À bout portant/Histoire morale

La bibliothèque libre.
Éditions du Devoir (p. 45-47).


Histoire Morale

« Samedi, nos députés, leurs femmes

et leurs filles assisteront au « lever »

de Leurs Altesses ».
LES JOURNAUX.

Je vais à ce propos vous conter une histoire.

Il y avait une fois un jeune homme capable de rendre des points à feu Pic de la Mirandole : il connaissait tout, cet animal-là !

À peine lancé dans la vie, il se mit à faire des vers. Il en fit des longs et des courts, il en fit des blancs et des libres, des miséreux et des millionnaires qui ne lui rapportèrent pas un sou. Plus ses manuscrits engraissaient, plus le poète maigrissait.

Désespéré il se mit à faire de la prose. Il pondit des contes, des nouvelles, des romans et beaucoup d’autres choses. Il dépensa tout son avoir chez le papetier ; son boulanger fit faillite.

Ses œuvres ne connurent qu’un lecteur : l’éditeur qui refusa de les imprimer.

Le pauvre écrivain allait mourir de faim lorsqu’un petit héritage lui sauva la vie. Il mangea une moitié de son bien et versa l’autre à un imprimeur. Deux volumes, signés de son nom, furent bientôt mis en librairie, ils y restèrent faute d’acheteur.

Trois mois passés à l’hôpital ne rendirent point le jeune homme plus sage.

On était en pleine saison d’opéra.

— Mais la voilà, ma voie, pensa-t-il, on raffole de musique : je vais en composer. Trois opérettes refusées coup sur coup, calmèrent l’ardeur du jeune homme, qui ne se compta cependant pas pour battu. Il se mit professeur de piano.

Avec ses derniers sous, il fit un premier paiement sur un bel instrument, son imprimeur lui fit cadeau d’un cent de bristol et un peintre de ses amis lui fournit une enseigne.

Quinze jours plus tard une personne se présenta chez le jeune professeur. C’était un huissier.

Le malheureux voulut mettre fin à ses jours ; heureusement pour lui il n’avait pas de quoi s’acheter le moindre poison.

Un bonheur en amène toujours un autre. Les bonheurs, comme on le sait, sont jumeaux.

L’ex-poète-littérateur-musicien lut dans un journal que toute la fine fleur de la société devait assister prochainement au « lever » du vice-roi.

— Voilà bien mon affaire, s’écria-t-il, et il se mit à enseigner l’art de faire des courbettes.

Il fit une fortune colossale.

MORALITÉ

Il n’y a pas de sots métiers ; il n’y a que de sottes gens.