À bout portant/Pauvres poissons

La bibliothèque libre.
Éditions du Devoir (p. 63-65).


Pauvres Poissons

Un journal du soir vient de rapporter qu’une chose extraordinaire s’est produite à Pierreville. « Tous les poissons de la rivière Saint-François, dit cette feuille, semblent voués à la mort. L’eau est, en effet, couverte de leurs cadavres, car ils meurent par centaines. »

Et le confrère ajoute : On ne sait à quelle cause attribuer ce fait !

Comme nous sommes toujours soucieux de bien renseigner nos lecteurs, nous avons chargé notre reporter du service maritime de faire une enquête. Il a interrogé une carpe du Saint-Laurent, mais il n’en a rien pu tirer : elle était muette… comme une carpe, naturellement.

Alors notre collaborateur s’est rendu à Pierreville et là, vêtu d’un scaphandre, il est descendu au sein de l’onde perfide (style la Presse). Il a rencontré le fameux petit poisson de Lafontaine qui est devenu grand, et lui a tiré les vers du nez. Voici l’interview que nous offrons EXCLUSIVEMENT à nos nombreux lecteurs (style : voir plus haut).

« L’autre jour, a dit ce poisson, un des nôtres trop curieux — c’était probablement une poisson — se rendit à Farnham pour entendre discourir un diplomate japonais dont la réputation était parvenue jusqu’à nous à la suite d’une aventure sur la rivière Modder.

« Ce camarade aquatique, voyant que l’orateur péchait en eau trouble, aurait dû se méfier, sachant par expérience que tous les pêcheurs sont nos ennemis. Néanmoins, il resta jusqu’à la fin et pour le malheur des siens retint, sans en oublier un mot, une virgule ni même une ligne — encore un instrument funeste à notre race — la pièce d’éloquence éjaculée par le loquace Nippon.

« Fier de lui et heureux comme un poisson dans l’eau, cela va sans dire, notre ami revint et convoqua une réunion générale de tous les perches, crapets, anguille, barbottes, maskinongés, flétans, brochets, esturgeons, goujons, et enfin, de tout le menu fretin des alentours.

« Lorsqu’ils furent assemblés, il leur fit le récit de son voyage, puis il répéta sans en rien oublier la harangue de Lemiew — Lemiew c’est le nom de l’orateur japonais.

« Devant ce déluge de paroles sonores, mais creuses, mes frères, qui n’ont pourtant jamais eu peur des flots, restèrent interloqués et littéralement figés.

« Leurs nageoires devinrent paralysées et leurs queues s’immobilisèrent. Ainsi privés de leurs mouvements et dans l’incapacité de nager, tous coulèrent à pic et se noyèrent ».

— Mais, vous, demanda notre reporter, vous rivez ?…

— Ah ! moi c’est différent ; je suis habitué : j’ai déjà entendu D. A. Lafortune…

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Et l’interview se termina en queue de poisson.