, c’est moi, grosse nouvelle, prenez le titre : Épouvantable holocauste. Les braves pompiers… Comment ? Trop tard… le journal est sous presse ; ah ! vraiment, ça valait bien la peine.

Et déconfit, fourbu, encore tout grelottant du bain forcé que je viens de prendre, le désespoir dans l’âme, je me prépare à me retirer, mais le City Editor me rappelle.

— Dites donc, vous n’avez rien à faire ce soir, allez donc au banquet du Club des Vidangeurs, essayez de faire un beau compte-rendu des discours.

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J’ai failli, oh ! failli seulement, m’évanouir.