À bout portant/Un argument

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Éditions du Devoir (p. 43-44).

Un Argument

Nous commentions après dîner, hier, au restaurant, la nouvelle publiée dans un journal du soir au sujet du fiancé brûlé vif.

— Brûlé vif ? pas d’amour, fis-je, ignorant tout à fait ce dont il s’agissait, car je ne lis jamais les journaux. Les écrire est déjà assez.

— Mais non, répliqua Machin, en me tendant un journal, qu’il tenait tout grand ouvert à côté de son assiette.

Je lus :

« Un jeune homme est mort dans d’atroces souffrances, hier soir. Étant à la veille de se marier, il prit un bain, puis, eût la malencontreuse idée de s’enduire tout le corps avec de l’alcool. Pour se faire sécher, il s’approcha d’un foyer embrasé, l’alcool prit feu et le jeune homme mourut peu d’instants après ».

— Voilà où mène l’usage de l’alcool, conclus-je, en lançant un coup d’œil sur Laplume qui en était à son …ième amer Picou.

Laplume ne broncha pas, mais Machin, toujours facétieux, reprit :

— Non : c’est l’eau qui a perdu ce fiancé !

— Oui, c’est vrai ; a-t-on jamais vu ça, un type, qui, tout d’un coup se décide à prendre un bain, renchérit Chose, quand il a passé sa vie sans jamais en prendre…

— Vous vous trompez, s’exclama enfin Laplume, c’est le mariage qui a perdu ce jeune homme…

Laplume est, comme on le sait, président du Trust des Vieux Garçons.

— Le mariage ? Ah ! elle est bonne !…

Mais oui, suivez-moi, continua l’impayable Laplume. Si le jeune homme n’avait pas pris de bain, il ne se serait pas enduit d’alcool et il ne se serait pas fait sécher ; et s’il ne s’était pas fait sécher…

— Il n’aurait pas pris feu…

— Tout juste. Alors, je dis que, si le jeune homme n’avait pas été à la veille de se marier, il ne serait pas mort…

— Comment cela ?

— Tout simplement parce qu’il n’aurait pas pris de bain…