À bout portant/Si c’était Rodolphe

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Éditions du Devoir (p. 81-83).


Si c’était Rodolphe

Un jeu de société qui fait fureur en ce moment, c’est le : Qui sera ministre ?

C’est passionnant comme le « puzzle », amusant comme le « diabolo » et plaisant comme le « ping-pong ». C’est plus qu’un casse-tête, c’est un case-tête.

M. Tout-le-Monde le joue à son bureau, au club, dans le tramway, dans la rue et ailleurs ; Madame a lâché le whist et à son « five o’clock » on ne parle plus que ministère. Chacun a ses petits pronostics, ses petits potins et sans avertir le Gouverneur — ô lèse majesté — on forme un cabinet.

M. Untel est financier : il va aux finances ; M. Chose, le journaliste, il fait dans les feuilles de chou, sa place est à l’Agriculture ; le poète Machin, le lettré, va tout naturellement aux Postes… pour ses lettres… et patati et patata.

Seul, un homme reste perplexe et c’est celui-là même qui doit former un ministère pour de bon. Qui mettre dedans, se demande-t-il, sans me faire mettre dedans ou plutôt dehors ?

Cet homme, — pour ne pas le nommer, disons qu’il s’appelle Borden, — veut faire plaisir à tous et ne mécontenter personne.

La tâche est ingrate et il va falloir employer beaucoup de diplomatie pour la mener à bonne fin.

— « Si je demandais des conseils à notre diplomate national, pense M. Borden, il pourrait peut-être me tirer d’embarras. »

Et aussitôt il appelle en conférence extraordinaire notre Talleyrand Canadien, l’inimitable Rodolphe.

— J’ai besoin de vos lumières, dit M. Borden, nous sommes divisés en politique, mais ce que j’ai à vous demander, c’est pour le bien du pays.

Rodolphe, en entendant ces mots, remplit ses soutes d’air et devient tout bouffi.

— Quand le pays réclame un Lemieux, répond l’ami du Mikado, il est toujours prêt à se mettre à son service.

— Voilà, continue M. Borden, je voulais savoir d’un homme qui, comme vous, a fréquenté toutes les cours d’Europe, d’Asie et d’Afrique comment il ferait un ministère…

— Si ce n’est que cela, fait Rodolphe d’un geste dédaigneux, c’est un rien… Si j’étais à votre place, je choisirais comme premier ministre l’homme le plus capable : Moi. Aux finances, je mettrais mon frère, le Shérif ; à la Marine, mon frère Auguste ; aux Douanes, mon père : à l’Intérieur, mon beau-père, Louis ; à la Justice, mon beau-frère, Pouliot ; à l’Agriculture, mon frère Gustave ; aux Travaux Publics, mon frère Arthur, et je donnerais les autres portefeuilles, à mes cousins Gédéon, Hercule, Siméon et Hector. C’est pas plus malin que ça…

— Je comprends, répond M. Borden, mais je n’ai pas comme vous une aussi nombreuse famille…