À bout portant/Pauvres Chinois !

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Éditions du Devoir (p. 67-68).


Pauvre chinois !

Tu-Tan-Fou, le célèbre fabricant de pantalons de Nankin, qui s’est illustré par sa brochure révolutionnaire intitulée : « Coupons nos nattes ! » est mort empoisonné.

Ce malheur a jeté le nouveau président de la république chinoise dans la consternation ; le défunt était son meilleur ami et son plus précieux conseiller. Ses soupçons se portèrent aussitôt sur un conspirateur mandchou, qu’il fit électrocuter, sur l’heure.

La décapitation et la pendaison, dernier vestige d’un régime arriéré, avaient été abolies la veille.

Une prompte enquête, instruite par le coroner Mac-Ma-Hong, révéla que le conspirateur n’était pas le meurtrier ; la machine à désélectrocuter n’étant pas encore inventée, on inhuma le malheureux innocent.

Voici comment Mac-Ma-Hong avait découvert la véritable cause du décès de Tu-Tan-Fou.

Il se rendit chez le défunt et interrogea ses serviteurs. Le cuisinier fournit la clé de l’énigme :

— Mon maître, dit-il, fêtait hier la proclamation de la nouvelle république ; il se fit servir un plantureux repas.

— Ah ! s’exclama le coroner, il aurait mangé un peu trop de tête de rats fromagés.

— Non, il ne touchait plus aux rats.

— Alors, un chop suey aux sauterelles serait le coupable.

— Il avait banni ce plat de sa table.

— Voyons, c’est peut-être un potage aux nids d’hirondelles trop copieux…

— Il le détestait depuis la réforme.

— Diable ! Est-ce qu’il aurait trop consommé de confitures aux fourmis ?

— Je les ai jetées à l’égout avant-hier.

— Je m’y perds… qu’a-t-il donc dégusté ?

— Le contenu de ceci, fit le cuisinier, en donnant au coroner Mac-Ma-Hong une boîte de conserves de Chicago.

— Je comprends enfin ! Puis, soupirant, le coroner ajouta, en jetant un regard plein d’amertume sur la boîte de conserve : Ceci a tué cela !