À bout portant/Le milieu perdu

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Éditions du Devoir (p. 77-79).

Le Milieu Perdu

Le véhicule de la démocratie — je veux dire : le tramway — brusquement stoppa.

Une file d’hommes, de femmes et d’enfants, en se bousculant, sortirent par en avant pendant qu’une cohue d’enfants, de femmes et d’homme se ruèrent à l’entrée, par en arrière.

Les sièges inoccupés furent pris d’assaut ; en un clin d’œil la voiture fut littéralement bondée.

Un coup de cloche, puis elle se mit en mouvement.

Le conducteur, un canayen, cria en un français très pur : Step in front please ! Les voyageurs qui, apparemment avaient compris, se poussèrent tant et si bien qu’ils firent un vide, un tout petit vide, en face de moi. Je levai les yeux, et sur le banc opposé, j’aperçus M. Rodolphe Lemieux en personne authentique.

C’était incroyable.

Lemieux en taxi, Lemieux en carrosse, Lemieux en char romain, Lemieux en palanquin, Lemieux en pousse-pousse japonais, Lemieux en brouette même — à la suite d’un pari électoral — possible ! Mais Lemieux en tramway vulgaire et roturier que vous, moi et tout le monde prenons matin et soir ? Jamais !

Pourtant, il n’y avait pas d’erreur : c’était bien Lui.

Il avait l’air tout de même fort ennuyé.

À sa droite, une belle négresse, une Doudou, tenait sur ses genoux un marmot qui criait en pointant l’ex-ministre : Na ! N’ai peupeur du bonhomme sept heures !

Le bébé avait-il entendu parler de St-Hyacinthe ?

À gauche, un ouvrier, un plâtrier sans doute, car il portait l’uniforme blanc — pardon Rostand, — causait avec un ami et, de temps en temps, lançait par la fenêtre en se tournant du côté du Diplomate, le jus de sa chique.

Un ouvrier comme voisin ! Quelle décadence !

En face de lui un gamin, commissaire chez une modiste, tenait deux immenses cartons dont le contenu fait la joie de Madame et le désespoir de Monsieur.

Des cartons comme horizon pour un homme qui a vu le Soleil Levant !…

M. Rodolphe était visiblement dans des transes.

L’arrivée d’une dame lui fournit l’occasion d’offrir son siège et de se débarrasser de ses gênants voisins.

Était-ce le jus de tabac qui avait fait déguerpir M. Lemieux ? Était-ce la Doudou avec son mioche ou le gamin avec ses cartons ? Ou avait-il simplement fait le geste d’un galant homme ?

Je ne sais, mais ce que je puis dire, c’est que l’ex-ministre poussa un long soupir de soulagement, puis il s’accrocha à une courroie.

Il parut alors oublier les gens qui le côtoyaient ; son regard se perdit et il songea.

Un second : Push in front ! lancé vigoureusement, rappela M. Lemieux à la réalité. Il jeta un coup d’œil autour de lui et je l’entendis murmurer : J’ai perdu mon milieu… »