À fond de cale/23

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 146-150).


CHAPITRE XXIII

Son plein de charme


J’étais accoudé à l’une des poutres du navire, qui traversait ma cabine, et qui la divisait en deux parties presque égales. C’était simplement pour changer de position que j’avais pris cette attitude, car j’étais las d’être couché sur les planches ; depuis l’heure de mon premier réveil dans la cale j’avais essayé de toutes les postures, sans parvenir à me trouver bien dans aucune ; je m’étais levé, quoiqu’il me fallut courber la tête ; j’avais pris tous les degrés d’inclinaison, je m’étais allongé sur le dos, sur le ventre, sur les côtés, je m’étais replié en Z, en S, et je n’en étais pas moins courbaturé.

Je me trouvais donc soutenu par l’une des côtes du navire, et ma tête penchée en avant, reposait presque sur la grande futaille où j’appuyais la main.

Il en résultait que mon oreille effleurait les douelles de chêne ; et c’est de la sorte que j’entendis le son plein de douceur qui opéra chez moi un revirement si prompt et si heureux.

Rien n’était plus facile à reconnaître que cette voix bénie qui frappait mon oreille : c’était le glouglou d’un liquide remuant dans la futaille, par suite des ondulations du navire.

À la première de ces notes harmonieuses que rendait le contenu de la barrique, j’avais tressailli d’une joie facile à comprendre ; mais réprimant aussitôt mes transports, je voulus m’assurer du fait, dans la crainte d’être le jouet d’une illusion.

La joue appliquée sur le bois de la grosse tonne, l’haleine suspendue, toutes les facultés de mon être concentrées dans ma puissance auditive, j’attendis que le bâtiment éprouvât une secousse assez grande pour la communiquer au fluide que renfermait le tonneau.

L’attente me parut d’une longueur excessive, mais ma patience fut enfin récompensée : Glou, glou, gli, gli, glou, glou ; cela ne faisait pas le moindre doute, la futaille était pleine d’eau !

Un cri de joie s’échappa de mes lèvres ; j’éprouvais ce que ressent un malheureux qui est en train de se noyer, et qui, au moment où il allait rendre l’âme, se retrouve près du rivage.

La réaction fut si vive que je faillis m’évanouir ; je serais tombé sans la pièce de bois à laquelle je restai appuyé, dans un état de vertige qui m’était jusqu’à la conscience de mon bonheur.

Toutefois je ne demeurai pas longtemps dans cette demi-insensibilité ; la soif me rappela bientôt à moi-même, et je me rapprochai de la futaille.

Dans quel but ? Je voulais chercher la bonde, la retirer bien vite, et boire ; je ne pouvais avoir d’autre intention.

Hélas ; ma joie devait s’éteindre aussi promptement qu’elle était née. Je fus néanmoins quelque temps avant d’en arriver là ; il me fallut d’abord parcourir avec les mains toute la surface de la barrique, en palper toutes les douelles, avec le tact soigneux qui caractérise les aveugles ; et je recommençai l’opération plus d’une fois avant d’accepter la triste certitude que la bonde se trouvait du côté de la muraille, il m’était impossible de l’atteindre, et la précieuse barrique m’était complétement fermée.

Je savais que tous les tonneaux ont une seconde ouverture, située à l’un des deux fonds, et je m’étais mis en quête de celle qui devait exister à ma futaille ; mais le premier mouvement que je fis m’annonça que les deux bouts en étaient bloqués, l’un par une caisse, l’autre par la seconde barrique mentionnée dans l’inventaire de ma cellule.

Il me vint à l’esprit que cette dernière pouvait également contenir de l’eau, et j’en commençai l’inspection ; mais je ne pus tâter qu’une faible partie de son étendue, et n’y rencontrai que la surface unie du chêne, qui m’opposait la résistance du roc.

C’est alors que je retombai dans ma misère, et que je me livrai à tout ce que le désespoir a de plus cruel. Plus que jamais la tentation était vive ; j’entendais l’eau à trois centimètres de mes lèvres, et je ne pouvais pas la goûter. Oh ! si j’avais pu seulement en humecter ma gorge brûlante !

S’il y avait eu près de moi une hache, et que ma prison eût été assez haute pour que je pusse m’en servir, comme j’aurais largement ouvert cette grande citerne pour m’abreuver de son contenu ! Mais je n’avais pas de hache, pas d’instruments tranchants, et sans une bonne lame comment percer ou fendre ces douelles de chêne, aussi impénétrables pour moi que du fer ? Quand même j’aurais trouvé l’une ou l’autre des ouvertures de la futaille, avec quoi en aurais-je ôté le bondon, arraché le fausset ? Je n’y avais pas songé dans mon élan de bonheur ; mais il était impossible de le faire avec mes doigts, sans tenailles, sans levier d’aucune espèce.

Je crois m’être levé en chancelant, pour examiner de nouveau la barrique ; je n’en suis pas sûr, tant j’étais foudroyé par la déception amère qui avait suivi ma joie ; il m’est resté néanmoins un vague souvenir d’avoir machinalement exploré le dessus du tonneau, essayé de mouvoir la caisse ; et plus consterné que jamais de l’inutilité de mes efforts, d’être revenu me coucher, en proie au plus morne désespoir.

J’ignore combien de temps dura cette nouvelle crise ; mais je me souviens toujours du fait qui dissipa la fatale influence sous laquelle je succombais, et qui me rendit toute mon activité.